Armida à Montpellier : le pari sportif d’un traité sur l’Amour
L’Armida de Rossini est un opera seria difficile à traiter : le livret relate l’amour tragique du chevalier chrétien Rinaldo et de la magicienne sarrasine Armida. Mais la musique, somptueuse, reste étrangère à cette intrigue. Des passages de la Cenerentola et de la Pie Voleuse, dont les propos n’ont aucun point commun bien que composés la même année, peuvent d’ailleurs être reconnus dans la partition (Rossini pratiquant couramment le recyclage de ses compositions). Face à cette incohérence, Mariame Clément, qui signe la mise en scène, décide de placer l’action dans un monde abstrait, convoquant différentes esthétiques, différentes époques, différents styles, comme elle l’explique dans l’interview accordée il y a quelques jours à Ôlyrix (à lire ici).
Armida par Mariame Clément (© Marc Ginot)
Ces idées se télescopent dans le premier acte, rendant l’intrigue qui y est dense, difficile à suivre. Des chevaliers en armure pénètrent dans un stade d’athlétisme. Le spectateur comprend que ces croisés assiégeant Jérusalem s’adonnent au pillage et au viol : une poupée en plastique figurant leur victime passe de bras en bras dans une scène revêtant une grande violence. Ayant perdu leur chef, ils décident de le remplacer par leur héros, Rinaldo, ce qui provoque la jalousie de Gernando. Provoqué, Rinaldo, au sommet de sa gloire et vêtu d’un maillot de football floqué d’un numéro 10 tue alors son rival d’un coup de tête dans la poitrine, dans une allusion à la chute de Zidane, héros moderne n’ayant pas supporté la pression de la gloire ultime. Entre temps arrive Armida, que cette mise en scène dépouille de toute magie : seul son pouvoir de séduction met les guerriers à ses pieds, les faisant danser (littéralement) à ses ordres. La magie qu’elle convoque pour délivrer Rinaldo est ici remplacée par son oncle, le chef des Sarrasins Idraote, qui surgit armé de kalachnikovs. Les deux actes suivants sont plus recentrés, sur l’amour qui unit le couple central, protégé par le clone de Rinaldo, le maléfique Astarotte, au cours d'un deuxième acte qui se termine par un portrait du couple entouré des nymphes qui occupent le ballet, puis sur le retour à la réalité, lorsque Rinaldo est ramené à la raison par deux camarades et quitte une Armida déchirante. Ce troisième acte, plus sobre scéniquement, laisse toute sa place à une musique époustouflante.
Karine Deshayes dans Armida (© Marc Ginot)
Karine Deshayes interprète le rôle-titre pour la première fois. Magnifique et très applaudie, elle dévoile des vocalises légères et un vibrato régulier, qui exaltent une partition exigeante, faisant appel à des aigus d’une grande pureté qui virevoltent et trouvent une conclusion dans un registre grave dramatique. Ce ton déchirant lui permet d’offrir un final de l’acte I envoûtant et une conclusion de l’opéra absolument déchirante, au cours de laquelle elle se traîne aux pieds de son amant afin d’essayer en vain de le retenir auprès d’elle. C’est dans un véritable cri de vengeance, après quelques sanglots émis sans entorse au bel canto, qu’elle conclut l’opéra avec brio. Face à elle, Enea Scala est un Rinaldo au port fier et au physique d’athlète, que ce soit dans son armure (dont la cotte de maille pèse à elle seule une vingtaine de kilos) ou dans son maillot de football. Si ses vocalises manquent d’assise, il dispose d’un vibrato ample dans l’aigu, rapide et vaillant dans les graves, ainsi que d’une voix chaude et charnelle dans un registre barytonnant, très sollicité pour ce rôle, qui lui sied à merveille. Sa voix cuivrée dans l’aigu est en revanche souvent forcée, ce qui le pousse à des défauts de justesse dans certains passages. Les deux chanteurs offrent de magnifiques duos, notamment dans l’acte I, où leurs voix s’enlacent dans un souffle interminable, ou dans un acte III qu’ils portent à bout de bras.
Karine Deshayes et Enea Scala dans Armida (© Marc Ginot)
Edoardo Milletti incarne le traître Gernando à l’acte I, puis le compagnon de Rinaldo Ubaldo à l’acte III, d’une voix voilée dans les premières scènes, puis qui s’éclaire au fil de l’opéra. Manquant de puissance, il dévoile pourtant un timbre gracieux, un bel aigu tenu et de jolies vocalises qui pourraient gagner en fluidité. Concentré sur la difficulté vocale de son rôle, il transmet peu les sentiments de fureur et de jalousie de son personnage. Il offre un beau duo à l’acte III avec le Carlo (l’autre compagnon de Rinaldo) de Dario Schmunck, qui interprète également le Commandant Goffredo à l’acte I. Lui aussi est régulièrement couvert par le chœur ou par l’orchestre. Son timbre agréable et sa diction déterminée lui permettent toutefois de produire de beaux airs. Eustazio (le frère de Goffredo) est chanté par Giuseppe Tommaso, tandis que Daniel Grice incarne le double-rôle d’Idraote (l’oncle d’Armida) et d’Astarotte d'une voix affirmée bien qu'en difficulté sur certains graves.
Armida par Mariame Clément (© Marc Ginot)
Le Chœur de l’Opéra offre une prestation remarquable, tant dans la puissance que dans l’implication scénique. L’Orchestre national Montpellier Occitanie est dirigé par Michele Gamba : il propose une montée en puissance, démarrant par une ouverture pesante et manquant de nuance pour aboutir à un troisième acte coloré et vibrant. Cette apothéose finale permet au public d’oublier les quelques huées entendues à la fin de l’acte II, pour offrir un tonnerre d’applaudissements à l’ensemble des protagonistes.