Patricia Petibon : "Nous sommes l'orchestre du Titanic"
Patricia Petibon, vous deviez incarner la Salomé de Strauss pour la première fois, comment se présentait cette prise de rôle ?
La musique de Strauss est une force d'émotion, d'implication, de transcendance diabolique, de folie humaine archaïque. Elle est extra-ordinaire d'arithmétique musicale. Cette prise de rôle, cette mue en Salomé se déroulait très bien, dans cet effort et cet inconnu (notamment en attendant la transformation mystérieuse, face au public) : pour l'incarner vocalement, la faire entrer dans tous les pores de la peau, avec tout son oxygène. C'est le rôle qui m'a demandé le plus d'oxygène, au moment même où ce terrible virus en prive la planète, au moment même où dès que nous sortons dehors, il faut mettre le masque : cette indispensable horreur.
Comment s'était déroulé le travail ?
Je travaille Salomé depuis neuf mois, c'est une gestation et un but, intellectuel et physique pour me maintenir dans cette énergie artistique, dans l'action et dans la projection. J'y ai travaillé quotidiennement, par tous les moyens y compris comme tous les télétravailleurs : j'ai pris des cours avec des chefs de chant par webcam, j'ai travaillé via les airs et les ères, et en septembre nous avons enfin pu être en prise directe avec la matière, avec de vraies personnes présentes en chair et en os. Chaque jour amenait ses doutes existentiels ("on le fait, on ne le fait pas ?") alors on décide de faire, on travaille, chaque jour, comme une lutte et une résistance du quotidien, d'être qui on est et d'avancer vers un but.
Se laisser embarquer dans la folie du personnage
Je me suis accrochée à Salomé : à ce rôle, à ce texte, à cette partition, y compris physiquement (pendant le confinement, comme des sportifs, il faut ainsi maintenir notre niveau "athlétique" alors que nous sommes terriblement atteints, de ne pouvoir répéter sur scène, de ne plus pouvoir toucher, embrasser). D'autant que le travail de cette partition de Salomé demande une infinie ténacité : la fluidité de cette musique telle qu'elle se présente à l'auditeur repose pour l'interprète sur une conscience de chaque note et de chaque accord musical. Le travail de cette partition est à l'image de cette partition et de la vie : un combat incessant, un retour au charbon, cette résistance et résilience quotidiennes plus fortes que tout, cette acceptation de l'épreuve (qui mène à puiser dans toutes choses). C'est aussi pour cela que la culture est importante, essentielle.
Musicalement et vocalement, étiez-vous pleinement entrée dans cette partition ?
C'est une vocalité très particulière mais il faut aussi y apporter son grain de sel, c'est pour cela qu'il peut exister plusieurs Salomé, qu'il doit y avoir la patte vocale de l'interprète, son identité. Bien entendu, j'ai beaucoup écouté les autres interprétations de Salomé et je suis emplie d'admiration (d'autant plus lorsqu'on connaît l'épreuve ultime que représente ce rôle), mais de tels modèles ouvrent des portes et libèrent finalement par rapport à des complexes, y compris pour d'autres rôles tellement difficiles. Depuis des mois j'en rêve, j'en cauchemarde, je suis entrée dans sa vocalité et ce nouveau chemin qui m'intéresse pour mes prochaines années. Je suis tout de même heureuse de pouvoir me dire que j'ai pris le rôle ! J'ai eu des moments très douloureux mais je l'ai appris, je l'ai chanté : je ne l'ai pas manqué ni "marqué" [chantonner la mélodie sans déployer la voix, ndlr].
Comment s'est déroulé le travail de répétition au Théâtre des Champs-Élysées ?
Nous étions testés plusieurs fois dans la semaine, afin de pouvoir chanter ensemble, exprimer corporellement nos efforts et notre travail. Nous étions entourés, entre collègues extrêmement courageux qui, malgré la situation, offraient toute leur joie à partager et à transmettre. Nous formions une famille. La scène de répétition était le seul lieu où tout était possible, mais toujours avec cette épée de Damoclès du virus et de l'annulation : un stress particulier, compliqué pour les chanteurs. Mais face à cela, nous devons penser aux autres, nous pouvons compter les uns sur les autres. C'était aussi l'esprit de Krzysztof Warlikowski, jusqu'à la dernière répétition que nous avons menée avec joie et enthousiasme, sans que personne ne râle ou n'émette la moindre nuance de désespoir. J'ai trouvé tous les artistes extrêmement courageux, et encouragés par le Directeur musical extraordinaire Henrik Nánási. Jusqu'au dernier jour, nous travaillions d'arrache-pied, toute la journée, à fond. L'artiste au travail est comme le chien qui serre le chiffon entre ses crocs, il faut cette force de caractère, cette résistance jusqu'à l'éruption (mais qui ne se forge que par le travail).
Comment s'interpénétraient votre bulle de théâtre et la situation du monde extérieur ?
Salomé résonne terriblement avec la situation actuelle du monde : cette œuvre qui traite de mort, de souffle, de décapitation. Chanter de telles scènes incarne encore dans la chair ces tragédies. La scène et la vie se ressemblent aussi dans le fait qu'on doit se préparer au maximum, pour finalement ne pas savoir ce qui va advenir.
À quoi ressemblait le finale de cette production, la danse des sept voiles et la décapitation de Jean-Baptiste ?
Très étrange. Il est très rare que je me retrouve ainsi dans une scène avec tous les protagonistes présents autour, en acteurs-témoins. Krzysztof Warlikowski a replacé cette œuvre dans le contexte de la Seconde Guerre Mondiale et de sa cinéphilie passionnée. Ses mises en scène sont toujours des clins d'œil cinématographiques et historiques : en l'occurrence pour cette Salomé, une référence à Monsieur Klein avec Alain Delon. L'opéra devient donc un spectacle auquel assistent nazis et témoins, spectacle représentant les caricatures antisémites (avec aussi l'héritage historique polonais) : un grand malaise du théâtre dans le théâtre, des juifs refaisant une scène de Salomé et qui finalement se suicident tous à l'arrivée des nazis.
Toute la seconde partie de l'opéra est ainsi une folie de la transe qui domine l'œuvre et le personnage, d'une manière aussi poétique et enfantine que diabolique. Finir cette production et les répétitions ainsi entourée de toute la troupe était un moment d'une immense force, et tous ont ainsi constamment une puissance d'acteur et de chanteur. Notre travail d'artiste nous confronte toujours à un obstacle, une épreuve, un face-à-face avec la mort, une bascule. Le souffle, l'épreuve comme la perte d'un proche, qui nourrit aussi : l'acte de jouer et de chanter est un acte de survie et de résistance, un appel à la transcendance : c'est aussi tout cela Salomé.
Malgré l'annulation des représentations, avez-vous un sentiment d'accomplissement avec Salomé ?
Je n'ai pas chanté Salomé cette fois mais je la chanterai plus tard. C'est un voyage qui n'est pas terminé. Le travail accompli ne sera jamais perdu. Un spectacle peut être reprogrammé. Ce que nous avons travaillé, nous continuerons à le travailler, si et quand le monde ira mieux. Je vais aussi continuer à travailler, pour préparer notamment la prochaine création au Théâtre des Champs-Élysées : La Voix humaine/Point d'orgue. Mon effort sur Salomé vient du travail violent mené il y a 10 ans pour Lulu et servira pour La Voix humaine, puis la suite.
Salomé au TCE est annulée, elle ne sera pas retransmise en ligne comme c'est le cas pour d'autres spectacles durant ce reconfinement, quelles sont les raisons de cette décision ?
C'est aussi une décision extrêmement courageuse ! C'était un choix, humain, artistique, économique également. Le Directeur Michel Franck rappelle ainsi qu'il faut prémunir la santé de tous avant toute chose : du théâtre, des personnels, de tous les artistes. Or, il y avait encore trop d'incertitudes, trop de risques potentiels à attendre jusqu'à la première (et sans vouloir parler à sa place, je connais aussi l'esprit républicain de Michel Franck). Cela rappelle aussi qu'on ne peut pas toujours tout faire, qu'on ne peut pas tout reprogrammer, tout basculer sur internet. Il faut aussi dire que le streaming arrive rapidement au bout de sa logique, car l'art vivant a besoin de public, de chaleur humaine, de partager et de se transcender avec les autres. Alors certes, il y a la notion de survie, d'économie de la culture, de maintenir un fil mais nous espérons trouver une bulle pour se reconnecter aux autres.
Retrouvez prochainement sur Ôlyrix notre article "Requiem pour Salomé" avec d'autres artistes de cette production, dans notre série dédiée aux spectacles annulés
Regarderez-vous la retransmission depuis l'Opéra Comique d'Hippolyte et Aricie (opéra de Rameau par lequel vous avez fait vos débuts à l'Opéra de Paris) ?
Certainement. J'ai besoin aussi de ce lien à l'art, de voir du faire, le génie du travail même sur les écrans, de sentir ce lien, c'est une forme de résistance. Mais c'est une forme de direct, même en rediffusion. Par opposition, ce que je trouve très inquiétant est l'hégémonie de Netflix qui enferme tout un chacun dans un individualisme de bulle et détruit la salle de cinéma comme de spectacles (en plus des attentats et du confinement).
(Re)Prendrez-vous Salomé, plus tard ?
Salomé est la petite soeur de Lulu
Je vais continuer à chanter Salomé, régulièrement : j'en ai besoin. Cette vocalité vorace m'a aussi enseigné beaucoup de choses dans mon parcours. Il y a 10 ans de cela j'incarnais Lulu, 10 ans après Michel Franck m'offre Salomé. Lulu et Salomé se ressemblent en ce qu'elles demandent un mental d'acier. Lulu n'a toutefois pas du tout la même vocalité, ce sont des dents de crocodile, au fil d'un rôle très long, trois actes totalement différents et qui exigent une immense résistance physique. Strauss est d'une vocalité plus dense, plus généreuse, moins saccadée et théâtrale dans les formes de récitatif. Salomé est bien plus concentrée et violente, exigeant d'être chauffée à blanc, demandant 100% des moyens en permanence. Strauss ce sont des vagues, scélérates, avec de grands piliers d'aigus : tout est fait pour préparer de grands moments de densité, un si aigu paraît alors comme un immense contre-ut, un mur.
J'entre dans cette fissure, je n'aime pas le confort car ce n'est pas pour cela que j'ai fait ce métier. Je ne vais jamais au-delà de mes possibilités et je ne cherche pas à faire des tournées mondiales en permanence mais je vise la philosophie de vie dans mon métier. C'est aussi ce qui vous maintient dans un esprit positif même à travers les tragédies qui peuvent s'abattre sur une vie.
Après Lulu il y a 10 ans et Salomé aujourd'hui, irez-vous vers Isolde dans 10 ans ?
Oh non je ne pense pas. Je ne sais pas, je ne peux pas répondre car la voix est tellement mystérieuse ! J'ai avant tout et toujours essayé de rester dans la santé vocale, ménager la monture. Dans la prochaine décennie il y aura des concerts et récitals, des rôles auxquels je n'ai pas encore pensé sans doute. Assurément, il y aura de la transmission, je veux monter une structure pour les jeunes. Et puis dans très longtemps, je voudrais faire La Vieille Prieure, celle qui meurt sur son lit, comme une belle sortie de piste. J'ai un lien particulier avec Poulenc, Dialogues des Carmélites fait sens dans ma vie, le personnage de Blanche face à ses peurs m'a beaucoup aidée, la luminosité de Constance m'attire. Ce sont des personnages extrêmement forts dans l'épreuve et le texte de Bernanos est une leçon d'humanité. C'est pour cela que cet opéra me poursuit avec toute la force de ses symboles.
Comment préparez-vous votre prochaine prise de rôle également au TCE : La Voix humaine de Poulenc et la création mondiale de Point d'orgue de Thierry Escaich ?
C'est un travail de mémorisation intense, d'imaginaire vocal et d'actrice. Ce n'est pas tant un défi vocal, mais de la couleur (comme Salomé) et dans l'incarnation rythmique : comment être entendue, être crédible. S'attacher à la mémoire c'est toujours ce travail de patiner, de piétiner le cerveau. Puis il y a ce bonheur aussi, après avoir intensément travaillé l'allemand, de rentrer dans l'émotion de la langue et de revenir à notre français. Chanter dans sa langue maternelle est une absorption, un univers sonore dans la vibration de l'émotion mais avec beaucoup de travail sur le texte. La partition de Thierry Escaich se marie avec un génie très intéressant.
Vous reviendrez ensuite au Théâtre des Champs-Élysées pour un récital, exercice que vous pratiquez régulièrement, quelle en est l'importance pour vous ?
Pour moi, il a toujours été clair, évident, que le récital est indispensable : c'est aussi une indépendance. J'espère bien chanter la grande scène finale de Salomé aussi en récital (mais avec orchestre, évidemment : c'est prévu). Salomé me permet aussi de passer, à l'âge de maturité, vers les Lieder de Strauss et de Mahler, j'y ai pensé et j'y travaille, j'ai les partitions à la maison.
Quel est selon vous l'impact de la pandémie sur la culture ?
La pandémie montre combien tout tient à un fil et combien tout est lié, combien tous les gens sont liés. Elle rappelle aussi combien la culture n'est pas que consommation mais transmission, et combien elle donne en cela des racines, change et sauve des vies.
Comment envisagez-vous l'avenir pour le monde de la culture ?
Nous sommes tous sur des plaques tectoniques. Je ne suis pas en position de me plaindre notamment car je pense à tous les jeunes qui commencent leur carrière et leur vie professionnelle par cette terrible période de précarité. Je pense à toutes celles et ceux qui n'ont pas leur intermittence et qui même n'ont plus de quoi manger ! C'est une immense tragédie. Nous sommes dans un moment de résilience, c'est une épreuve que traverse notre société, il ne faut pas être dans le déni face à ce qui est en train de se passer : c'est un saut quantique dans l'inconnu. Nous avions l'abondance culturelle de pouvoir aller à tout moment au théâtre et puis en un éclair nous nous retrouvons dans une autre époque, dans un appartement vide, à meubler. Il faut travailler très durement pour s'adapter, se métamorphoser et reconstruire un projet qui ait du sens, pour tous.
Il faut se battre, résister, reconstruire malgré tous les dégâts. Il y a une action à mener pour renaître de nos cendres. Je crois beaucoup en l'éducation, mais nous sommes face à énormément d'enjeux nationaux et mondiaux. Alors, dans notre petite bulle d'artistes, nous sommes comme l'orchestre du Titanic, à jouer avant, pendant, après. Nous serons toujours là, à jouer jusqu'au bout. Parce que la résistance de la pensée est nécessaire.
La culture ne peut être réduite à sa commercialisation et à du superficiel : elle manque et son manque fait peur face à l'obscurantisme. Nous avons besoin de nos institutions et de notre service public. Nous avons beaucoup de moyens pour résister. Je suis heureuse, par exemple, qu'une émission telle que La Grande librairie existe. C'est un porte-drapeau de la culture qui permet d'entendre parler, jusqu'au bout, réellement. Or les gens demandent, veulent de la profondeur, il faut juste avoir le courage de la leur offrir. Cette résilience, y compris numérique, permet de rappeler que les musiciens ne sont pas seulement là pour divertir mais peuvent raconter. Je rêve de retrouver un plateau qui réunirait un artiste, un écrivain, un astrophysicien, qui pourraient parler, en profondeur : nous en avons besoin plus que toujours avec un tel confinement.