James Conlon revient par la grande porte à l'Opéra de Paris
Maestro James Conlon, qu'est-ce que cela vous fait de revenir à l'Opéra de Paris dont vous avez été chef permanent et Directeur musical entre 1995 et 2004 ?
C'est une grande émotion. Le plus beau était de retrouver mes collègues de l'orchestre, cela m'a donné beaucoup de joie. Nous avons revu beaucoup d'anciennes photos, j'ai pu prendre un café avec certains musiciens qui me sont proches. Nous avons répété à Bastille et le travail à Garnier arrive, c'est toujours un moment spécial.
Alexander Neef m'a proposé ce gala pour plusieurs raisons, notamment les retrouvailles avec Robert Carsen et Renée Fleming pour lesquels j'ai un immense respect et avec lesquels nous avons fait de nombreux projets passionnants. Ce sont des retrouvailles qui me font grandement plaisir, dans le cadre d'un grand spectacle avec de nombreuses œuvres, de jeunes chanteurs choisis par la maison, de la poésie récitée par Lambert Wilson, de la danse... Je dirige très rarement des concerts de gala mais ce sont ici de belles retrouvailles et pour soutenir les futures productions de la maison. De même, je dirige extrêmement rarement de la danse (mais, je viens ici porté par un récent projet passionnant : je viens de diriger la Passion selon Saint Matthieu de Bach chorégraphiée par John Neumeier avec le ballet d'Hambourg, une expérience extraordinaire). Ce retour est d'autant plus marquant pour moi qu'il célèbre aussi le 40ème anniversaire de mes débuts à l'Opéra de Paris.
Quel souvenir gardez-vous de vos débuts à l'Opéra de Paris (le 26 juin 1982 pour Il Tabarro / Pagliacci à Garnier avec Catherine Malfitano et Jon Vickers) ?
Je m'en souviens encore comme d'un moment merveilleux dans ma vie, même si je n'étais pas nouveau à Paris : j'ai fait mes débuts avec l'Orchestre de Paris en 1980 avec le grand soliste Mstislav Rostropovitch au Théâtre des Champs-Élysées.
C'était le début de ma vie musicale Parisienne mais je venais dans cette ville depuis très jeune (dès l'âge de 23 ans), car j'étais très attiré par cette ville, la France, sa culture et sa langue. Je n'aurais jamais imaginé que je ferais une telle carrière et qu'il s'agissait du début d'une longue histoire.
Qu'est-ce qui vous attirait ainsi vers la France ?
D'abord la musique française, très clairement : Debussy notamment, mais je chantais déjà Carmen dans les chœurs à l'âge de 13 ans. J'ai aussi eu une formation musicale un petit peu française et par hasard : à l'âge de 15 ans, j'étudiais à la High School of Music & Performing Arts (que vous connaissez peut-être par le film Fame, même si ce n'était pas exactement notre expérience, c'est le lieu et l'esprit). J'avais un professeur américain mais passé par Fontainebleau et l'apprentissage de Nadia Boulanger, il était donc plus français que les français.
Mais mon professeur le plus essentiel était Jean Morel : le professeur de direction d'orchestre à la Juilliard School of Music de New York pendant un quart de siècle. Je l'ai rencontré à 18 ans, ainsi que la formidable Princesse du solfège, Madame Renée Longy qui a quitté la France pendant la Première Guerre Mondiale, est devenue la professeure de Bernstein (et dont le père était un hautboïste du Boston Symphony renommé ayant fondé une école musicale).
Je penchais donc en cela vers une formation française, j'ai commencé à étudier le français. Debussy et Pelléas m'avaient parlé tout de suite, dès l'adolescence, puis Ravel, Fauré, César Franck (même s'il n'est pas français), Chausson, puis Poulenc et j'ai même eu la chance de connaître Darius Milhaud.
"Je n'ai pas une goutte de sang français mais la France coule dans mes veines" comme dit Romain Gary. La culture et la langue française sont désormais maternelles dans ma famille : mes filles s'étonnent même que j'ai un accent en français alors qu'elles sont parfaitement bilingues (c'est bien normal, elles ont grandi à Paris). Même depuis que j'ai quitté l'Opéra de Paris il y a bientôt 20 ans, j'ai toujours conservé une expérience de vie française et en partie en France.
Quel souvenir gardez-vous de la dernière fois que vous avez dirigé à l'Opéra de Paris (le 10 mai 2007 pour Simon Boccanegra avec Dmitri Hvorostovsky à Bastille) et saviez-vous qu'il s'agissait de votre dernière fois avant longtemps ?
Je savais seulement que je dirigeais Simon Boccanegra.
Et quand je pense désormais à cette soirée, je pense surtout à Dima [surnom de Dmitri Hvorostovsky, ndlr] et de combien sa perte a été tragique pour la musique.
Comment s'est décidée votre nomination à l'Opéra de Paris et qu'avez-vous accompli durant votre mandat ?
Le début de l'histoire est très simple : le Directeur Hugues Gall m'a proposé le poste, et j'ai dit oui. Quand vous avez cette admiration infinie pour Paris et cet amour pour la culture française, le choix est évident. Je ne connaissais pas particulièrement bien Monsieur Gall, mais nous avons tous les deux été très contents de ce travail ensemble. Nous sommes même restés amis après toutes ces années, grâce au respect mutuel : ce qui en dit beaucoup, car vivre une telle aventure avec une telle intensité et passion, jour et nuit pendant 9 ans, cela met à rude épreuve.
C'était une expérience inouïe, comme celle que je mène désormais à l'Opéra de Los Angeles dont je suis Directeur musical depuis 2006 (et jusqu'en 2025).
Vous avez d'ailleurs pour voisin angelino Gustavo Dudamel qui est également Directeur artistique et musical du Los Angeles Philharmonic, lui avez-vous donné des conseils pour ses nouvelles fonctions de Directeur musical à l'Opéra de Paris, qui furent les vôtres ?
Il n'a pas besoin de conseils. Je l'ai félicité, et je lui ai dit que j'espère qu'il aura autant de joie que moi à cette place. Ce sera le cas, j'en suis certain.
Pourquoi n'étiez-vous plus venu à l'Opéra de Paris durant ces 15 dernières années ?
Parce qu'on ne m'a pas invité.
Le travail ne manque pas pour moi, alors si on ne m'invite pas, je ne vais pas m'inviter. Il suffit de me demander (comme l'a fait très courtoisement Gérard Mortier, à la différence de ses deux successeurs).
Envisagez-vous de revenir diriger à l'Opéra de Paris à l'avenir ?
J'attendrai pour cela une invitation.
Avez-vous mené la même action dans vos différents postes à travers le globe ?
La mission artistique est la même, mais la manière change. Il faut toujours donner tout ce qui est possible avec tous les moyens musicaux, intellectuels, physiques : tout donner à la musique pour le public en offrant un grand panorama de répertoires, pour tous. Pour que chacun retrouve ce qu'il aime mais aussi découvre ce qu'il ne connaît pas. C'est aussi dans cet esprit que j'ai développé le programme Recovered Voices (Voix retrouvées) consistant notamment à ressusciter la musique interdite, celle de compositeurs victimes de l'Holocauste.
À Los Angeles j'ai aussi commencé avec grand succès à présenter les œuvres, durant 45 minutes. Le public est venu de plus en plus nombreux et désormais c'est plus de la moitié de la salle (plus d'un millier de spectateurs donc) qui fait le déplacement une heure avant les représentations. Bien entendu tout cela a été mis en pause par le Covid mais nous utilisons beaucoup le streaming, j'ai pour ma part enregistré des podcasts et rédigé des articles de présentation sur les spectacles que nous aurions dû donner : pour garder le lien avec le public et parce que la musique est une force spirituelle dont nous avons besoin au quotidien (et qui nous apporte la catharsis en ces périodes de deuil).
Je suis convaincu que les gens veulent connaître l'histoire des œuvres et les enjeux de la musique (je ne raconte pas des anecdotes ou des plaisanteries). Pour Don Carlo par exemple, pour aller jusqu'à la présentation de la partition de Verdi, je remonte aux événements historiques, à la manière dont ils ont été narrés par Schiller puis par le librettiste...
Envisagez-vous de prolonger votre mandat à l'Opéra de Los Angeles au-delà de 2025 ?
Vous savez, à mon âge on hésite même à acheter les bananes vertes.
Je voulais aussi attendre avant d'écrire mes mémoires, mais un ami écrivain m'a dit qu'il ne fallait pas attendre de ne plus pouvoir ou d'oublier.
Vous fêtez les 40 ans de vos débuts à l'Opéra de Paris, mais aussi les 50 ans de votre incroyable rencontre avec La Callas : alors qu'elle donne sa fameuse série de master-classes en 1971/72 à la Juilliard School de New York qui doit représenter La Bohème, le chef se retire, elle vous entend travailler et vous fait engager. Qu'a-t-elle entendu en vous, à votre avis ?
Madame Callas était très présente durant cette année à Juilliard, qui préparait une production de La Bohème depuis la fin de janvier 1972 : le président de l'école, Peter Mennin, un compositeur qui aimait beaucoup l'opéra, souhaitait faire des productions lyriques de haut niveau. Il a donc engagé Michael Cacoyannis pour la mise en scène et Thomas Schippers, l'un des plus grands chefs américains d'alors. 10 jours avant la première, celui-ci annule, souffrant, et la maison était donc un peu en panique (on ne trouve pas un chef de ce niveau du jour au lendemain, alors même que le temps était venu de répéter). J'étais présent dans les lieux, j'étais le plus jeune mais j'étais le seul passionné par l'opéra et ayant énormément travaillé le répertoire. Mon nom a été soufflé en haut lieu mais l'hypothèse était immédiatement balayée : j'étais trop jeune, à peine acceptable pour diriger des répétitions.
L'histoire, telle qu'on me l'a racontée ensuite, veut que le Président a tout de même fini par demander à La Callas si elle pouvait venir m'écouter travailler. Je l'ai vue entrer, sans rien dire, me regardant comme au rayon laser. Elle est partie et à la pause on m'a dit que l'engagement était pour moi. "Choisis-le, il va avoir un grand futur" a dit La Callas au Président.
Jusque là je n'osais pas même lui adresser la parole : elle était La Diva depuis toujours (pour moi), mais je lui ai ensuite été présenté, elle assistait à des répétitions et était très généreuse, avec son temps et avec ses conseils (nous nous sommes revus quelques années après à New York).
J'étais bien entendu bouleversé par le fait qu'elle m'appelait "maestro". Je lui répondais humblement qu'elle pouvait m'appeler par mon prénom. Elle m'a dit "Non ! quand on peut diriger comme vous, on est déjà maestro". Je pense que c'était très important, non pas pour gonfler mon égo, mais pour faire comprendre que si vous remplissez votre fonction (même si je n'avais que 21 ans) alors vous en avez le statut et le prestige.
Bien entendu, elle était la déesse artistique qu'on connaît, mais son caractère était tout l'inverse de sa réputation : elle était très positive, encourageante, et bien entendu extrêmement disciplinée dans le travail, avec une intensité absolue dans son désir que la partition soit respectée.
Tout le monde s'accorde à dire qu'elle était la plus grande actrice chanteuse, alors que nous sommes très peu à l'avoir vue ! et sinon seulement dans quelques extraits filmés. C'est bien que son expressivité transcendait, grâce à sa vocalité.