Jean Bellorini metteur en scène de David et Jonathas au TCE : "Le passé et le présent se mélangent perpétuellement"
Jean Bellorini, comment est né ce projet de collaboration avec l’Ensemble Correspondances et avec Sébastien Daucé et pourquoi avez-vous accepté de mettre en scène cet ouvrage ?
au service du chef et de la musique et du livret
Très concrètement, c’est Sébastien Daucé qui a eu l’envie de monter cette œuvre, et il se trouve que Patrick Foll, le Directeur du théâtre de Caen, qui avait par le passé accueilli et co-produit plusieurs de mes spectacles, voulait programmer cette création. C’est donc la conjonction de ces deux volontés qui m’ont porté sur ce projet. Je ne connaissais pas très bien l’œuvre de Charpentier, j’étais plus allé du côté de Cavalli.
Ce n’est donc pas un projet qui vient de moi, et ça tombe bien car dans un projet d’opéra, je suis vraiment au service du chef et de la musique et du livret, beaucoup plus qu’au théâtre, où c’est moi qui prends la parole. Dans cet opéra, on est au service d’une remise en vie de la musique de Charpentier, et plus on l’écoute, plus on tombe amoureux de cette musique. Très vite, j’y ai vu une dimension sacrée, comme s’il s’agissait d’une longue prière, il y a un rapport à la mort et à l’au-delà qui m’a interpellé tout de suite dans cette œuvre.
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Comment abordez-vous l’opéra en général par rapport à une production théâtrale et plus spécifiquement l’opéra baroque, et avez-vous une manière particulière de traiter un sujet biblique comme celui-ci ?
Au théâtre, je suis le chef d’orchestre qui fait écouter la langue de l’auteur et qui maîtrise le rythme du spectacle, alors qu'à l’opéra c’est le contraire : c’est le chef d’orchestre qui donne le rythme et la pulsation, mon travail est plus dramaturgique, et se focalise sur la scénographie et sur la lumière, qui concrétisent la mise en scène. Surtout j’essaye toujours d’être à l’écoute de la sensibilité du chef, pour traduire comment Sébastien Daucé en l’occurrence veut faire entendre cette musique. Pourquoi est-ce qu’on chante quelque chose qu’on pourrait simplement dire ? Je me pose souvent la question, et ma conclusion c’est qu’on chante quand on n'a plus les moyens de dire les choses normalement, tellement le sujet est douloureux ou intense. L’opéra est une forme de vie augmentée. C’est “anormal” de se mettre à chanter, je le dis souvent aux chanteurs, on est là pour traduire quelque chose qui va au delà de la normalité.
Comment la musique de Marc-Antoine Charpentier a-t-elle influencé votre conception de la mise en scène ? Est-ce que la disparition du texte du Père Chamillard qui faisait office de tissu narratif lors de la création en 1688 a été un problème pour vous ?
On s’en est complètement affranchis en essayant le plus possible de rendre l’interprétation du sujet aujourd’hui, ici et maintenant. Dans ce travail, je suis une sorte de trait d’union qui rend vivant ce qui a été écrit il y a plusieurs centaines d’années. La perte de ce texte m’a permis plus facilement l’insertion de mots et de situations non écrites, comme une sorte de "déculpabilisation" même si le terme est maladroit.
Comment abordez-vous ce type de production en particulier en terme de scénographie et de lumière qui sont des éléments essentiels de votre travail ?
Il s’agit de participer à une grande rêverie avec ce couloir très contemporain. Ce couloir, ça peut être ce que le spectateur veut y voir : un hôpital, une prison, une salle d’attente, peu importe. En tout cas je voulais que cette partie de la scène soit éclairée avec une lumière très crue, par contraste avec ce qui se passe en-dessous, c’est à dire c’est ce qui se passe à l’intérieur du crâne de Saül : une sorte de projection mentale onirique avec des obsessions et des apparitions, comme des rêves qui reviennent en boucle, sans qu’on sache vraiment si c’est la première fois ou bien une énième nuit qu’il revit les atrocités qu’il a lui-même enclenchées.
Quelle est la dimension actuelle d’une œuvre comme David et Jonathas, que vous semblez avoir ancré dans un monde plus contemporain que celui du livret ?
C’est une question particulièrement intéressante vu qu’on a commencé les répétitions quelques jours avant le début de la guerre entre Israël et la Palestine. Dans toute la préparation, j’avais pour but d’axer mon travail sur la défaite d’un tyran et le désenchantement d’un homme qui se sent tout-puissant. Au début, je pensais plutôt à la guerre en Russie, sans bien sûr vouloir faire d’allusion directe, il ne s’agissait surtout pas de raconter la folie de Poutine, mais on doit entendre une résonance. Ce livret traite de la guerre entre les Israélites et les Philistins (en Palestine) : est-ce que les artistes ressentent le monde au point qu’ils le traduisent en anticipation ou bien est-ce qu’ils le traduisent de manière postérieure avec leur sensibilité ? Je ne sais jamais ce qui vient en premier, mais en commençant les répétitions, je pensais à ce monde qui explose. Quand on entend ces personnages se battre comme aujourd’hui, tout mon propos, bien avant les évènements du 7 octobre en Israël, c’est de donner la parole et de réhabiliter les oubliés et les humanités singulières qui subissent les horreurs de la guerre.
comment peut-on continuer à s’aimer ?
L’ouvrage traite aussi de la beauté de l’amitié inconditionnelle entre David et Jonathas et de leur rapport au monde et je voulais aussi parler de cet aspect : comment fait-on pour vivre aujourd'hui, sans s’enfermer dans une bulle coupée du monde et pour observer le monde en y participant ? Ce paradoxe total est inscrit dans l’œuvre et je voulais le raconter, avant même de raconter la guerre. L’amitié entre ces deux êtres qui s’aiment avec force et humanité… La bonté est rarement traitée au théâtre : comment participe-t-on au monde et comment est-on positionné et assigné à des idéologies différentes, et malgré cela, comment peut-on continuer à s’aimer ?
Pourquoi avoir choisi, parmi les personnages principaux de l’ouvrage, d’axer votre mise en scène sur la folie de Saül et un internement psychiatrique ?
Finalement, cette œuvre parle surtout de la mort, et de celle de Jonathas en particulier, c’est pourquoi j’ai voulu recentrer le drame à l’intérieur du rêve ou plutôt du cauchemar de Saül qui a condamné son fils à se faire tuer : comment peut-on continuer à vivre en supportant ce poids ?
Saül lui-même dit à plusieurs reprise dans le livret “Où suis-je ?” Dans chaque acte, il revient à ce questionnement, donc je n’ai rien inventé, ce n’est pas une mise en scène plaquée, puisqu’il dit lui-même qu’il ne sait plus où il est, ni comment il en est arrivé là. Il y a là un rapport au cauchemar, et pour moi, comme tout ce qui est chanté est de l’ordre de l’irréel, c’est ce qui a eu lieu qui réapparait dans son esprit. D’où l’intervention de la comédienne Hélène Patarot, qui est un personnage sans définition précise, elle peut être aide-soignante, infirmière ou visiteuse de prison, peu importe puisque le tyran est enfermé dans un lieu indéfini. On peut même imaginer que Saül est simplement enfermé dans son corps. Dans l’œuvre il se suicide, moi je pense qu’il n’en a pas eu le courage et qu’il revit ses évènements passés en boucle, enfermé dans sa folie.
Quel a été votre ressenti lors des précédentes représentations et avez-vous ressenti le besoin de modifier des aspects de votre mise en scène en cours de travail pour cette reprise au TCE ?
l’anamnèse de Saül
Fondamentalement je n’ai rien changé depuis la création, ce rapport entre les vivants et les morts, entre le vrai et le faux, tout cet aspect tient aussi grâce au travail de Cécile Kretschmar avec les masques comme des visages floutés, un univers fait de pantins inanimés. On ne sait pas ce qui est le plus animé, est-ce le souvenir de Saül ? Ce spectacle, si on veut le résumer en deux mots, c’est vraiment l’anamnèse de Saül. Le passé et le présent se mélangent perpétuellement, et cela n’a pas bougé depuis la création.
Est-ce que les dimensions de la scène du TCE correspondent à ce spectacle ?
Je n’ai encore jamais travaillé dans cette magnifique salle. La création a Caen nous a permis, vu la grandeur du plateau, de donner une vraie dimension spatiale à l’œuvre, mais ce n’est pas une salle d’opéra donc il fallait jouer avec une acoustique moins flatteuse. À Nancy l’acoustique était idoine mais les dimensions un peu plus serrées qu’à Caen. Du coup je pense qu’au Théâtre des Champs-Élysées nous aurons ces deux éléments, espace et son, réunis avec un très bon équilibre.
Pouvez-vous évoquer brièvement votre travail de metteur en scène d’opéra et les productions qui vous ont marqué par le passé ?
Les aventures passées étaient surtout des collaborations marquantes et des rapports à des chefs d’orchestre (Emmanuelle Haïm, ou Leonardo García Alarcón), qui sont des artistes que j’aime profondément. C’est le hasard de ces rencontres qui a fait que mon travail s’est porté sur le baroque, grâce à l’écoute de leurs goûts.
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Quels sont vos projets futurs en ce qui concerne l’univers lyrique ?
Mes futurs projets sont surtout théâtraux, il y a bien des envies concernant l’opéra mais pour l’instant rien de concret ou de signé.