Antonello Allemandi : "Invité trois fois à Pesaro, j'ai une licence pour diriger Rossini dans le monde entier"
Antonello Allemandi, vous abordez les dernières répétitions de La Cenerentola à l’Opéra de Lille. Pouvez-vous nous décrire la mise en scène de Jean Bellorini ?
Jean a une vision très cinématographique de l’œuvre : des panneaux s’ouvrent et se ferment, permettant de zoomer sur une scène ou au contraire d’ouvrir sur plusieurs plans. Nous avons travaillé hier les cinq premiers numéros de l’ouvrage : je suis très content du résultat. Il est drôle et plein de fantaisie, ce qui est possible avec Rossini. Autant je n’aime pas la fantaisie et l’expérimentation chez Verdi ou Puccini car cela défigure souvent l’œuvre, autant cela fonctionne bien avec Rossini car il y a beaucoup de jeu. La mise en scène va être très visuelle, avec beaucoup de mouvement.
Comment s’est déroulée votre collaboration avec Jean Bellorini ?
Jean Bellorini est un jeune metteur en scène qui vient du théâtre. Il a d’ailleurs un théâtre à lui à Paris. C’est l’une des premières fois qu’il travaille pour l’opéra. Sa relation aux chanteurs est donc différente. Il soulignait l’autre jour qu’habituellement, dans ses spectacles, il pouvait faire un travail sur le rythme tandis qu’il est lié par la musique à l’opéra. Le travail est donc différent : si la musique indique un allegro, ce n’est pas un adagio et la mise en scène doit le prendre en compte. En revanche, au théâtre, le même texte peut être dit très vite ou bien en soulignant chaque mot. Un pianiste, Ivo Pogorelich, s’amusait à inverser les tempi pour faire parler les critiques et faire des scandales. Je trouve cela très artificiel. Un autre exemple est la Cinquième Symphonie de Pierre Boulez, qui a fait scandale car il avait choisi de jouer l’allegro de manière très lente. Cela a fait couler beaucoup d’encre.
Quel a été votre rôle dans ce binôme ?
D’abord, il a confiance dans ma vision de l’œuvre. Le fait que j’aie eu la fortune d’être appelé par trois fois pour diriger du Rossini à Pesaro me donne comme une licence, une autorisation pour les diriger dans le monde entier (il rit). Du coup, notre collaboration est fructueuse et il prend en compte mes remarques : par exemple, dans l’une des scènes, il me semblait que l’action se déroulait trop en arrière-scène, ce qui posait un problème d’acoustique, il l’a donc avancée de quelques mètres. La collaboration est également très belle avec Yves Parmentier, le Directeur du chœur, qui est très attentif. Comme dans presque tous les opéras de Rossini, il s’agit d’un chœur d’hommes. Nous répétons bien, même si à ce stade, l’orchestre n’est pas encore là. Il s’agit de l’Orchestre de Picardie avec qui j’ai déjà collaboré sur le Barbier il y a trois ans, ainsi que pour un Elixir d’Amour. Les autres productions se sont très bien passées. Le Barbier avait d’ailleurs bien marché : il a été repris.
Quelle est selon vous la principale erreur à éviter pour diriger une Cenerentola ?
J’insiste souvent sur un défaut d’interprétation fréquent : associer le crescendo et l’accelerando. Beaucoup de chefs le font pour donner plus d’effet. Or, cela devrait être réservé au stretta finale, c’est-à-dire aux huit ou seize mesures durant lesquelles l’orchestre joue seul, une fois que les chanteurs ont fini de chanter. Dans la musique italienne, il y a cette manière d’avancer avec le même tempo. Dans la musique allemande, c’est autre chose, même si de plus en plus on entend du Brahms joué comme du Couperin : il faut donner l’impression d’avancer avec difficulté. Les orchestres allemands jouent d’ailleurs comme cela naturellement. C’est notamment frappant lorsque l’on compare les cordes d’un orchestre italien ou français avec celles d’un orchestre allemand. En Italie, on critique beaucoup les cordes et notamment les contrebasses : le fameux chef Toscanini disait d’ailleurs : « Je mourrais sans comprendre la justesse des contrebasses et les femmes ». Il plaçait les deux sur le même plan !
Comment travaillez-vous pour mettre en valeur les passages mélancoliques de la Cenerentola ?
Une grande partie du travail est dans la manière de chanter. Il faut trouver une couleur sombre, ce qui ne veut pas dire sans lumière. Je dois souvent faire de la pédagogie sur ce point avec les chanteurs : avec la même note, la même fréquence, il est possible d’apporter une couleur plus sombre. Comme pour une photo, il est possible d’ajouter ou d’enlever du contraste sur un même cliché. Pour un instrument à corde, ce travail est facile : il suffit de changer de corde tout en jouant la même note. La corde la plus aigüe, la plus tendue, donnera un son plus clair tandis que, pour la même note exactement, la corde la plus grave rendra un son plus sombre. Il en va de même pour le chant. Sauf que les chanteurs ont tendance à chanter la note légèrement plus basse pour apporter la teinte sombre : il y a alors des problèmes de justesse. Pour avoir un chant professionnel, il faut par ailleurs couvrir la note. Cela donne une couleur, mais cela n’a rien à voir avec la lumière que l’on apporte. Au contraire : comme en optique, c’est la lumière qui permet de distinguer la couleur. Il s’agit d’une question de position, de manière de chanter. Là encore, il arrive que les chanteurs chantent plus en fond de gorge. La voix est alors en effet plus sombre, mais elle est aussi moins puissante car il y a très peu de projection dans la salle : on n’entend plus rien à dix mètres.
Lors de votre dernier passage à Lille, pour le Barbier de Séville, vous expliquiez que le Barbier était l'œuvre de Rossini qu’il fallait absolument avoir sur une île déserte : arriveriez-vous aujourd’hui à arguer qu’il faudrait impérativement emmener la Cenerentola ?
Non ! Pour moi, le Barbier est le chef-d’œuvre absolu de Rossini. Si je voulais me donner l’air d’un intellectuel, il vaudrait mieux répondre que son chef-d’œuvre est un opéra inconnu, mais ce ne serait pas sincère. De la même manière, je trouve que l’œuvre la plus aboutie de Verdi au sein de la Trilogie est la plus conservatrice, à savoir le Trouvère. Rigoletto est beaucoup plus expérimental car il y a beaucoup de duos. Le Trouvère est vraiment dans la continuité de Bellini et Donizetti et se trouve au point à partir duquel on ne peut plus faire mieux ni plus parfait avec les formes définies de l’opéra, à savoir scène, aria et cabalette [courte mélodie entêtante et répétée qui conclut certains airs, ndlr]. Ensuite, ne pouvant faire mieux, il a innové pour aller vers d’autres formes.
Dans sa note d’intention, Jean Bellorini dit souhaiter faire une radiographie de l’âme des personnages : est-ce vraiment réaliste dans une œuvre comme la Cenerentola ?
En effet, ce n’est pas chose aisée. Il y a des personnages stéréotypés : Don Magnifico est une basse bouffe typique, par exemple. En revanche, il est possible de jouer un peu sur la mélancolie ou bien sur le curseur où l’on place sa bêtise. Il faut, comme c’est le cas dans cette production, éviter de le rendre ridicule, avec des gags de mauvais goût. À l’inverse, j’ai déjà dirigé un Barbier mis en scène par un metteur en scène très connu qui avait enlevé tous les gags, les éléments exagérés que le public apprécie : il ne restait plus rien. Le public est sorti avec l’impression d’avoir vu l’œuvre la plus triste du monde ! Ça ne marchait pas. De même, j’ai dirigé une mise en scène de Carmen -je ne dirai pas laquelle !- dont le concept était de retirer toute référence à l’Espagne. Là encore, il ne restait rien. Il restait les castagnettes, mais elles avaient perdu leur sens. Ici, rien de tel.
Vous avez débuté au Metropolitan en 2005 dans la Cenerentola : comment votre vision de l’œuvre a-t-elle évoluée depuis ?
Ma vision de l’œuvre a peu évoluée. En revanche, je vais oser quelque chose que je n’ai jamais tenté jusqu’ici : quand Don Magnifico chante ses « Ding, dong, ding dong », il est sensé s’arrêter puis reprendre son chant aussitôt. Nous avons ajouté durant cette respiration un écho des cloches joué par Emmanuel Olivier, le chef de chant, au piano forte : les accords, un peu étranges, rappellent la musique du Big Ben de Londres. Le chant ne repart qu’après. Ce n’est pas du Rossini, mais il me semble qu’avec le sens du jeu, cela fonctionne bien : il ne devrait pas être trop fâché !
Vous retrouverez la Cenerentola à Bilbao et Limoges cette saison : mettrez-vous en exergue d’autres aspects de la partition dans votre direction à ces occasions ?
Les voix seront différentes, il me faudra donc prendre en compte les spécificités de chaque distribution. Si un chanteur a besoin d’un clic de métronome en moins de ce qui me semble approprié lorsque je travaille la partition à la maison, il faut le prendre en compte. Cela reste vrai d’ailleurs lorsque je retrouve un chanteur : j’ai déjà travaillé avec Renato Girolami, mais sa voix a évolué depuis notre première collaboration il y a vingt ans. Du coup, même si ma vision de l’œuvre reste identique, il se peut que le tempo qui était parfait pour sa voix à l’époque soit légèrement trop rapide aujourd’hui pour en obtenir le meilleur. Le chef d’orchestre ne doit donc pas avoir peur de céder 5% ou 10% -pas plus !- de son idéal au chanteur pour lui permettre d’atteindre son plein potentiel. L’autre thème important chez Rossini est l’agilité : il faut réussir à identifier le tempo qui est le plus adapté au chanteur. Si on prend le passage trop rapide, le chanteur aura l’air d’être trop lourd. Cette démarche me paraît évidente, mais j’ai énormément de collègues qui imposent leur tempo pour démontrer une personnalité qu’ils n’ont parfois pas du tout, au détriment de la qualité du chant. Selon moi, il n’y a pas de vérité absolue : tout est relatif, et il faut donc s’adapter au chanteur sans perdre l’idée que l’on a de l’œuvre.
Vous êtes un spécialiste du bel canto et de Rossini en particulier. Comment caractériseriez-vous la musique de Rossini ?
Souvent, on essaye de ranger les compositeurs dans des cases. Pour Bellini par exemple, on parle de la mélodie, qui est d’une pureté incroyable. Wagner aimait d’ailleurs beaucoup Norma. Il était fasciné par l’italianité des airs et la manière de conduire la phrase musicale. L’orchestration de Donizetti est plus recherchée que celle de Bellini qui est surtout très efficace. Dans le sextuor de Lucia di Lammermoor, on retrouve déjà de manière très claire Verdi, qui a porté ce style à son sommet. Mais il y a ce fil conducteur de Bellini à Verdi en passant par Donizetti. Rossini est un animal unique : il a un style qui n’appartient qu’à lui, notamment avec l’utilisation du crescendo. Lorsqu’on évite l’accelerando dans Rossini, on se rapproche presque de Bruckner. Dans un style, un langage musical et un vocabulaire différent, bien sûr, on retrouve la même immobilité.
Antonello Allemandi (© Simon Gosselin / Opéra de Lille)
L’œuvre repose en grande partie sur l’énergie musicale de la partition. Comment l’impulsez-vous ?
Je travaille sur l’articulation des phrases musicales : avec le même tempo, il est possible de produire un effet bien plus brillant en soulignant quelques notes. C’est un travail de précision à réaliser avec l’orchestre. Il faut, là encore, s’adapter à ses capacités. Nous avons eu une très belle collaboration avec l’Orchestre de Picardie, mais ce n’est pas l’Orchestre de l’Opéra d’Etat de Vienne. Je ne peux pas partir en pensant que je dois baisser mon niveau d’exigence sous prétexte que ce n’est pas le plus grand orchestre du monde et que les musiciens risquent de me trouver trop exigeant. Il faut penser la musique avec exigence et donner aux musiciens la motivation pour jouer de la meilleure manière. Je n’accepte de baisser mon niveau d’exigence que lors de la répétition générale. Pas avant car il faut faire sentir aux musiciens qu’ils en sont capables. Si à la générale, des choses ne marchent toujours pas, c’est qu’on n’y arrivera pas.
Comment choisissez-vous vos tempi ?
Le tempo idéal, il est inscrit dans la partition. Il est dans les gênes de l’œuvre. Après, certains chefs font autrement, plus lent ou plus rapide, pour se démarquer ou faire scandale. Ce qui compte, c’est de donner l’impression que la manière dont on joue est la seule manière possible de jouer l’œuvre. J’ai vu un jour un chef diriger la Sérénade pour orchestre à corde de Tchaikovski. La battue sur cette œuvre se fait normalement à six temps. Lui la battait à deux temps, générant une accélération mécanique. Au départ, je n’ai pas aimé. Mais il s’agissait d’un grand chef d’orchestre : au bout de deux mesures, je suis entré dans sa vision, et quelle que soit ma théorie sur l’œuvre, j’avais l’impression que l’œuvre devait être jouée ainsi, que c’était la seule manière valable de la jouer.
Vous avez enregistré plusieurs œuvres. En particulier, vous avez collaboré à plusieurs reprises avec le label Opera Rara qui se fixe l’objectif de faire redécouvrir des œuvres oubliées du répertoire : qu’est-ce qui vous intéresse dans cette démarche ?
Ça a été une expérience extraordinaire. Du luxe total ! Bien sûr la démarche qui consiste à faire découvrir des opéras inconnus m’intéresse, mais ce n’est pas le seul aspect important. Souvent, on est amenés à travailler avec des experts qui connaissent toutes les versions mais ne savent pas réellement faire de la musique d’un point de vue pragmatique. Patrick Schmid, qui dirigeait le label à l’époque de mon premier enregistrement de Donizetti, avait non seulement ces connaissances mais il savait aussi faire de la musique : comment faire une variation, etc. C’était extraordinaire, à l’époque ! On a passé une semaine à travailler la musique avec les chanteurs, à essayer des choses, une variation ou un trille par exemple, en ayant la possibilité de se tromper. Cela nous a permis de beaucoup progresser. Nous avions ensuite une seconde semaine avec l’orchestre, le Philharmonique de Londres, qui est capable de jouer l’exigent Sacre de Printemps sans répétition, alors qu’on lui demandait d’accompagner du Donizetti, qui est bien moins difficile à jouer : un vrai luxe. Ils sont d’un professionnalisme incroyable. À l’époque, une obligation syndicale nous empêchait d’enregistrer plus de 20 minutes de musique toutes les trois heures de répétition. Nous n’en enregistrions que 13 ou 14 minutes ! Les musiciens étaient si à l’écoute qu’ils repéraient aussitôt ce que jouait chaque pupitre de manière à adapter leur propre interprétation.
J’avais principalement l’habitude d’enregistrements lives, ce qui ne change rien pour le chef par rapport à un concert. Pour un enregistrement en studio, on se rend compte tout de suite que les personnes les plus importantes sont les ingénieurs du son car les micros déforment les équilibres : un pizzicato de contrebasse, par exemple, peut sembler tout à fait approprié en live mais être assourdissant en enregistrement.
Extraits vidéo de l'interview d'Antonello Allemandi pour Ôlyrix :
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