Rameau et Mahler pour Les Siècles des Siècles
Ce nouveau programme musical réunit en effet au cours d’une même soirée la suite des Indes galantes (1735) de Rameau sur instruments baroques et Le Chant de la Terre (1907) de Gustav Mahler sur instruments allemands et viennois de 1900. La tournée commence ce lundi 18 mars à Zurich, et se poursuit le lendemain à Bern, le surlendemain à Genève, le 22 à Metz et le 23 à l’Atelier Lyrique de Tourcoing (dont François-Xavier Roth est le Directeur). Le 25 mars, rendez-vous au Théâtre des Champs-Élysées (l’autre lieu de résidence des Siècles, avec Tourcoing), avant le Festival de Pâques d’Aix-en-Provence le 27 mars.
François-Xavier Roth nous présentait ce programme notamment en vue de ce concert aixois (l’article est à retrouver ici) et nous avons également échangé sur cette tournée avec le ténor qui entonnera Le Chant de la Terre (en compagnie de Marie-Nicole Lemieux), Andrew Staples.
Et dès la première ‘rencontre’ avec cette pièce, se dessinait déjà pour lui l’enjeu d’une interprétation historiquement informée, reliant donc un fil avec Les Siècles, sur plusieurs décennies :
« En 2003, on m’a proposé de chanter cette œuvre en concert, à Chicago. A l’époque, je chantais beaucoup de Bach, de Mozart, j’étais encore étudiant et je disais oui à tous les projets. J’ai toutefois écouté un enregistrement du Chant de la Terre, celui avec Otto Klemperer, Christa Ludwig, Fritz Wunderlich. J’ai mis les écouteurs, j’ai entendu, j’ai eu un effet wow et j’ai dit à mon interlocuteur que je reviendrai vers lui,... sans doute dans 15 ans ! C’était un rendez-vous aussi avec la maturité.
Chanter Mahler
J’y suis en fait revenu 10 ans plus tard, mais pour le chanter d’abord dans une version chambriste, dans un petit festival de musique d’un de mes amis, près de Bolzano, avec le chef Philipp von Steinaecker. Comme François-Xavier Roth, il comprend profondément l’interprétation informée, authentique (avec instruments d’époque). Mahler se chante ainsi avec un lyrisme qui a aussi des racines Belliniennes ! Bien sûr, il faut déployer un grand volume et une couleur qui traverse un grand orchestre, mais tout doit rester du chant : ni de la gymnastique ni du cri. Techniquement, si vous arrivez à chanter le premier Lied sans que votre cœur n’explose dans votre poitrine alors vous savez que vous êtes prêt pour chanter ce cycle.
Une histoire rapportée veut que si Mahler avait entendu cette œuvre (Le Chant de la Terre a été créé le 20 novembre 1911, Mahler était mort le 18 mai précédent), alors il aurait changé l’orchestration. Je n’y crois pas, car il a entendu bien d’autres choses qu’il nous demande de chanter ! Il a certainement eu la chance de travailler avec des ténors et des chanteuses d’exception (pour s’en convaincre, il n’est qu’à considérer sa Symphonie n°8 : la “Symphonie des Mille”).
Instruments d’époque
Chanter avec des orchestres d'époque permet aussi de revenir à un chant, à une vocalité qui rende les pleines significations du texte et du propos. Lorsque le volume sonore augmente, les options d’expressivité se réduisent et, trop souvent, l'auditeur associe le volume sonore à la force, à la colère. Je suis donc ravi de retrouver avec cet orchestre la beauté originelle dans la musique de Mahler qui est aussi extatique (d’autant que ma partie est plus démonstrative tandis que la mezzo-soprano a une musique bien plus belle). Il faut trouver les couleurs, y compris dans les extrêmes des tessitures et des volumes, et des passions : c’est ce que trouve ‘Wunderlich’, c’est ce que nous cherchons avec des instruments d’époque. Tout est honnête, chaleureux, ouvert, rien ne semble coûter le moindre effort.
C’est aussi la raison pour laquelle je chante souvent Mahler. L’usage modèle aussi l’objet : depuis que je chante cette pièce, depuis que j’ai pu interpréter Mahler, parfois 20 fois en quelques semaines (en intercalant des Peter Grimes), j’ai rendu cela possible, physiquement. Et pour les dix prochaines années, je sens que ma voix est assez puissante et souple à la fois pour chanter Mahler (qui demande parfois presque des récitatifs, pianissimo, des fils d’argent).
Depuis, j’ai eu la chance de la chanter régulièrement et en tournée avec les plus grands chefs dont Daniel Harding, Simon Rattle, Philippe Herreweghe également au Théâtre des Champs-Élysées en mai 2022… et désormais François-Xavier Roth.
Ce sera ma première collaboration avec Les Siècles et François-Xavier Roth, je suis fasciné d’avance d’entendre leur son sur les instruments de l’époque de Mahler. J’essaye de m’imaginer les couleurs musicales mais je n’y parviens même pas d’avance ! Depuis que cette série de concerts a été décidée, je compare les sonorités des différents orchestres (modernes ou baroques) avec lesquels je chante, pour m’imaginer ce que pourra donner le fait de chanter avec les instruments du lieu et de l’époque.
Et le fait que dans un même concert soient interprétés Les Indes galantes en suite orchestrale avant notre Chant de la Terre est une grande source d'inspiration. Tout ce qui précède une œuvre influe sur l'œuvre. C’est d’autant plus important que nous ne pouvons pas agir sur le contexte émotionnel dans lequel l’auditeur arrive au concert (peut-être vient-il de sa fête d’anniversaire, peut-être a-t-il récemment été à des funérailles, pour prendre deux extrêmes). Par extension : ce que le public entend avant d’entendre Mahler change profondément le contexte de perception. Je n’ai jamais vu un concert Rameau / Mahler mais j’ai fait Bach / Mahler, ou Britten / Mahler. J’ai donc vu (ce) que le contexte changeait, mais pas encore comment il changeait avec ce duo particulier de compositeurs. J’en suis impatient !
Partager la scène avec Marie-Nicole Lemieux
J’aurai aussi la joie de retrouver Marie-Nicole Lemieux. Nous n’avons chanté qu’une seule fois ensemble : Roméo et Juliette de Berlioz (en novembre 2022 au Victoria Hall de Genève et au Théâtre de Beaulieu à Lausanne). Dans cette Symphonie dramatique déjà, nous chantions chacun notre tour (comme dans Le Chant de la Terre). Elle est une personnalité et une voix fantastique, extraordinaire, incroyable. Je suis impatient de l’entendre chanter et de faire ce voyage en sa compagnie.
Dans une pièce telle que celle-ci, se tisse une véritable interaction entre les deux solistes : à l’opéra souvent quand vous ne chantez pas vous pouvez aller en coulisses. Ici, quand vous ne chantez pas vous êtes présent à écouter l’autre, dans un engagement méditatif d’une puissance extrême. C’est presque un état onirique (j’ai d’ailleurs des idées très créatives durant ces moments uniques).
Cet état est aussi stimulé par le lien entre ce texte et cette musique. La plupart de la poésie que je chante en allemand est soit biblique (notamment avec Bach) ou bien de grands poètes allemands (Heine, Rückert, Goethe, etc.), mais ce texte-ci est de l’ancienne poésie chinoise de la dynastie Tang traduite vers l’allemand (et que j’ai traduite en anglais pour la comprendre pleinement). Je ne chante ni ne connais aucune autre pièce de ce genre. Si la poésie est aussi l'ambiguïté du sens alors chaque mot de cette œuvre est poésie mystique, invitant à comprendre mieux ce que Mahler pense et veut dire. C’est aussi ce qui rend chaque interprétation et chaque performance de cette pièce fascinante : de nouvelles images surgissent à chaque interprétation, dans chaque lieu d’exécution.
La tournée
Et à ce titre, nous sommes gâtés avec cette belle tournée. J’adore justement “tourner” des programmes, c’est très bon pour les musiciens et pour la compréhension d’une pièce. En répétant quatre jours dans un même lieu et en y faisant deux concerts, on pense parfois avoir compris comment une pièce fonctionne, mais si vous emportez aussi avec vous cette pièce dans un autre lieu à des centaines de kilomètres de là, dans une salle qui demande une autre balance, alors on perçoit la pièce d’une manière bien différente : on en apprendre bien davantage, encore et toujours sur la pièce. Plus vous connaissez une pièce, plus vous avez d’options pour l'interpréter, mais plus vous avez d’options pour interpréter une pièce, plus vous la connaissez.
C’est d’ailleurs d’autant plus appréciable qu’il est de plus en plus difficile de faire de telles tournées (non seulement pour des raisons économiques, mais aussi pour nous au Royaume-Uni en raison du Brexit). Et cette tournée Rameau / Mahler mènera même jusqu’à un enregistrement (à l’issue de la tournée, à La Seine Musicale). Or, je l’avoue, j’aime aussi les microphones : ils ne rendent pas seulement le son plus fort, ils étendent votre gamme expressive vers les nuances plus ténues. Je fais aussi beaucoup de films et de photographies. Enregistrer ainsi, c’est comme changer la vitesse d'obturation sur un appareil : cela renforce les détails dans les ombres. J’espère donc qu’employer des instruments d’époque apportera justement, et en concerts et en enregistrement, ces nouveaux contrastes, ces nouvelles nuances, de nouvelles couleurs qui vont justement permettre de redécouvrir cette pièce : comme des Lieder (des mélodies, mais aussi des chansons) et non pas comme une montagne symphonique.
À qui ne connaît pas Mahler je recommande de commencer par cette pièce : pour son énergie. Jusqu’à la fin, jusqu’à l’Adieu vous êtes emportés à travers tout le cycle de l’univers et de l'émotion : depuis un chant à boire jusqu’à la métaphysique de l'existence. C’est l’une des plus fantastiques heures de musique que vous puissiez (vous) offrir. J’invite donc les spectateurs à venir avec des oreilles et un esprit ouverts et actifs, pour faire ce fantastique voyage en compagnie de Mahler. »