Cyril Auvity : « Le masque est quelque chose qui me plaît »
Cyril Auvity, vous répétez en ce moment le rôle-titre de L’Orfeo de Monteverdi. Comment se passe le travail musical ?
Bien ! C’est très intense. Paul Agnew qui dirige le travail connaît très bien Monteverdi et cette musique, il sait exactement ce qu’il veut, avec des idées très précises. Il faut donc être très ouvert, très disponible et laisser derrière soi certaines volontés personnelles et habitudes dans ce style musical. Sa vision est très juste, il dit : « Je voudrais faire un Orfeo que Monteverdi pourrait reconnaître ». L’Orfeo s’inscrit dans la continuité de son travail sur les madrigaux. Nous sommes très axés sur le texte alors que j’avais beaucoup travaillé la vocalité. Cela entraîne pas mal de remises en question de ma propre approche. J’ai chanté beaucoup de Monteverdi, tous les pasteurs et Apollon dans l’Orfeo, j’ai donc une certaine habitude, un goût, un désir que je dois adapter. Mais tout reste extrêmement agréable car Paul et moi nous connaissons depuis 15 ans, je lui porte une admiration indéfectible et nous sommes très bons amis. Notre dialogue est donc très simple, on se dit ce que l’on pense et c’est aussi pour cela qu’il m’a choisi en Orphée.
Quelles modifications concrètes cela entraîne-t-il dans votre manière de chanter cette œuvre ?
Lorsque je travaillais la partition, j’imaginais la voix d’artistes comme Stéphane Degout pour aller vers une technique plus italienne d’émission des sons, à des années lumières de mon habitude en musique française. Avec le travail sur le texte et le coaching en italien, j’ai réalisé qu’on est beaucoup dans la retenue. Le personnage est comme un acteur qui déclamerait le texte à la Comédie Française, davantage qu’un chanteur. D’ailleurs, les critiques de l’époque félicitaient les interprètes pour avoir bien dit leur texte. C’est cela qu’ils cherchaient. Ce n’était pas ma direction initiale. Bien entendu, je n’avais pas du tout la prétention de faire ma version de l’Orfeo et je voulais me glisser très humblement dans ce que j’aime entendre chez les autres, en allant donner ce que j’ai. La vision de Paul m’oblige à remettre à plat certaines choses, parfois sans aucune difficulté (l’air “Possente spirto” par exemple est tellement écrit qu’il n’y a rien à changer dans sa vocalité), mais lorsque le récit s’exprime dans des envolées lyriques vers l’aigu et que le texte reste dans l’intime, on questionne la moindre intention vocale. C’est très intéressant d’être confronté à quelqu’un qui a autant d’idées : sur les couleurs, le sens, les références solaires d’Apollon. J’ai chanté récemment l’Orfeo avec Christina Pluhar, mais aussi avant cela dans une version scénique avec Ivor Bolton à Vienne et l’interprétation était très différente, axée sur la vocalité, la recherche de couleurs ou les dynamiques. Le texte venait après.
Quelles sont les spécificités vocales de ce rôle d’Orphée ?
Déjà, il faut une véritable agilité pour chanter les notes mais aussi pour transmettre un message fondamental (ce n’est pas comme Rossini, par exemple, où l’on répète parfois le même texte plusieurs fois). Le Possente Spirto est une sacrée paire de manches. L’air est très écrit, Monteverdi a même ajouté une partie ornée. Orfeo a énormément de texte, avec un long passage du début de l’acte III jusqu’à la fin acte V. Il faut avoir le cerveau en ébullition tout le temps, avoir une pensée et demie d’avance sur les paroles. On ne peut pas mettre la réflexion sur le mot, il faut anticiper le sentiment pour atteindre sa justesse. Sans reprise, sans variation, on n’a qu’une chance et si on est emporté par l’émotion, on est en retard. J’ai rarement été confronté à cette tension dramatique, à part peut-être avec Don Ottavio [dans Don Giovanni, ndlr], mais Mozart a aussi des réitérations. Tout cela rejoint également le travail de Paul sur la justesse du texte : on ne pense pas à la voix mais au ressenti. Dans les premières répétitions à Caen, j’ai envie de tester cette manière de rester ainsi à l'affût.
L'Orfeo de Monteverdi par Paul Agnew avec Cyril Auvity (© Lea Desandre)
Comment adaptez-vous le travail pour les salles très différentes dans lesquelles sera joué Orfeo : Théâtre de Caen (28 février), Musikverein de Vienne (2 mars), Katowice en Pologne (4 mars), Versailles (8 mars), Teatros del Canal de Madrid (10 et 11 mars) et Philharmonie (20 mars) ?
Les salles sont grandes, mais nous avons la chance d’avoir des acoustiques porteuses et les chanteurs de cet Orfeo sont des belles voix. Je pense qu’il n’y a rien à changer si la projection est bonne. Parfois, le claveciniste a pu me dire qu’il ne m’entendait pas dans les “Ohimè” (Hélas), mais je l’ai rassuré : avec le jeu, le public m’entend (comme il entend les dernières notes graves d’une basse, même lorsqu’elles sont mimées [rires]). J’ai déjà l’expérience de chanter des pianissimi qui portent, sur des airs de Cour dans des salles énormes. On m’a souvent dit que je n’avais pas la voix la plus puissante, mais qu’elle est bien timbrée. Ainsi, nous allons rester dans une musique intime, même pour le chœur des Enfers. Dans des salles aussi grandes que le Musikverein ou la Philharmonie, l’enjeu sera de créer l’intimité avec l’éclairage, la disposition, les décors et costumes que Paul a choisis.
Que représente pour vous le fait d’interpréter le personnage principal du premier chef-d’œuvre dans l’histoire de l’opéra ?
Je retrouve quelque chose de personnel dans le personnage d’Orphée. J’ai traversé La Descente d'Orphée aux Enfers (de Marc-Antoine Charpentier) avec Les Arts Florissants et j’ai enregistré des cantates d’Orphée de Clérambault et Rameau avec L’Yriade. Quelque chose me titille dans sa fragilité : il ne se rend pas compte qu’il défie les dieux, dépassé par son sentiment amoureux. Je ne cherche pas à devenir comme lui, mais je sens un lien personnel qui m’étonne. Paul Agnew me demande de le penser plus divin, tandis que je le tire vers son humanité (ce qui constitue un équilibre pour ce demi-dieu).
Cyril Auvity (© Philippe Matsas)
Cette production se fait également avec Les Arts Florissants. Comment définiriez-vous votre collaboration avec William Christie et Les Arts Florissants et comment expliquez-vous la longévité de cette association ?
Je suis un régulier des Arts Flo, mais certains chanteurs collaborent bien plus souvent que moi. Indéniablement, il se passe des choses avec Christie et avec Paul. Déjà, il faut être lucide sur le fait que c’est grâce à William Christie que je fais de la musique baroque. Quand je l’ai rencontré, je ne savais pas ce qu’était la musique ancienne, je n’en avais jamais fait. Il m’a appris tout ce que je sais sur la musique française. Je l’ai rencontré avant que le Jardin des voix n’existe, j’avais 22 ans, j’étais une véritable éponge. Ça m’avait beaucoup plu et du coup il m’a un peu façonné à ce qu’il aime entendre. Je vois bien maintenant, après 15 ans de collaboration, que mes propositions sont ce qu’il a envie d’entendre. On a fait ce parcours ensemble. J’ai fait beaucoup de petits effectifs, pas énormément d’opéra (étonnamment surtout des opéras italiens) avec lui. J’ai fait beaucoup de chœur avant d’être soliste et lui et Paul aiment que j’arrive à me mêler facilement à un petit groupe, aux spectacles avec une petite équipe dans un esprit de troupe : une ambiance qu’ils recréent en ce moment avec les airs de Cour. C’est typiquement Arts Flo, avec Christie qui joue au clavecin, nous qui proposons des choses, on peut se planter en chemin mais on arrive à des moments géniaux qui nous emportent.
La rencontre avec William Christie a ainsi été une étape fondatrice dans votre carrière et notamment la production à Aix-en-Provence du Retour d'Ulysse dans sa patrie. Cet avant-dernier opéra de Monteverdi sera donné dès la fin du mois (avec Villazón, Kozena, Watson, Gillet, Haïm, Teitgen...) sur la scène du Théâtre des Champs-Élysées que vous connaissez bien. Que ressentez-vous à l'annonce de ce spectacle ?
Plein de choses. Aucune frustration, parce que je l’ai énormément chanté. L’œuvre reste pour moi étonnante et particulière. Je l’ai interprétée plusieurs fois, dans différentes mises en scène, avec les Arts Florissants. J’étais toujours flatté que Christie me dise : « Telemaco, c’est toi ! ». J’y trouve une certaine jeunesse. J’irai assister à la production du TCE, j’ai vu une photo de Rolando Villazón en Ulysse avec Mathias Vidal en Télémaque, c’est vraiment le père et le fils ensemble. Il faudrait demander un test de paternité (rires).
Cyril Auvity chante "Del mio lungo viaggio", air de Télémaque tiré du Retour d'Ulysse dans sa patrie :
Vous chanterez Orphée aux côtés d’une autre fidèle des Jardins : la Messagère et l’Espérance Lea Desandre (retrouvez ici son interview). Qu’avez-vous ressenti lorsqu’elle a remporté le Prix de la Révélation Artiste Lyrique aux Victoires de la Musique Classique le mois dernier ?
J’étais super heureux pour elle. Elle pétille de jeunesse, d’envie, elle a tout pour elle ! Moi aussi, je suis un peu passé par là, je sais ce que peut représenter un tel tremplin. Nous avons fait un travail avec Jordi Savall pour finaliser la distribution d’Alcione, essentiellement sur notre duo. C’était la première fois qu’on chantait ensemble, mais le courant est passé tout de suite, avec beaucoup de détente. Elle va être éblouissante, belle et gracieuse. Et elle chante divinement bien.
Savall à l’Opéra, à bientôt 40 ans c’est un grand moment dans ma vie.
Précisément, vous serez à l’affiche d’un important événement du monde musical : la réouverture de la salle Favart (Opéra Comique) avec Alcione de Marin Marais (également aux côtés de Lea Desandre dans le rôle-titre). Comment appréhendez-vous cet événement ?
Le cadre événementiel de la réouverture de Favart est très important, mais je suis assez serein. La seule donnée inconnue pour moi concerne le déroulement d’une production d’opéra avec Jordi Savall. J’ai beaucoup chanté avec lui, mais uniquement en concert. J’ai même chanté une fois des extraits d’Alcione de Marin Marais, à Bordeaux avec lui et Guillemette Laurens, donc je sais ce qu’il veut dans cette musique. Mais, connaissant le personnage et sa manière de travailler, je me dois d’être extrêmement prêt : il veut tellement de choses, c’est une œuvre qu’il veut faire depuis tellement longtemps, qu’il va être en grande demande. Je vais venir avec un catalogue de propositions et le reste sera pure sérénité. D’autant que nous n’avons pas d’idées préconçues. Il y a l’enregistrement de Marc Minkowski, bien sûr, mais nous allons partir sur une découverte totale de l’œuvre. Jordi Savall va sûrement ajouter des éléments, intervertir des parties, partir de zéro. Il peut demander des choses totalement nouvelles, y compris le jour du concert, c’est arrivé de nombreuses fois. C’est assez génial de devoir rester à l’affût, Savall ne fait pas un effet pour faire un effet, mais parce qu'il est pris par la musique.
Les visiteurs d'Ôlyrix ont pu lire les comptes-rendus des deux Didon et Énée auxquels vous participiez récemment : en version de concert au TCE (à lire ici) puis dans la mise en scène spectaculaire de Cécile Roussat et Julien Lubek à Rouen (à lire là), comment adaptez-vous votre interprétation ?
J’ai beaucoup chanté Actéon et Didon et Énée ensemble, comme au TCE. Les rôles d’Actéon et du marin sont différents, le changement est évident et ne pose pas de problème. À Rouen, j’étais aussi la magicienne dans Didon et Enée et elle était un poulpe, qui entraînait une certaine vocalité et un ambitus plutôt grave.
Cyril Auvity dans Didon et Énée à Rouen par Cécile Roussat et Julien Lubek (© J Pouget)
Vous chantiez avec Jordi Savall à la Philharmonie le 18 novembre 2015, soit 5 jours après les attentats. Comment a été prise la décision de tout de même donner la représentation ?
C’était une nouvelle preuve de l’humanité remarquable de Jordi Savall. Nous étions tous bouleversés, à nous demander ce que nous faisions là. Il nous a rappelé que les gens allaient venir au théâtre, parce qu’ils ont besoin de montrer combien la vie vaut le coup d’être vécue, pour ressentir d’autres émotions que la douleur, la tristesse, la rage. C’est notre rôle d’artiste que de continuer à monter sur scène et à ne pas nous laisser faire. Les répétitions avaient eu lieu quelques jours avant, juste après les attentats et il savait toujours trouver un petit mot pour nous tous.
Vous reprendrez les Vêpres cet été au Festival de Salzbourg, est-ce que votre interprétation aura changé ?
Pour certaines choses, mais je ne sais pas s'il va me demander les mêmes intentions. Jordi n'a pas envie de s'ennuyer, il change tout le temps. De mon côté, le trio d’hommes “Duo Seraphim” change beaucoup, en fonction du collègue mais aussi avec l’âge.
Photo de Cyril Auvity (© Philippe-Matsas)
Le masque est quelque chose qui me plaît
Quels ont été les moments marquants de votre apprentissage musical ?
J'ai toujours aimé chanter, dans les chœurs d'enfants du Nord-Pas-de-Calais notamment, mais je n'ai jamais voulu devenir chanteur. Je souhaitais être professeur de Sciences physiques. En entrant à l’Université, j’ai continué le conservatoire de chant par plaisir et c’est par la force des choses que je suis devenu chanteur, dès lors que ma professeure m’a incité à faire des concours pour me confronter à d’autres personnes. Un agent est très vite venu me voir, j’ai passé des auditions et je me suis laissé embringuer en un an de temps. À partir du moment où je suis monté sur scène, c'était pour moi une évidence, surtout dans de telles conditions : avec l'Académie d'Aix-en-Provence, William Christie, la rencontre avec le théâtre par la mise en scène d’Adrian Noble. J’avais fait beaucoup d’opérette, en troupe à Charleroi pour payer mes études, mais cela n’avait rien à voir de danser un peu en tant que choriste. Le masque est quelque chose qui me plaît, plus que le concert. Je me reconnais davantage dans l'opéra même si les versions de concert offrent d’autres avantages.
Comment avez-vous déterminé votre tessiture ?
Dès le Conservatoire à Lille, il était très évident que j'étais ténor léger. Ma professeure me caractérisait ténor à la française, comme Nadir dans Les Pêcheurs de perles [de Bizet]. Tout s’est ensuite déterminé avec Christie. Il cherchait un remplaçant pour Paul Agnew qui ne pouvait pas chanter Actéon pour un des concerts. Nous avons travaillé la partition pendant une heure et demie et il m'a dit : je t'engage. C’est lui qui a été capable de me faire comprendre le sens de ma facilité en voix mixte dans la musique française.
Les Pêcheurs de Perles - La romance de Nadir - Chantée par Cyril Auvity - Révélation Victoires de la Musique Classique 2007 :Avant cela, vous ne travailliez pas la voix mixte, le fausset ?
Non, pas du tout ou pas comme ça ! C’est venu avec lui, surtout pour savoir comment travailler ainsi sans dénaturer la voix et les acquis. Il est très fort, il connaît très bien la voix et m'a tout de suite montré les mauvais chemins à ne pas suivre. C'est aussi lui qui m'a fait découvrir toute la musique française. Il a appelé les Arts Florissants avec une longue liste de partitions à me donner et je les ai toutes chantées depuis. Étonnamment -ou pas- je me suis beaucoup retrouvé dans cette musique. Mais une des difficultés est ensuite de pouvoir intéresser dans d'autres répertoires que la musique baroque française.
Quels rôles envisagez-vous sur le long terme ?
Justement, les Mozart de jeunesse comme Idoménée avec ma voix et mon émission particulière. Je suis lucide, je sais que je ne chanterai pas Rossini ni l’Opéra français romantique, mais je sens des répertoires centrés, appuyés, lyriques. Je sens que ma voix s'assouplit. Je vois que la manière dont je chante Les Indes galantes [de Rameau] maintenant est à des années lumières de ce que je faisais avec Malgoire il y a 10 ans.
Quels sont vos prochains projets ?
Alcione sera beaucoup repris. Je continuerai également les airs de cour avec William Christie, les grands motets avec Vincent Dumestre et une reprise des Indes galantes à l'Opéra de Munich. Je participerai aussi à un très beau projet d'enregistrement de La Descente d'Orphée aux Enfers avec l'Ensemble Desmarest.
Est-ce que vous vous réécoutez ?
Un petit peu. Surtout, je fais énormément confiance aux gens qui m'entourent. Je sens aussi les choses, à la fatigue, au placement.
Est-ce que vous lisez les critiques.
Euh, non (rires), sauf si on me les recommande parce qu'elles contiennent des éléments intéressants, mais certaines m'ont fait beaucoup de mal, même si elles pouvaient contenir des choses très vraies (mais que je savais déjà). Ma voix est tout de même particulière et ne plaît pas à tout le monde. Mais avec le temps, j'ai l'impression que les gens comprennent de mieux en mieux ce que je propose. Je fais toujours de mon mieux, je donne mon maximum, je ne me retiens pas, je ne fais pas semblant. Si je sens que ça ne va pas, je ne monte pas sur scène.
Est-ce que la musique suffit à votre équilibre ou bien avez-vous une passion ?
L'univers geek au sens large. J'ai déjà précommandé la prochaine console de Nintendo et j'attends le prochain Zelda (je suis un bon père pour cela). Si on va au-delà de l'aspect divertissant, on constate que cette culture populaire a des choses à dire, avec de vraies histoires et, malgré tout, un regard critique sur notre société. Comme séries, je regarde The Big bang theory, Stranger things, Game of Thrones.
Post-scriptum In memoriam : Quelques jours après cet entretien, qui portait également sur l'activité et les projets de L’Yriade, l'ensemble baroque qu'il a fondé en 2005, Cyril Auvity nous a fait part d'une très triste nouvelle concernant l'artiste Isabelle Sauveur : « notre claveciniste et amie est décédée samedi dernier [18 février]. Isabelle, avec L’Yriade, faisait partie de ma vie depuis 10 ans ! Sa perte est une tragédie. »
Cet entretien plein de vie, de passion et de musique est dédié à sa mémoire.