Karol Beffa, compositeur en résidence musicale aux Invalides : rétrospective et perspectives
Résidence au long cours
« Que Christine Dana-Helfrich m’ait choisi –très en amont, dès 2018– pour être l’un des compositeurs en résidence de cette saison aux Invalides, avec à la clé quatre concerts où ma musique sera jouée entre novembre 2022 et février 2023, me rend très heureux. Je suis un habitué des Invalides, comme interprète et comme compositeur, et aussi comme simple auditeur, que ce soit à la Cathédrale ou au Grand Salon. L’un de mes tout premiers souvenirs de musicien aux Invalides remonte à mes 21 ans. J’interprétais dans la Cathédrale le Deuxième Concerto de Beethoven avec orchestre, une œuvre dont le premier et le troisième mouvements sont assez virtuoses. Ressentant un peu le trac avant d’entrer sur scène, j’ai misé sur la méthode Coué en me faisant cette réflexion en forme d’auto-persuasion : "L’œuvre est loin d’être facile, alors si en plus tu as le trac !" L’angoisse s’est dissipée presque instantanément.
La résidence qui m’est offerte pour la saison 2022-2023 est de surcroît une rétrospective, ce qui me touche d’autant plus que je n'ai pas encore cinquante ans. Il se trouve que je connais bien, voire très bien, une grande partie des interprètes qui vont jouer ma musique à cette occasion. Certains pour avoir été les créateurs des œuvres qui seront données, d’autres pour m’avoir fait bénéficier de leurs conseils avant ou après les dates de création. Tous sont d’excellents musiciens. On dit parfois que la musique est une grande famille et, si l’expression a beau être un peu galvaudée, elle prend en l’occurrence tout son sens, dans la mesure où une et parfois deux générations séparent les plus jeunes des plus âgés parmi les interprètes qui participent à cette saison de concerts.
"Du Diable boiteux à l’Enchanteur", ouverture du cycle le 21 novembre 2022 au Grand Salon
Au concert du 21 novembre 2022, deux de mes œuvres seront jouées : Gravitations (2008) pour clarinette seule, et Vertigo (2020) pour clarinette et quatuor à cordes. C’est à ma connaissance la première fois que le recueil des cinq pièces qui composent Gravitations sera donné dans son intégralité. Dans les mouvements les plus véloces de Gravitations, j’ai cherché à tirer parti du fait que la clarinette est, avec la flûte, un instrument des plus agiles. Ses caractéristiques rappellent par ailleurs la voix humaine, avec une très nette différenciation des registres : le velouté du chalumeau dans le grave, un médium assez neutre qui se prête à des nuances extrêmement variées, et enfin des aigus pénétrants, parfois presque perçants, particulièrement propices aux démonstrations virtuoses de l’instrument. Pierre Génisson, qui interprétera la pièce, peut tout jouer, c’est un surdoué de l'instrument. Et c’est toujours un plaisir de travailler avec lui car il devine les moindres intentions du compositeur et réagit instantanément aux observations qu’on peut lui faire.
Le 21 novembre, Pierre sera rejoint par le jeune Quatuor Zaïde, un quatuor que j’ai déjà eu l’occasion d’apprécier au concert mais avec qui je n’avais encore jamais eu la chance de travailler. Tous les cinq assureront la création parisienne de mon quintette Vertigo. Ce titre est un clin d'œil à Bernard Herrmann, un compositeur qui m’est cher (je suis d’ailleurs en train d’écrire sa biographie pour Actes Sud). Il n’y a dans Vertigo aucune citation du compositeur américain, j’ai simplement voulu saluer sa mémoire et rendre hommage à l’une des rares œuvres pour le concert qu’il ait écrites et qui soient entrées au répertoire : ses Souvenirs de voyage, composés précisément pour clarinette et quatuor à cordes.
Commande de ProQuartet, Vertigo aurait dû être créé aux Invalides à l’automne 2020. La pandémie a tout retardé. Le commanditaire a néanmoins accepté que la création de la pièce se fasse ailleurs. Vertigo a donc déjà été donné, avec pour interprètes Pierre Génisson et le Quatuor Hermès : l’été 2021 au Festival du Périgord noir, l’été 2022 aux Nuits musicales de Fontfroide. L’œuvre est en quatre mouvements. Le seul mouvement lent est le troisième : une méditation très contemplative où clarinette et instruments du quatuor se répondent sur des textures toutes en frémissements énigmatiques. Dans les trois autres mouvements, je me suis inspiré des musiques populaires d’hier et d’aujourd’hui. On y trouve aussi bien des allusions à la musique klezmer (deuxième mouvement) qu’au rock, à la pop, à la techno et au funk de James Brown. Le premier mouvement nous installe d’emblée dans une ambiance pleine de vivacité rythmique, les pizzicati du violoncelle imitant ceux d’une contrebasse jazzy. Ni dans ce mouvement ni dans le dernier, « survitaminé », la tension ne se relâche. J’aimerais qu’à l’écoute de Vertigo on ressente le « vertige » né du télescopage de plusieurs ambiances, toutes hantées par une pulsation omniprésente.
Le concert du 21 novembre inclut également le Quintette de Weber, une pièce qui n’égale peut-être pas les chefs-d’œuvre de Mozart et de Brahms écrits pour la même formation mais dont j’apprécie grandement l’optimisme rafraîchissant. À ce propos, on croit souvent qu’un programme de concert doit nécessairement obéir à un principe d’homogénéité : il faudrait à tout prix trouver un « fil rouge », un « fil directeur » qui relie les œuvres données à entendre. Il est certes logique de vouloir parier sur la cohérence. Cependant, on pourrait tout autant construire un programme en prenant en compte les singularités, les différences, voire les oppositions entre pièces. Après tout, c’est précisément le principe qui souvent régit l’alternance des mouvements composant une œuvre. Et c’est bien ce dosage entre unité et diversité qui fait l’intérêt d’une œuvre d’art : rien n’empêcherait un programmateur de l’avoir à l’esprit au moment où il conçoit ses programmes.
Lorsque j’ai appris que le cycle dans lequel s’intègrent les concerts qui me sont consacrés s’intitulait « Du Diable boiteux à l’Enchanteur », je dois dire que j’ai immédiatement pensé au Diable boiteux, ce roman d’Alain-René Lesage que l’on ne lit plus guère. Si je voulais à tout prix trouver une parenté entre cet intitulé et l’esprit de celles de mes pièces qui seront jouées à cette occasion, je dirais que l’on peut entendre ce diable boiteux de façon métaphorique. En effet, il y a souvent dans mes œuvres -et en particulier dans Vertigo- des successions de mesures irrégulières qui suggèrent une claudication, car si l’on ne veut pas que les répétitions soient identiques, il faut les tronquer, et qui dit troncature dit souvent boiterie, claudication. Le diable est aussi là par la présence assez fréquente de l’intervalle de triton, fait de trois tons entiers : un intervalle qui dissone et que l’on appelle pour cette raison "l’intervalle du diable". Quant à l’enchantement, il me semble que tout compositeur digne de ce nom se doit d’enchanter son public, de le "ravir" au sens fort : que l’auditeur au sortir du concert soit comme possédé par la musique qu’il vient d’entendre.
Rhapsodie, le 5 décembre à 20h au Grand Salon des Invalides
Certains des thèmes de ma Rhapsodie pour violoncelle seul, qui sera interprétée par François Salque, s’inspirent d’une idée que j’avais eue à l’âge de quinze ans, une reprise « d’après de vieux cahiers », selon la jolie formule de Prokofiev. Alors élève d’Alain Kremski à l’Académie de musique de Flaine, j’avais écrit pour le violoncelliste Bertrand Braillard une pièce intitulée Synthèse, un peu par antiphrase, à vrai dire, car la pièce juxtaposait des idées qui avaient individuellement une certaine force mais manquaient certainement d’unité organique. Il se trouve qu’à l’époque, étudiant au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, je suivais les cours de la classe d’harmonie de Jean-Claude Reynaud où l’on pastichait des compositeurs de l’époque romantique. Ma pièce en garde peut-être la trace, et l’on comprend pourquoi Christine Dana-Helfrich a choisi de la faire figurer aux côtés du Grand Duo concertant pour clarinette et piano de Beethoven, de son Trio Gassenhauer ainsi que du Trio en la mineur de Brahms.
En 2000, j’ai remanié l’œuvre, et Sébastien van Kuijk en a assuré la création. En la retravaillant, j’avais présent à l’esprit le type d’écriture caractéristique des pièces de Bach pour instrument à cordes soliste (violon ou violoncelle). Et comme j’ai tendance à privilégier l’harmonie en musique, j’ai adopté une écriture qui, à partir d’un instrument essentiellement monodique, soit à même de donner une sensation d’harmonie et de polyphonie. J’ai donc dessiné une ligne mélodique qui, par ses inflexions, suggère la superposition des voix. C’est pourquoi j’ai multiplié les effets de doubles, triples, et parfois quadruples cordes, dont certaines à vide, pour souligner, comme au fusain, tel motif de la mélodie, telle expression. Si cette pièce pour violoncelle seul porte le titre de Rhapsodie, c’est qu’elle donne par endroits l’impression d’une vaste improvisation. Même s’il n’en a pas été le créateur, François Salque, qui va jouer la pièce le 5 décembre, m’avait fait à l’époque de son écriture des suggestions tout à fait bienvenues, que j’ai intégrées lors de la publication.
Joutes instrumentales le 30 janvier 2023 à 20h au Grand Salon
Je serai présent à l'affiche de ce concert avec Masques 1, pour violon et violoncelle. Dédié à Renaud et Gautier Capuçon, qui l’ont créé en 2004, Masques est en deux mouvements, qui peuvent être joués séparément : ce sera le cas au Grand Salon, où seul le premier sera donné. Il existe deux œuvres particulièrement marquantes pour cet effectif étonnant qu’est la combinaison violon-violoncelle : les Sonates de Ravel et de Kodály, deux compositeurs qui me sont chers et sur lesquels j'ai beaucoup écrit. Je ne crois pas, néanmoins, qu’ils m’aient influencé quand je composais Masques. Si influence il y a, elle serait plutôt à chercher du côté de mes racines polonaises, chez Górecki et son style minimaliste. Comme dans mes Mirages pour piano à quatre mains ou encore mon Concerto pour violon, l’écriture de Masques 1 part d’une idée mélodique simple qui repose, en l’occurrence, sur des cordes à vide, puis se déroule et s’amplifie avec un sentiment de progression inéluctable. Dans la partie centrale, l’harmonie se complexifie, avec des accords de six, parfois de sept sons. La texture sonore, au fur et à mesure qu’elle s’épaissit, se fait vénéneuse : partant d’une impression de brouillard, l’œuvre se pare de couleurs inquiétantes. Dans la section finale, en forme de réexposition, les deux instruments semblent se dédoubler, au point de sonner comme un quatuor à cordes.
De toutes mes pièces qui seront jouées dans ce cycle de concerts et dans le cadre de ma résidence aux Invalides, Masques 1 est certainement la plus contemplative et celle qui assume les consonances de façon la plus claire. Cette idée d’une musique contemplative se retrouve également dans mon Tombeau pour chœur mixte et « orchestre Mozart », une commande du Musée de l’Armée qui m’avait été passée en 2020 dans le cadre du Bicentenaire de la mort de Napoléon. J’avais tenu à ce que l'œuvre s’appelle Tombeau et non pas Tombeau de Napoléon, car je n’avais pas très envie de devoir attendre 100 ans avant qu’elle soit rejouée. Mon vœu va d’ailleurs être exaucé.
Construit en cinq mouvements, Tombeau se veut une méditation funèbre : sur les paroles du De profundis, du Kyrie et de l’Agnus Dei respectivement, les premier, quatrième et cinquième mouvements proposent une réflexion sur la mort. De leur côté, le deuxième (sur un sonnet de Nerval) et le troisième mouvement (d’après un poème de Lord Byron) imaginent une transfiguration post mortem. Le Napoléon dont je me sens proche n’est certainement pas le conquérant, c’est la figure du solitaire qui parfois doute, celle dont se sont emparés les romantiques. D’où le choix que j’ai fait de Byron et de Nerval.
Ce Tombeau était aussi pour moi l’occasion de retravailler avec deux ensembles habitués des Invalides et que je connais bien. Tout d’abord, l’Orchestre de la Garde Républicaine, sous la direction de François Boulanger. Je me suis plusieurs fois produit avec eux en tant que pianiste (la première fois, j’avais 17 ans, et c’était dans le 23e Concerto de Mozart). L’Orchestre connaît bien ma musique : ils ont donné plusieurs fois mon ouverture symphonique La Nef des fous, ainsi que ma Nuit obscure, un cycle pour voix et cordes sur des poèmes de Jean-de-la-Croix. L’autre ensemble, c’est le Chœur de Paris Sciences et Lettres. Depuis sa création en 2012, il a joué une grande partie de ma production chorale sous la direction de Johan Farjot.
D'autres liens se tissent ainsi entre les concerts de ce cycle, ceux des saisons précédentes et suivantes : le concert du 6 février où sera donné mon Café 2010 proposera aussi l'Andante de la Sonate n°2 pour violoncelle et piano de Fauré, qui contient un Chant funéraire, "commande de l’État français pour le centenaire de la mort de Napoléon."
Café 2010, lundi 6 février 2023 à 20h au Grand Salon
L'origine de Café 2010, pour trio à cordes et piano, remonte à l'année du titre de cette œuvre, lors du travail avec le danseur et chorégraphe Julien Lestel. Il m’avait demandé d’écrire une musique de ballet pour sa compagnie, nous nous étions mis d’accord sur la thématique "corps et âmes", qui donne son nom au ballet tout entier. Pour l’âme, mon inspiration s’est tournée, du côté du sacré, vers deux œuvres : Media Vita, pour chœur mixte a cappella et De profundis, pour (violon) alto et chœur mixte (interprétées par le chef de chœur Lionel Sow et l’altiste Arnaud Thorette, les deux pièces figurent, avec des mélodies où j’accompagne la soprano Jeanne Gérard, sur le CD Media Vita qui vient de paraître chez Klarthe).
Pour le corps, thématique plus directement chorégraphique, voire érotique, le choix de Julien Lestel s’est porté sur Milonga, pour alto et piano et sur Café 2010. Ce titre est un clin d'œil au Café 1930 d’Astor Piazzolla, même si mon "Café 2010" n’a aucun rapport textuel avec la pièce du grand compositeur argentin. J’ai seulement fait en sorte qu’elle lui emprunte l’idée d’une musique à la fois sophistiquée et immédiatement accessible. Déhanchements, balancements chaloupés, harmonies colorées parfois un rien sucrées, glissandos, jeux de percussion confiés aux cordes, tels sont certains des éléments de tango que j’ai cherché à m’approprier dans cette pièce qui, je l’espère, combine l’énergie rythmique de cette danse et sa sensualité. L’œuvre, qui doit beaucoup aux longues discussions que j’ai pu avoir avec mon ami Johan Farjot, est dédiée à l’Ensemble Contraste.
Style(s)
On me demande parfois comment je définirais mon style de compositeur. Je voudrais commencer par rappeler qu’il n’est pas rare qu’un compositeur ait non pas un mais plusieurs styles. Ainsi, le Bartók des Danses roumaines n’est pas du tout le même que celui du Mandarin merveilleux ou de la Sonate pour deux pianos et percussion. Ce qui n’empêche pas les trois œuvres d’être extraordinaires. Toutes proportions gardées, il m’arrive, quand je compose, d’évoluer selon des directions qui peuvent sembler divergentes. Je crois néanmoins être fidèle à quelques obsessions dont la combinaison esquisse sans doute les linéaments d’un style. Il y a, tout d’abord, le plaisir de la répétition, avec ses effets hypnotiques dans la lenteur et obstinés dans la vitesse. Il y a également mon goût pour les consonances : même si je n’écris quasiment jamais de musique tonale « fonctionnelle » (c’est-à-dire pour laquelle il est possible, à chaque instant, de déterminer dans quelle tonalité on se trouve), j’écris de la musique tonale, au sens large, avec des polarités harmoniques assez nettement marquées. J’ai par ailleurs une prédilection pour des profils mélodiques anguleux, avec des sauts d’intervalles expressifs. Ces particularités sont peut-être dues au fait que j’ai beaucoup écrit pour la voix et souvent accompagné des chanteurs en tant que pianiste. D’autres de mes obsessions de compositeur seraient de privilégier des climats en demi-teinte, presque crépusculaires, une certaine fixité harmonique, l’idée d’une forme en déploiement où un motif apparemment serein se métamorphose, parfois jusqu’à la désagrégation, comme miné de l’intérieur. J’aime bien aussi suggérer des stylisations de cloches de tailles et de timbres variés, du glas le plus funèbre au tintement aigu des clochettes. Enfin, je suis depuis de longues années fasciné par les univers intellectuellement et artistiquement proches de Piranèse, d’Escher et de Borges, et je tente de les transposer dans mes compositions par des effets d’accélération et de décélération, par des spirales, des labyrinthes, des perspectives illusoires, des figures impossibles, et ce, au moyen de textures toujours changeantes, ondoyantes, visant à abolir la distinction entre ligne et surface. »
Propos recueillis par Charles Arden