Julia Mintzer : « Salomé et Thérèse Raquin ont la force extraordinaire du désir et de la volonté »
Julia Mintzer, quelle a été votre formation comme chanteuse et metteuse en scène ?
Elle fut vaste ! J'ai fait un double cursus entre l'anthropologie à la Columbia University et le chant à la Juilliard School, et j'organisais également mes projets personnels. J'ai toujours voulu échanger avec les metteurs en scène sur tous mes personnages : une seule voix d'un personnage ne suffit pas pour raconter une histoire. C’est la raison pour laquelle j'ai été attirée par la mise en scène. Je n'avais aucune éducation formelle comme metteuse en scène, seulement un stage d'observation effectué en Académie à Vérone. J'apprends beaucoup à mettre en scène grâce à mon travail de chanteuse et aux échanges avec les autres (j’aime beaucoup examiner le travail et percer les intentions d’autres metteurs en scène).
Comment trouvez-vous l'équilibre entre chanter et mettre en scène?
J'espère que j'ai assez de métier et de maîtrise pour cela [rires] ! J'essaie au maximum d'alterner les projets. Par exemple, il m’est déjà arrivé de présenter un concept de mise en scène entre 6h et 14h et puis de répéter Salomé de 15h à 22h. Je peux le faire parce que chanter et mettre en scène occupent deux parties différentes de mon cerveau et de ma personnalité. Mais quand je chante un rôle, je ne peux pas en même temps étudier un autre rôle.
Comment conciliez-vous toutes ces perspectives : entre les différents personnages que vous incarnez et que vous mettez en scène ?
Je chante et je mets en scène pour avoir ces différents points de vue et raconter ainsi les histoires dans leur richesse. Dans ces deux activités, je m'intéresse donc beaucoup aux nombreuses perspectives, notamment en travaillant sur les mythes, les canons et en regardant l'influence de la culture du temps sur le compositeur et le librettiste (ce qu'ils ont pu faire dans ce contexte et ce qu'ils auraient pu faire autrement : ce qui pouvait et pourrait se passer dans l'opéra).
En tant que metteuse en scène je pense constamment comme une chanteuse puisque je compatis avec les chanteurs et me demande constamment et dramatiquement pourquoi des choses sont vocalement écrites d’une certaine manière. Mais en tant que chanteuse, je ne regarde pas en dehors de moi sauf quand le metteur en scène le souhaite. Chanter et mettre en scène s'équilibrent ainsi mutuellement.
Que faites-vous quand une mise en scène ne fonctionne pas, ne prend pas : ne sortez-vous pas alors de votre rôle de chanteuse pour en parler au metteur en scène d’après votre expérience ?
Je ne me laisse pas penser ainsi, ce ne serait pas très productif ! Quand un concept ne “marche pas”, c'est mon job en tant que chanteuse d'utiliser mes capacités pour le faire marcher.
Comment se sont faits vos débuts professionnels en tant que chanteuse ?
Je ne voulais pas faire un Master à Juilliard, et du coup j'ai fait un stage dans un Institut d'Opéra de la Boston University, et après je suis allée au Washington National Opera comme jeune artiste de la bourse Domingo-Cafritz (qui n'existe plus aujourd'hui). Mais je n’y suis finalement pas restée longtemps car j'ai reçu une proposition du Semperoper de Dresde pour intégrer l'ensemble de jeunes artistes. C'étaient mes débuts en Europe.
Quel est le tout premier rôle que vous avez chanté ?
Mon tout premier rôle opératique fut La Voix humaine [de Poulenc, sur un texte de Jean Cocteau]. J’avais 18 ou 19 ans. C’était une production de Claudia Catania pour un petit Festival d’été à l’Institut Chautauqua, pour des étudiants.
Qu’avez-vous apprécié durant cette expérience ?
Il y avait de l’espace pour écrire ma propre histoire vocalement et scéniquement. Le rôle est celui d’une femme qui interprète ce qu’elle veut interpréter. On ne sait jamais jusqu’à quel point cette narratrice est fiable.
Et quel est le premier rôle qui vous a marquée ?
Carmen au Festival d’Hot Springs. C'était la version de Peter Brook (La Tragédie de Carmen) dans la mise en scène de Gary Briggle. C'était très intense puisque nous avions des performances quatre jours d'affilée, ce qui m'a beaucoup appris sur l'endurance et comment prendre soin de mon corps et de ma voix (et sur ce que je suis capable de faire quand je le décide). C'était aussi une expérience précieuse avec l'équipe. J’ai aussi beaucoup appris sur le personnage et pourquoi elle continue de fasciner à travers ses nombreuses incarnations.
Est-ce aussi la première production que vous avez aimé jouer ?
C’était pour moi un bon processus d’apprentissage. Je suis contente d’avoir découvert Carmen de cette manière. C’était une base qui m’a préparée pour la version complète que j’ai plus tard chantée au Dayton Opera. Sur le plan du récit, la version de Brook est aussi plus proche de la nouvelle d’origine et moins déterminée par des facteurs culturels, contrairement à celle de Bizet.
Quel aspect avez-vous particulièrement apprécié dans cette production?
La dynamique du triangle Carmen-José-Micaëla se développe en fonction du metteur en scène et de l’individualité des chanteurs.
Vous chantiez donc d’abord Carmen et désormais Salomé, quand avez-vous fait la transition de mezzo-soprano à soprano ?
La transition était déjà engagée de longue date alors que j’étais mezzo : à l'exception de Carmen, mes autres rôles menaient vers un changement de registre : Santuzza dans Cavalleria Rusticana, Elisabetta dans Maria Stuarda, Giulietta dans Les Contes d'Hoffmann... mais il y avait une Carmen chaque saison et pour cela j'ai continué en mezzo. Ce n'était pas, pour moi, le meilleur moyen d’être expressive, mais je l’acceptais tout de même (lorsque les maisons n’étaient pas trop grandes, car sinon je dépensais énormément d'énergie pour être expressive et passer l'orchestre). Mais tant qu'il y avait une Carmen en vue, je ne pouvais pas prendre le risque de travailler en soprano pour redescendre à nouveau.
Quelle est la raison de votre changement de tessiture ? Avez-vous arrêté Carmen en raison d’un rôle particulier ?
Non, je n’ai choisi aucun rôle de soprano spécifique au lieu de Carmen. Le changement de tessiture était plutôt intuitif. Je me suis toujours sentie attirée par les personnages de soprano. Ce sont pour moi des caractères intéressants qui me permettent une exploration dramatique plus large.
Nos lecteurs vous ont découverte en Thérèse Raquin et vous avez récemment interprété Salomé à l’Opera de Tulsa aux USA. Ce sont deux femmes différentes, mais voyez-vous des liens entre ces deux modèles de femme fatale Fin-de-siècle ?
Oui, ce sont deux femmes avec une force extraordinaire accumulée en elles, qui ont cependant très peu de moyens dans le monde où elles se trouvent. Le monde de Thérèse est très petit, celui de Salomé plus large, mais c'est un monde singulier dans lequel elle voit comment les gens exercent le pouvoir entre eux pour avoir ce qu'ils veulent. Ces deux femmes n'ont qu'un choix très restreint à l'égard des actions qu'elles peuvent entreprendre, et c'est pourquoi, lorsqu’Eros monte en elles, c'est comme une bouteille secouée jusqu'à exploser. Lorsqu'une chose déclenche en elles cette force, elles brûlent et doivent exploser, alors qu'elles ne savent pas où aller et qui peut les aider. Pour résumer, Thérèse et Salomé ont bien des choses en commun, notamment en ce qui concerne l'énergie débordante en elles : l'énergie sexuelle et celle de la volonté.
Il y a donc une ligne droite qui relie ces deux personnages ? Thérèse vous a-t-elle menée sur le chemin vers Salomé ?
Bien entendu. Harmoniquement aussi. Je ne sais pas ce que Tobias [Picker, compositeur de Thérèse Raquin] en dirait (j’ai abordé ce sujet mais il ne voulait pas trop en parler). Mais comme je le vois, il y a en effet beaucoup de Salomé en Thérèse, notamment dans le deuxième acte de Thérèse Raquin. Thérèse est ce que Salomé aurait été si elle avait été mise dans un endroit plus petit, et Salomé est ce que Thérèse serait devenue si on lui avait donné ce qu'elle veut. Elles ont beaucoup en commun.
Thérèse est enfermée dans un petit appartement dans lequel les gens lui disent ce qu'elle doit faire. Salomé est aussi enfermée, mais dans une prison dorée. Quels autres liens et quels autres éléments vont ont décidés pour incarner et chanter Salomé ?
J'ai pensé à Salomé depuis longtemps (bien avant de devenir soprano). J'aime ses forces, et aussi la satisfaction que la performance me donne, et qui permet aux spectateurs d'éprouver tout l'éventail des dynamiques. Salomé commence par sa propre perspective, et puis elle s'agrandit —encore plus par la musique, je crois— et enfin elle éprouve une apothéose, une Liebestod à la fin. L'attrait repose sur son développement, d'une petite fille à une adolescente, et s'achève enfin sur une autoréalisation dans laquelle elle ne s'attend pas à mourir à la fin —après tout, on lui a toujours donné ce qu'elle veut. Elle reprend enfin le pouvoir d'Hérode. Oui, c'est horrible et répugnant (avec même une forme de nécrophilie à la fin), mais on voit à quel point son monde est tellement stimulé à ce stade. Pour elle, ce n'était qu'une belle histoire d'amour ! L’histoire inconsciente d’une union pure et sacrée avec la chose qu'elle aime. C'est le cas dans notre production, mais bien entendu il y a d'autres versions qui ne la montrent qu’effrayante et voulant faire peur.
Le risque n’est-il pas de la réduire alors à une « folle » ?
Effectivement, or il n’y a aucun sens à la transformer en « folle », seulement parce qu’on n'arrive pas à définir qui elle est et ce qu’elle veut dire dans son monde : il est seulement façonné différemment.
Parmi les visions très différentes du personnage, Luc Bondy (pour la production du Met en 2007) a comparé Salomé à Paris Hilton. Cette comparaison vous évoque-t-elle quelque chose ? Est-elle une enfant gâtée ?
Je pense qu'elle est le résultat de son monde. Elle est enfermée dans une cage dorée par les codes de la moralité bourgeoise, et elle est aussi enfermée dans une cage de la décadence par des valeurs vides, celles du monde décadent dans lequel elle se trouve. Dans ce monde, elle apprend à traiter les choses avec un grand cynisme, ce qui lui donne le désir de toujours faire le contraire de ce qui est demandé. C'est pourquoi elle est très attirée par Jochanaan puisqu'il est le contraire de son monde décadent, dans lequel la sexualité est une commodité. Si elle avait grandi dans un autre monde, elle aurait eu un autre intérêt. Si elle était une puritaine, elle serait attirée par la décadence. Pour revenir à la comparaison avec Paris Hilton, oui, je vois un grain de vérité en cela, mais personnellement, je ne veux pas réduire Salomé à cette figure dans mon interprétation.
Salomé est une figure qui est donc très influencée par son entourage, qui en tire son identité, mais la voyez-vous aussi comme un personnage manquant d’une conscience de soi ?
C'est une question difficile... Je crois qu'il faut toujours regarder dans la combinaison entre le personnage et l'œuvre. De mon point de vue d’interprète, il est impossible de me perdre dans un personnage qui est déjà à ce point disséqué, mais il y a quand même pas mal d'espace d'interprétation dans cette histoire biblique, ou d’histoires sur la moralité et la décadence. De fait, il y a beaucoup de chemins pour l'incarner. Lorsque je l'ai incarnée, elle était sûrement une combinaison de traits indésirables de moi-même que je ne souhaite pas présenter à la société. Or, cela ne veut pas dire que je me reflète sur le rôle et réciproquement. J'incarne ces traits psychologiques à l'égard des incarnations du personnage. Il y a bien entendu des personnages qu'on peut associer à nous-mêmes, comme Don Giovanni pour certains chanteurs, et aussi Carmen, qui sait présenter une version d'elle-même que les autres veulent voir et qui sait faire en sorte que les autres se sentent comme ils veulent se sentir, mais ce n'est pas le cas avec Salomé et Thérèse. Thérèse n'a ni suffisamment de capacité, ni assez d'opportunités pour se rendre compte de ce qui se passe avec Laurent (alors que lui, voit sûrement une version désirable de lui-même dans le désir de Thérèse). C'est presque le même cas pour Salomé, qui ne se présente pas consciemment comme un objet de désir.
La production de l’Opera Tulsa souligne-t-elle ce côté de Salomé, qui absorbe son identité à partir des regards d’autrui ?
Non, c'est plutôt sa manière de réagir au monde. C'est sa réaction, son besoin de se révolter puisqu'elle est une adolescente, ce qui est aussi culturel, mais elle n'a nulle part où aller pour se révolter. À mon avis, la production de Thaddeus [Strassberger, metteur en scène qui fait lui aussi ses débuts à l'Opera Tulsa, ndlr] fait le juste travail de montrer ce monde d'excès, d'opulence et de sensualité dans lequel on est simplement débordés de tous les côtés par des stimulis. Hérode est un vrai glouton des sens, rien n'est assez, rien n'est hors limite, et personne n'est épargné par son regard. Salomé est une adolescente et elle a donc besoin de se protéger de ce regard. Ce “mur” de la société, elle ne le trouve pas, mais elle trouve ce qui lui ressemble dans le refus de Jochanaan (qui ressemble à Marilyn Manson ou Ozzy Osbourne dans notre production). La manière dont elle lui parle de son corps et de son désir pour son corps, c'est le seul langage qu'elle a pour parler du désir. Elle ne peut pas en parler, sauf de cette manière charnelle. Elle est complètement fascinée par Jochanaan puisqu'il représente l’Autre, mais elle ne peut exprimer sa fascination pour l’altérité que dans les termes charnels.
La manière dont Salomé apprécie les choses est donc très superficielle. Cela reflète-t-il son manque d'identité ?
Je ne vois pas en cela de caractère « superficiel ». Ce qu'on voit comme superficiel est en effet très émouvant pour elle. Il n'y a rien de superficiel là-dedans, notamment lorsqu’on pense à soi-même en tant qu’adolescente [sourires]. Quand un ado adore quelqu'un, la sensation est la plus forte de toutes, mais, adulte, je peux mettre cela en contexte et la sensation ne m'obsédera pas autant. Salomé a 16 ans et n'a aucune capacité de remise en contexte, et de plus, elle vit dans une société où les gens se donnent à chaque envie. Du coup, lorsqu'elle éprouve le désir charnel pour Jochanaan, il la consume entièrement. C'est pour elle la plus forte et profonde sensation qu'elle a éprouvée jusque-là. Comme je vous ai dit, quand j'incarnais ce côté, c'était comme si j'incarnais une partie de moi que je ne veux jamais imposer à la société.
Comment voyez-vous les dynamiques entre Salomé et Jochanaan ? D'une part, cette fascination semble relever de la pure folie mais de l’autre elle semble le trouver vraiment attirant.
Je pense qu'il n'a aucune importance. Il représente pour elle ce qu'elle sait. Il pourrait avoir une autre apparence et être dans un corps d'un autre sexe, et même être une autre espèce : ce qui compte est le fait qu'il est différent. Salomé a une force en elle qui doit sortir, qui relève aussi de l'excitation hormonale, sans doute, puisqu'elle a 16 ans, et cette force est comme un nuage de paillettes bourdonnant qui flotte autour de sa tête tout le temps et qui doit aller quelque part. Puis Jochanaan apparaît et elle lui donne toute sa fixation. Je ne pense pas qu'elle est folle, elle a une vision en tunnel et besoin d'un ressort pour toute cette énergie flottant autour d'elle. Un rapport fort entre les deux n'est pas nécessaire, du moins dans notre production. Elle lui lance son énergie et il lui renvoie la balle. Et ce qu'il lui renvoie la frappe fort, puisqu'il est lui-même un personnage fort.
C'est donc aussi un conflit des personnalités (quand il la maudit elle le déteste, mais si tu ne m’aimes pas je t’aime) ?
Oui, mais cela l'excite aussi, puisqu'on lui a toujours donné ce qu'elle veut, c'est une princesse. Mais pas lui.
Pourquoi ne veut-elle pas de Narraboth, qui la désire, va sûrement tout lui donner, et qui est dans le texte d’une beauté conventionnelle ?
[sourires] Elle a déjà tout, elle n'a pas besoin de plus que tout.
Quelles parties vocales sont-elles les plus difficiles sur le plan technique?
Celles du passagio [terme technique désignant la transition entre les registres, ndlr] et tout doit être tout d'un coup délicat. Il ne s'agit pas seulement de laisser aller, mais surtout de laisser les lignes énormes et longues emplir tout son monde, pour que ses sensations deviennent tout son monde, et tout d'un coup, vous devez revenir là où c'est délicat. [chante : « Wer ist das, des Menschen Sohn? Ist er so schön wie du, Jochanaan? » (Qui est-ce, ce Fils de l'Homme ? Est-il aussi beau que toi, Jochanaan ?)] pendant lequel on doit élargir sur « schön », et un autre exemple [chante : « nicht die Brüste des Mondes » (non pas les seins de la lune)] où tout redevient délicat et on doit se retenir.
Et si une chanteuse ne parvient pas à capter ces contrastes sonores, qu’advient-il ?
Je ne veux pas me mettre ce genre de pression [rires] ! Je crois que tout dépend de ce qui se passe dans le reste de la performance et dans l'échange avec orchestre.
Ces abîmes conviennent bien à la personnalité volatile de Salomé, n'est-ce pas?
Oui, comme chez Thérèse aussi, au vu des sautes vocales et de l'étendue.
Avez-vous rencontré des difficultés dans la préparation du rôle ?
En fait, non. Au risque de passer pour une chanteuse égocentrique [rires]. C'était facile pour moi. J'ai eu l'impression de rentrer à la maison et j’ai pu faire le changement de tessiture très lentement et soigneusement. C'était le côté “positif” de la pandémie. Une amie est venue me voir, et nous échangions entre nous des leçons de chant deux fois par semaine. Nous nous apprenions mutuellement de nouveaux répertoires. Je travaillais lentement en direction de mon répertoire actuel. J'ai aussi travaillé avec un professeur de chant, Raymond Connell, à Londres en mai 2021. Du coup, quand le rôle était enfin là, je me sentais déjà bien préparée, aussi puisque j'ai chanté Thérèse Raquin. Les défis vocaux de Salomé et Thérèse me semblent très similaires vu les étendues extrêmes des intervalles, la densité et l'intensité dramatique du rôle. Je pense que Thérèse m'a bien préparée pour Salomé. Le défi repose surtout sur le planning. C'était exigeant puisque les séances de répétition sont très condensées. Bien que je sois déterminée, cerveau et corps, à récupérer rapidement, parfois la voix a juste besoin de plus de temps pour se rétablir après une performance. Je n'aime pas écrire sur les partitions non plus ! Je préfère sonder les personnages émotionnellement, mais il est impossible pour moi de le faire des jours d'affilée, donc oui, c'était vraiment un défi de ne pas avoir assez de temps pour me rétablir. Mais le rôle était pour moi plus facile que je ne le pensais [sourires].
Sur le site internet de l'Opera Tulsa, la performance est qualifiée d'« immersive ». Qu’est-ce que cela signifie ?
C'est une performance à 360 degrés. Depuis le moment où, avec Jay Hunter Morris en Hérode et Katharine Goeldner en Hérodias, nous quittons l’entrée des artistes pour entrer dans une longue limousine Homer, où se trouvent de véritables mécènes de l’Opéra. Nous discutions avec eux par des dialogues improvisés, nous faisons le tour du théâtre à peu près 5 minutes, nous avons même notre tapis rouge pendant l’intégralité de la performance (telle une famille royale). Nous jouons des rôles complètement commerciaux et de show, avec aussi une fanfare, des acteurs déguisés en gladiateurs et tyrans, une troupe de drame lycéen, des danseurs hip-hop et Bollywood, des drag-queens... Opera Tulsa est énorme, avec 3000 places, et il fallait une organisation rigoureuse pour le spectacle. Il y avait une longue piste conduisant vers la scène sur laquelle nous jouions et engagions les spectateurs dans de différentes perspectives. C'était aussi l'un des plus grands défis. C'était une grosse fête dans laquelle nous interpellions les figurants et les mécènes venus sur scène pour prendre des photos avec nous. Mais le but de tout cela était de donner le contexte de la mise en scène, qui va dans le sens de l'opéra : un monde rempli du regard, du regard public. Quand l'opéra commence enfin, tous ont déjà une idée du monde représenté dans l'œuvre. Nous fêtions l'anniversaire d'Hérode, oligarque moyen-oriental, qui est en train de faire le tour du monde avec sa famille. Les spectateurs avec les billets les plus chers étaient attablés sur scène avec nous et se voyaient servir en nourriture et boisson, de telle sorte qu'on ne savait plus qui étaient les acteurs et les autres.
Quel type de réaction est attendue de la part des spectateurs ?
Un mélange ! D'applaudissements enthousiastes pendant et à la fin de la performance puisque cela ne ressemble pas à ce que l'on a vu avant. Certains spectateurs venaient à l'opéra pour la première fois et ils étaient très contents, applaudissant tout au long de l'opéra, et d’autres étaient mécontents, chahutant le metteur en scène (ce qu'il a pris avec plaisir et amusement).
Y'a-t-il un public cible ?
Pas forcément. Je pense que Thaddeus veut élargir le public. Il veut attirer des gens qui n'ont jamais visité l'opéra et à mon avis il a réussi. Il veut montrer que l'opéra peut être intéressant pour tout le monde, et je crois que personne ne s’est ennuyé. C'est la plus grande réussite. Mon mari m'a dit qu'après avoir passé les parties de sexualité et de violence… c'était le spectacle le plus amusant qu'il a vu.
Dans le futur, allez-vous poursuivre la même trajectoire qu’avec Thérèse et Salomé, ou incarner des personnages complètement différents ?
Je suis actuellement en train de faire une chose complètement différente ! Je vais revenir à Dresde dans les semaines à venir pour travailler une première mondiale passionnante, qui est le fruit d’une collaboration entre le Semperoper, le phase7 performing.arts Berlin et The Hong Kong New Vision Festival. La pièce (assez difficile et que je suis en train d'étudier) est intitulée Chasing Waterfalls et réunit six chanteurs avec une intelligence artificielle. Elle raconte la manière dont on interagit avec les réseaux sociaux et comment la technologie a modifié notre conception de nous-mêmes et de notre attirance pour les autres. Je ne peux pas en dire plus car ce que je devrais faire n'est pas encore concrètement décidé. J'ai dû malheureusement annuler ma première production du Vaisseau fantôme pour accepter la proposition du Semperoper, mais je sais que c'est la bonne décision puisque Senta va sûrement revenir d'une manière ou d'une autre alors que cette production est une occasion unique dans une vie. En ce qui concerne mes futurs projets, je suis en train de regarder les rôles wagnériens plus légers comme Senta et Vénus. On m'a aussi parlé d'Abigaille dans Nabucco, de Lady Macbeth et d'Amélia dans Le Bal masqué.
Et quels sont vos projets de mises en scène ?
Mon projet de mise en scène à venir s'intitule Morph, et c'est une collaboration avec le compositeur Dan Samsa. Il a une formation classique mais travaille beaucoup avec des DJ et de la musique techno. Le texte consiste en fragments d'écriture de la Grèce antique, et cette pièce interactive d'une heure retracera le développement entier de l'espèce humaine jusqu'à sa singularité finale (avant de s’achever sur un délire). Je ne pensais pas avoir la capacité de mettre une chose si passionnante en scène [rires], mais je les ai convaincus ! La compagnie s'appelle Social Convention et se spécialise dans toutes sortes d'arts interactifs à l’occasion de fêtes à Londres (où elle a un espace consacré).
Que signifie, pour vous, d’après vos goûts et votre action, moderniser l'opéra ?
À mon avis, il s'agit d’abord de produire de nouvelles œuvres. Je pense qu'on s'efforce beaucoup et trop de trouver des modernisations cohérentes dans les opus du répertoire, qui ne sont plus particulièrement cohérents. De fait, si l'on veut affronter des questions spécifiques de politique et de culture, on devrait construire un nouveau répertoire qui nous permettra de le faire, ou l'on doit largement remodeler le canon, et cela fait souvent peur d’une certaine manière à la plupart des grandes maisons d’opéra. En tant que metteurs en scène et force créatrice, nous devons constamment nous demander pourquoi une pièce donnée convient à une question donnée que nous souhaitons aborder, et si cela ne marche pas, nous modifions l'œuvre pour satisfaire à la question. Je pense que je réagis notamment aux productions dans lesquelles on a essayé de me convaincre que Carmen est une figure féministe. Non, Carmen n'est pas un opéra féministe et elle n'est pas une figure féministe. Il y a dans cet opéra de nombreuses thématiques cohérentes comme l'altérité socioculturelle et les rapports entre les sexes, mais Carmen elle-même n'a aucune identité féministe. Si vous voulez raconter une histoire féministe, pourquoi ne pas créer un nouvel opéra ? Pourquoi s'obstine-t-on à penser que Carmen est le bon moyen pour exprimer ce qu'on veut exprimer ? Je pense que c'est une question qui impose à l'opéra de se regarder en face et de s’interroger.
Cela permet-il de penser à la manière d’infuser une nouvelle vie à une forme artistique ancienne ?
Nous n'avons pas besoin d'infuser une nouvelle vie. Nous n'avons qu'à créer des nouveautés !