Jean-Louis Martinelli sur sa Lucia à Nancy : "Une oeuvre sur la violence faite aux femmes"
Jean-Louis Martinelli, vous abordez les dernières répétitions pour Lucia di Lammermoor de Donizetti à l’Opéra de Nancy. Que ressentez-vous à une semaine de la Première ?
Comme d’habitude, je ressens un sentiment de dessaisissement qui croît au fur et à mesure qu’approche le terme du travail. Ce sentiment est encore plus marqué à l’opéra qu’au théâtre car avec un orchestre, le metteur en scène a moins de prise sur l’objet. Le plaisir du metteur en scène est dans les répétitions, dans l’amélioration permanente de ce qui a été créé, jusqu’au moment ultime. Or, à ce stade, l’action est déjà définie.
Jean-Louis Martinelli
La pré-générale a lieu ce soir : quel est le défi de cette étape-là pour un metteur en scène ?
Je suis maintenant dans une position d’observation et de prise de recul sur le travail qui a été fait, afin de saisir la vision d’ensemble. Par exemple, nous avons radicalement modifié un costume hier, après en avoir vu le parcours durant toute la durée de l’opéra. Nous peaufinons la mise en lumière de certains passages. Et puis il faut continuer à nourrir les interprètes de réflexions afin qu’ils continuent à avancer dans la proposition que nous avons choisie, sans leur encombrer la tête non plus car ils doivent aussi travailler sur le chant qui reste l’aspect primordial.
Nous avons travaillé cet opéra comme une œuvre sur la violence faite aux femmes
Quels aspects de l’œuvre avez-vous cherché à mettre en avant dans votre mise en scène ?
L’œuvre est marquée du lieu-commun de la folie avec son air qui a fait la renommée de l’opéra. La question que nous nous sommes posée est donc de comprendre d’où cette supposée folie vient. Elle ne provient pas à notre sens d’une transformation psycho-génétique de Lucia. Elle constitue la seule échappée possible pour cette femme qui se veut libre et autonome, mais qui est en proie à la violence de la société et des hommes qui l’entourent. Nous avons travaillé cet opéra comme une œuvre sur la violence faite aux femmes. A mon sens, Lucia est un personnage tragique comme peut l’être Médée.
Je crois que le sujet n’est pas celui d’un couple d’amoureux transits. Le personnage d’Edgardo, l’amant de Lucia, est marqué par sa possessivité et son désir de vengeance. Le frère de Lucia, Enrico, se sert de sa sœur pour sauver son entreprise en la vendant à Arturo. Enfin, la communauté religieuse, via le personnage de Raimondo, exerce une troisième sorte de violence. Ainsi, l’ensemble du corps social pèse sur elle et l’empêche de se déterminer dans les choix qu’elle a faits, que ceux-ci soient fondés ou non. Sa folie n’est pas un matériau premier mais la conséquence d’une violence qu’elle subit.
Scénographie de Lucia di Lammermoor par Jean-Louis Martinelli
Pour montrer tout cela, vous êtes-vous autorisé à prendre une certaine distance avec le livret ?
Je ne crois pas que nous ayons engendré des distorsions par rapport au livret. L’œuvre est d’ailleurs donnée dans son intégralité, sans coupure. En revanche, nous nous sommes débarrassés de l’imagerie désuète de la lande écossaise et de sa fontaine, dans un travail de contextualisation. Nous n’avons pas cherché à recréer un climat d’époque. Le livret s’y prête bien car il n’est pas particulièrement localisé ni daté. Nous avons ainsi créé un espace plus tragique et des costumes proches des années soixante. Le lieu peut être imaginé comme un entrepôt appartenant à Enrico, qui accueille son espace de bureau et où l’on se rassemble pour la fête. Une immense verrière donne sur l’extérieur.
Lucia est une figure acculée, qui remet en cause les certitudes de la société qui la bouscule en retour. Pour la fête du mariage, nous avons ainsi imaginé qu’un petit théâtre était dressé et un orchestre convoqué dans cette grande salle de rassemblement. Finalement, Lucia arrive et retourne le rituel prévu : elle mime l’ordre en place par sa « folie ».
Les premières images de votre scénographie montrent aussi un cheval galopant sur les flots. Qu’est-ce que cela symbolise ?
Nous travaillons avec un décor unique dans lequel une verrière se ferme lorsque l’action se déroule en intérieur et s’ouvre sur des projections marquant le passage en extérieur. Les images projetées sont une allégorie de l’état mental des personnages. Ainsi, le cheval évoque l’évasion, la soif de liberté qui caractérise Lucia. La fontaine auprès de laquelle elle se rend est représentée par une immense cascade, comme si elle avait vue sur les chutes du Niagara. Lucia représente la fluidité, le liquide, face à une société rigide, cloisonnée et fermée. Au début, Enrico est en intérieur, la verrière est fermée. Il a réuni une sorte de milice spontanée pour lancer la chasse à l’homme visant Edgardo.
Scénographie de Lucia di Lammermoor par Jean-Louis Martinelly
Comment les rôles se sont-ils répartis entre vous et le chef Corrado Rovaris ?
Notre collaboration a été très harmonieuse. Il a été présent tout au long des répétitions, ce qui n’est pas toujours le cas. Cela nous a permis de créer une vision commune de l’œuvre. Notre processus de travail a été constitué d’aller-retour entre la partition, la dramaturgie et des propositions esthétiques. Cela s’est fait sans le moindre heurt car nous avions envie de raconter la même chose.
Il s’agit de la prise de rôle d’Erin Morley (lire son interview à Ôlyrix) : quel type de Lucia est-elle ?
Erin est une chanteuse et une comédienne formidable. Il est très agréable de travailler avec elle. La folie de sa Lucia ne préexiste pas : elle campe une femme raisonnable, volontaire et déterminée qui trouve dans une folie supposée sa seule échappatoire. Elle prend en charge toutes les dimensions de ce vrai rôle de tragédie.
Erin Morley dans le rôle de Lucia (© Opera national de Lorraine)
Au contraire, Rame Lahaj a chanté le rôle d’Edgardo à plusieurs reprises cette année, dans différentes productions. Cela change-t-il quelque chose dans votre manière d’aborder le rôle avec lui ?
Pas vraiment. Je suis parti d’une page blanche, comme s’il n’avait jamais chanté le rôle. Il n’a d’ailleurs jamais parlé de ses autres productions. Nous construisons des situations et un environnement différents de ce que l’interprète, quel qu’il soit, a déjà connu. En s’y adaptant, il crée nécessairement un jeu inédit et ne peut pas reproduire ce qu’il a déjà interprété.
Quelles caractéristiques prêtez-vous à l’Enrico de Jean-François Lapointe ?
J’ai pris un immense plaisir à travailler avec Jean-François Lapointe, qui est lui aussi un grand comédien. Il a créé un personnage complexe, acculé par ses affaires financières qui le poussent à organiser ce mariage sans prendre en compte les désidératas de sa sœur. Comme Edgardo, il concentre une grande violence, un désir de vengeance, un machisme total et des pulsions dominatrices. Mais en même temps, dans le rapport à sa sœur, il est également parfois dans un rapport de tendresse fraternelle. Nous avons vraiment cherché à éviter de tomber dans la caricature.
Je regrette beaucoup d’avoir refusé des projets d'opéra
Vous avez déjà assuré la mise en scène de Jenufa de Janacek à Nancy en 2002, ainsi que celle de Zanetto (Mascagni) / Paillasse (Leoncavallo) en 2007. Comment votre relation avec cette maison d’opéra s’est-elle construite ?
Cette relation perdure depuis très longtemps. J’ai eu la chance de diriger le Théâtre national de Strasbourg et le Théâtre des Amandiers. Or, je me suis fixé une règle : m’y consacrer pleinement et ne pas répondre aux sollicitations extérieures. J’ai donc refusé beaucoup de projets, parmi lesquels des propositions venant de l’opéra. En particulier, Laurent Spielmann, qui dirigeait alors l’Opéra national du Rhin, m’avait contacté plusieurs fois. Je regrette beaucoup aujourd’hui d’avoir refusé ces projets, d’autant que personne ne m’imposait cette règle. Lorsqu’il a su que je quittais le TNS, en 2002, il m’a proposé de faire Jenufa à Nancy [où Laurent Spielmann a pris ses fonctions en 2001, ndlr]. Il m’a recontacté de la même manière lorsque j’ai quitté le Théâtre des Amandiers. Bien sûr, aujourd’hui que je suis metteur en scène freelance, j’ai envie de répondre favorablement aux propositions qui me sont faites.
Hugh Smith et Lisa Daltirus dans Paillasse mis en scène par Jean-Louis Martinelli (© Opéra national de Lorraine)
Le problème d’un metteur en scène n’est pas de savoir lire la musique mais de savoir l’écouter
Qu’est-ce qui vous a poussé à tenter l’expérience de l’opéra, vous qui êtes un homme de théâtre ?
Lorsque j’ai reçu mes premières propositions de travail sur des opéras, il y a près de 30 ans, je n’y ai pas répondu favorablement au prétexte que je ne lisais pas la musique. C’est finalement des conversations avec Yannis Kokkos, qui est venu travailler à Strasbourg puis au début de ma direction au Théâtre des Amandiers, qui m’ont fait changer d’avis. Il disait que le problème d’un metteur en scène n’est pas de savoir lire la musique mais de savoir l’écouter. Aujourd’hui, il est vrai que je prends un vrai plaisir à cet exercice.
En quoi votre travail diffère-t-il entre le théâtre et l’opéra ?
Un opéra nécessite une plus grande préparation qu’une pièce de théâtre. D’abord parce que les temps de répétition sont plus courts, il faut donc avoir storyboardé l’œuvre en amont. Au théâtre, le temps de recherche avec les comédiens est plus long : le travail consiste à rechercher la pulsation intérieure et le tempo de l’œuvre. Bien sûr, à l’opéra, la musique et le chant portent cette pulsation : il s’agit donc de s’en nourrir et de la traduire. Souvent, il y a aussi des contraintes liées au chant, dans la gestuelle, les déplacements ou le rapport au corps. Mais avec une chanteuse comme Erin Morley, j’ai eu l’impression que tout était possible !
La notion d’interprète est encore plus forte à l’opéra car la dramaturgie y est donnée par la musique : le chanteur doit absolument être dans la pulsation musicale qui lui est donnée tandis qu’un comédien peut être dans une surinterprétation ou une sous-interprétation par rapport à la pulsation de la langue.
Avez-vous déjà d’autres projets pour l’opéra ?
Non, pas aujourd’hui. J’ai cependant très envie d’y revenir, même si toutes les œuvres ne m’attirent pas. J’aimerai par exemple revenir à Janacek. Madame Butterfly [de Puccini, ndlr] m’intéresserait également.
Avec quels interprètes souhaiteriez-vous travailler ces œuvres ?
J’aimerais beaucoup retravailler avec Erin Morley et Jean-François Lapointe !
Que pouvons-nous vous souhaiter pour l’avenir ?
Continuer à prendre du plaisir dans mon travail ! Je me sens vraiment privilégié, tous les après-midi lorsque je me rends aux répétitions, de passer mon temps à chercher comment raconter des histoires. Souhaitez-moi que cela dure !
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