Nicole Car avant Simon Boccanegra à Bastille : "du bonheur à l’état pur"
Nicole Car, pouvez-vous nous parler de vos débuts et des grandes étapes de votre carrière ?
Je suis australienne et j’ai commencé au Sydney Opera House, dans le cadre de l’Atelier pour les Jeunes Artistes. Mes débuts sur scène ont d’ailleurs eu lieu là-bas, en Micaëla dans Carmen en 2011.
Je suis restée deux ans dans l’Atelier puis j’ai fait mes débuts américains à Dallas en 2013. Ensuite est venue une étape importante : j’ai passé le concours Neue Stimmen en Allemagne, que j’ai eu la chance de gagner, ce qui a lancé ma carrière en Europe, et notamment au Royal Opera House de Londres, à nouveau avec Micaëla. Par la suite, j’ai énormément chanté le rôle de Tatiana dans Eugène Onéguine, par exemple pour mes débuts à Paris en 2017, et je suis tombée amoureuse de cette ville puisque cela fait maintenant sept ans que j’y habite avec bonheur.
Vous vous apprêtez à interpréter Amelia Grimaldi dans Simon Boccanegra de Verdi à l’Opéra de Paris, une prise de rôle pour vous. Pouvez-vous nous parler du personnage ? Vous sentez-vous proche d’elle sur le plan humain ?
C’est un personnage très intéressant, car je comprends bien sa psychologie, qui est plus complexe qu’on ne pourrait le croire au premier abord : certes elle est jeune, mais elle est très intelligente, elle a un esprit très ouvert, impliquée par plein d’aspects différents de la vie. Et surtout, elle comprend très bien les enjeux politiques qui se jouent autour d’elle. Si on considère les femmes de cette époque, dans l’opéra en général, elles sont souvent ingénues, alors qu’Amelia ne l’est pas du tout. Elle est forte de caractère et très tacticienne, d’ailleurs Verdi avait compris cela des femmes aussi, ses héroïnes ne sont jamais faibles. Pour moi, c’est un vrai plaisir de l’incarner.
Vocalement, Amelia Grimaldi est un rôle parmi les classiques pour les sopranos verdiennes. Quelles sont les difficultés spécifiques de ce rôle ?
Quand on pense à Amelia Grimaldi, on imagine un rôle léger, mais c’est un emploi de soprano lyrique assez lourd finalement : l’orchestre joue intensément, l’orchestration est large, il y a énormément de scènes avec le chœur, donc il faut une voix bien placée et puissante pour en venir à bout sans fatigue. J’arrive à la fin de la trentaine c’est le bon âge pour moi pour aborder ce type de répertoire, je chanterai également bientôt Desdemona, Amelia dans Un Bal masqué, les grands rôles verdiens qui approchent m’enthousiasment énormément, et Amelia Grimaldi est véritablement un rôle de transition vers ces emplois plus spinto…
Pourquoi avez-vous dû renoncer à ce rôle d'Amelia en 2016 à Bordeaux ?
Je pense que je n’étais pas prête vocalement à l’époque et mon agent était d’accord avec moi, et ça tombait en même temps qu’un autre projet à Londres avec Dmitri Hvorostovsky, donc pas de regrets de ce côté-là.
Vous avez probablement écouté les grandes interprètes qui ont chanté le rôle d’Amelia Grimaldi avant vous ? Qu’en avez-vous retiré comme enseignement ?
J’essaye d’écouter beaucoup d’autres interprètes car chaque chanteuse apporte certains détails, des respirations, des nuances qu’il est toujours utile de noter, même si à vrai dire avec Verdi tout est écrit avec précision dans la partition, qui se suffit à elle-même. J’ai discuté avec des titulaires du rôle, notamment pour discerner des difficultés spécifiques, car Amelia ne quitte pratiquement pas la scène à partir de son entrée au premier acte jusqu’à la fin de l’œuvre, et nous avons évoqué ces questions d’endurance vocale, même si en général quand j’aborde un rôle, bien entendu, j’y mets essentiellement du mien vocalement et humainement.
Comment abordez-vous le travail scénique avec un metteur en scène comme Calixto Bieito ? Avez-vous eu l’occasion de voir sa mise en scène de la production ?
En voyant les captations de la précédente série à l’Opéra de Paris, j’ai mis un peu de temps à bien comprendre la perspective de Bieito : il y a tellement de choses qui se passent en même temps sur scène, entre les projections vidéos, le bateau en lui-même qui est un élément central, etc… Mais finalement tout son travail est axé sur ce qui se passe dans la tête des protagonistes et notamment dans la tête de Simon Boccanegra et cette idée me séduit beaucoup. En plus, il a pris le parti de concevoir une Amelia forte, et le fait de tout rejouer dans l’esprit de Simon donne une dimension supplémentaire au personnage qui me plaît beaucoup.
Comment gérez-vous l’interaction entre Amelia et Paolo Albiani vu qu'il est interprété par votre époux Étienne Dupuis ?
En vérité, j’adore ça [rires] ! Il nous arrive souvent de chanter ensemble, et comme il est baryton, nous ne sommes jamais amoureux sur scène, plutôt souvent opposés. Cela nous permet d’en rire après les représentations, et on peut se permettre des choses et des expressions qui relèvent de l’intime. En plus, on se fait mutuellement des retours quand on est sur la même production, ce qui est très précieux, et puis ça fait un petit moment que nous n'avons pas chanté ensemble, donc on est heureux de se retrouver sur cet opéra ! C’est un vrai plaisir de le voir chanter Paolo Albiani, j’adore quand il joue les méchants, car dans la vie c’est quelqu’un de très gentil…
Avez-vous pu voir ou entendre l’incarnation de Ludovic Tézier en Simon Boccanegra et qu’attendez-vous du fait de chanter avec lui ?
C’est du bonheur à l’état pur pour plusieurs raisons : déjà il est très gentil, il donne beaucoup sur scène, il est très sûr de son personnage, il connait bien la production, on a beaucoup parlé psychologie entre nos deux personnages de père et fille et ça m’a beaucoup aidée à trouver des points d’appui pour affiner le caractère d’Amelia. Et en plus c’est un des meilleurs barytons verdiens actuellement, et dans ce sens c’est un apprentissage pour moi…
Pouvons-nous évoquer les autres rôles verdiens que vous avez abordés ?
J’ai adoré chanter Luisa Miller, c’est un rôle idéal pour aborder Verdi. En ce qui concerne Leonora dans Le Trouvère, j’avais beaucoup travaillé ses airs plus jeune, ce qui m’a bien aidée. Par contre, Traviata c’est fini pour moi, c’est trop léger désormais et il y a plein de chanteuses qui peuvent la chanter mieux que moi aujourd’hui. Mais de manière générale, Verdi et le répertoire italien, notamment Puccini, me conviennent vraiment bien, et puis j’aime beaucoup la diversité des personnages dans chaque livret : cela donne des dimensions au jeu d’acteur et rend les interprétations plus faciles, car tous les personnages, même les personnages secondaires, ont une vraie dimension dramatique.
En ce qui concerne le rôle d'Elisabetta, j’espère le rechanter souvent. J’ai déjà trois productions à mon actif et j’en ferai une autre la saison prochaine. La première fois, c’était la version en cinq actes (en italien) ici à Paris avec Krzysztof Warlikowski. Je pense que désormais, avec mon bagage verdien supplémentaire (Desdemona, Amelia du Bal masqué, etc…) j’aborderai mes prochaines Elisabetta avec une voix qui a évolué vers plus de largeur et plus d’assurance.
Y'a-t-il un plaisir particulier à chanter les autres compositeurs que vous avez abordés comme Mozart ou Tchaïkovski ?
J’ai commencé, comme beaucoup de jeunes chanteurs, avec Mozart, ce qui est logique : c’est bon pour la voix et on n'est jamais en danger avec Mozart. Et Fiordiligi, Donna Elvira, la Comtessa étaient des belles étapes dans ma carrière. Maintenant, je ne pense pas que j’y reviendrai souvent, comme Tatiana, et je les vois plus comme des rôles de jeunesse plutôt que de maturité.
J’aimerais chanter Iolanta, et aussi le répertoire tchèque. D’ailleurs je vais chanter ma première Rusalka la saison prochaine ! J’ai une affinité certaine avec le répertoire d’Europe centrale car mon père est croate, et même si je ne parle pas croate, il y a quelque chose dans mon corps et dans la construction de mon visage qui me donne une affinité certaine avec ce répertoire, vocalement et musicalement.
Dans votre carrière, vous avez aussi beaucoup abordé le répertoire français. Quelles sont vos affinités avec ce répertoire ?
J’adore Massenet, j’ai adoré chanter Thaïs ou Hérodiade dont je viens de finir un enregistrement. Malheureusement, je n’ai jamais eu l’occasion de chanter Manon, qui est trop légère désormais pour moi. J’ai une passion pour le répertoire français car j’adore la langue, le style, le répertoire, j’ai beaucoup chanté Marguerite, Micaëla, ou Blanche de la Force dans les Dialogues des Carmélites qui est un personnage incroyable, un vrai bonheur à chanter surtout dramatiquement et psychologiquement. C'est magnifiquement écrit et j’aimerais le refaire !
Pouvez-vous nous parler de vos projets pour les saisons à venir et notamment d’éventuelles prises de rôles qui vous tiennent à cœur ?
Beaucoup de prises de rôles arrivent à l’horizon… C’est à la fois excitant et un peu effrayant car il faut les apprendre et tout arrive un peu en même temps. Desdemona, Amelia dans Ballo, Tosca, Mazeppa, Rusalka…
Pour moi, certes les rôles sont importants, mais par-dessus tout, ce sont les maisons dans lesquelles je travaille qui comptent, pour la qualité des productions, le professionnalisme des équipes : ici à Paris, mais aussi à Munich ou à Vienne, qui sont des endroits où j’adore travailler. Je suis à un point dans ma carrière où plein de portes s’ouvrent, et c’est une chance incroyable, donc je vais tâcher de surfer sur le haut de la vague sereinement [rires]…