Les directeurs de festivals en colère contre le gouvernement
Cet article est le 1er d’un grand dossier en 5 parties, qui détaillera les choix, décisions, actions et perspectives des Festivals face à la crise :
1. Les directeurs de festivals en colère contre le gouvernement
2. Pourquoi et comment les festivals ont-ils décidé d’annuler ou non ?
3. Comment les artistes engagés par les festivals ont-ils été indemnisés ?
4. Après les annulations, les regrets des festivals d’été
5. Festivals d’été : comment gérer le « jour d’après » ?
La crise du Covid-19 a plus que changé la donne, elle a renversé la table, elle a tout chamboulé : loin de toute hyperbole, le monde est face à une "crise" dans le sens littéral et premier du terme (la crise est d'abord un terme médical désignant le changement brutal d'une pathologie intense). Cette crise a changé brutalement tout l'écosystème et toute la temporalité du monde de la musique et de la culture. S'il est encore impossible de savoir précisément jusqu'à quelle date les conséquences de cette pandémie se feront ressentir, des directeurs de festivals nous en tracent les perspectives et remontent avec nous aux prémices, aux causes, en nous détaillant leurs doutes, leurs choix, leurs actions et leurs espoirs.
Tous les Festivals ont toujours besoin de trois éléments : des personnes, des moyens et des informations. Traditionnellement les ressources essentielles sont les personnes, car d'elles découlent une partie des moyens : la présence du public et donc les ventes de billetterie, les contributions des collectivités (qui comptent en retour sur des retombées économiques pour les territoires environnants, qui profitent énormément de l'animation musicale et auront aussi à souffrir gravement de cet été artistique grevé), les mécènes, entreprises comme particuliers (et donc l'État indirectement, grâce aux mécanismes de défiscalisation des dons). Bien entendu, il faudra faire les comptes des moyens et des personnes (un récent audit estime les pertes de la filière musicale pour 2020 à 4,5 milliards d’euros) : des initiatives n'y survivront pas, des personnes devront abandonner.
Mais cette année, dès le début d'une hypothèse de crise, tout cela est devenu insignifiant et tout s'est effacé devant la seule ressource précieuse qui vaille : l'information. Bonne nouvelle, c'est une ressource inépuisable et même qui se multiplie à mesure qu'elle est partagée. Mauvaise nouvelle, elle a fait cruellement défaut comme en témoignent tous nos interlocuteurs. Savoir qui peut venir jouer quoi et quand, où, comment et devant quel public, tous ces choix forment d'habitude la partie agréable d'une direction artistique, l'occasion de proposer des programmes enthousiasmants en s’appuyant sur des organisations huilées et des équipes expérimentées.
Dès les prémices de la crise, tous les festivals se sont tournés vers le Ministère de la Culture, et tous -sans exception, même ceux qui rappellent la complexité de la tâche et l'évolution de la situation sanitaire- nous confient leur agacement, leur impatience et/ou leur colère face à des atermoiements et un manque de réponses : "Soit les informations ne venaient pas, soit elles étaient inutiles" résume un Directeur de Festival.
Le calendrier des annonces était aussi incertain que le calendrier des mesures qu'elles annonçaient : "Les annonces qui devaient être faites de trois semaines en trois semaines n'ont en fait pas suivi ce rythme, elles tombaient à des dates aléatoires, étaient suivies plus ou moins des décrets d'application car elles annonçaient des mesures floues, selon la taille de l'événement et le calendrier." D'autant que ces annonces étaient faites alternativement par le Président de la République, le Premier Ministre voire le Ministre de la Culture, en allocution officielle ou devant une assemblée, ou en conférence ou en interview, ou autres interventions. "Durant les différentes réunions de travail, nous avons très vite compris qu'il y avait manifestement des discours divergents à tous les étages de l'État : le Président disait des choses contredites par le Premier Ministre, qui étaient ensuite contredites par le Ministre, lui-même contredit par sa propre administration ! Dans ce flou, nous avons commencé à flancher : qui croire ? Comment faire ? qu'imaginer ?"
Et chaque fois, c'était la déception, l’incertitude, l'agacement : "Suite aux annonces du Président de la République le 13 avril, nous n'avons pas très bien compris les conditions qui allaient nous être réservées mais nous nous sentions plutôt préservés, et puis le Ministre de la Culture a ensuite parlé de mesures pour les 'petits festivals' et tous de se demander s'ils étaient petits ou pas. Quand une date et un chiffre précis étaient annoncés, par exemple pour le 15 juillet ou septembre, ça ne concernait que les événements de plus de 5000 personnes donc une part infime du maillage de festivals qui fait la richesse de notre pays. Sa richesse culturelle mais aussi sa richesse financière car nos festivals rapportent énormément d'argent et font vivre un nombre incalculable de bassins d'emploi. Le fait que le Ministre parle de ‘petits festivals’ montre la méconnaissance absolue du fait festivalier de la part du Gouvernement." C'est un paramètre très important car en ces temps de crise, les décisions dépendent d'arbitrages donc "du poids politique du Ministre. Le Ministre de la Culture nous a traités de petits, c'est lui qui s'est révélé petit face aux responsables de l'économie ou des transports qui ont obtenu que les gens puissent s'agglutiner dans des trains et reprendre le travail."
D'autant que nos interlocuteurs nous expliquent qu'ils n'avaient pas plus d'informations que la presse ou le grand public : "Toutes nos demandes sont restées lettre morte, c'est tout simplement un scandale, fulmine un Directeur. Même la lettre ouverte envoyée avec France Festival ("le réseau le plus important avec près de 80 festivals en France", ndlr) demandant au Ministère un rendez-vous pour ré-entamer à l'occasion de cette crise les travaux qui avaient été engagés sur le fait festivalier en France est restée sans réponse !
Le Festival aussi c'est l'Art de vivre, c'est aussi un diffuseur extraordinaire de spectacles sans lesquels les artistes auraient bien du mal à exercer, dans lesquels ils viennent présenter de nouveaux projets, où les publics sont aussi ceux qui vont aller dans les opéras, théâtres, salles de concerts et partout où la culture s'exprime tout le reste de l'année. Ce mépris des festivals les caractérise plus comme de bons animateurs de territoire que comme des outils de démocratisation culturels partout, y compris dans la grande ruralité où il n'y a pas de musique tout au long de l'année. C'est un vrai problème, de vrais enjeux auxquels une réponse va devoir être apportée."
Ces frustrations ont été démultipliées par ce que certains responsables artistiques ont vécu comme une double injustice de traitement : "seuls les puissants étaient écoutés, soit parce qu'ils avaient un prestige comme le Festival d'Avignon, soit parce qu'ils avaient l'oreille du Président comme le Puy-du-fou." Et chez nos voisins européens, les reprises et les plans de reprises culturels étaient annoncés.
La vidéoconférence du Président ne passe pas
"Et puis il y a eu cette réunion en vidéoconférence retransmise sur les chaînes en continu avec le Président de la République Emmanuel Macron le 6 mai. Une honte, un scandale. Le Ministre qui prend des notes comme un bon élève. Le Président tel le Gérard Philipe du pauvre se mettant à se caresser les cheveux, à faire de grands gestes, en bras de chemise, manches retroussées. Ce n'est pas parce qu'on s'adresse à des artistes qu'il faut se déguiser en saltimbanque.
Ses interlocuteurs ont été convoqués pour certains la veille au soir et ne représentaient qu'eux-mêmes. Il existe pourtant des syndicats, des représentants dans nos métiers, dans le monde de la culture : pourquoi ne pas les inviter, pourquoi ne pas leur parler ?
Pour faire un show à l'américaine. C'est un scandale, humiliant. Pour nous inviter à chercher du fromage et du jambon, pour parler de chevaucher le tigre, expression qui signifie prendre un shoot d'héroïne. Cette conférence est le symbole du mépris envers le monde artistique qui représente tout de même plus d'emplois (et 7 fois plus de contributions au PIB) que le monde de l'automobile. D'autant qu'on va se rendre compte cet été qu'il est un levier pour l'ensemble des secteurs."
"Nous sommes passés de la sidération à la colère, résume un de ses collègues. Évidemment, nous avons cherché des solutions, pour tout mettre en œuvre mais différentes informations paraissaient dans la même semaine, avec des cafouillages à tous les étages. Nous avons été gouvernés par de véritables amateurs, c'est terrible pour nous. Et puis, clou du cercueil, les voyages en train se font à plein, on peut prendre des avions : tout ce qui nous a été imposé est en train de s'effondrer petit à petit pour laisser la place à un grand vide qui va générer la colère des artistes, des publics, des partenaires, parce qu'on va très certainement finir le mois d'août dans des conditions qui n'auront plus rien à voir avec ce qui nous a forcés à prendre les décisions."
L’angoissant Rapport Bricaire
Un espoir cruel s'est toutefois manifesté, au début du mois de mai : le rapport du Professeur François Bricaire sur "La culture et le déconfinement". Espoir cruel car ses recommandations drastiques donnaient bien peu de bonnes nouvelles, et surtout (besoin d'informations toujours) car le statut même de ce rapport est resté flou : "personne n'a su concrètement si ce rapport allait être suivi, ou pas" raconte désemparé un autre directeur.
"Puisque ce rapport était commandé par Audiens ("groupe de protection sociale des secteurs de la culture, de la communication et des médias", ndlr), il n'avait pas valeur légale." Quant au contenu du rapport, un Directeur de Festival nous dit clairement ce qu'il en pense et comment il l'a reçu : "ces rapports pondus par des personnes fort respectables mais bien confortablement installées derrière leur ordinateur à imaginer des choses impossibles à mettre en place, manifestent une méconnaissance absolue de ce qui fait la réalité de nos métiers, de la culture, des festivals et aussi de sa diversité. Ceux qui ne connaissent pas les salles de spectacle peuvent imaginer qu'il suffit de condamner un siège sur deux pour respecter les distanciations d'un mètre, mais en vrai c'est deux sièges sur trois et un rang sur deux à vider : il ne reste donc qu'1/5 des salles et alors les économies des lieux de culture sont chamboulées.
Et comment regrouper dans un même sac tous les événements, qu'il s'agisse des Vieilles Charrues (280.000 festivaliers en quatre jours) ou de tous ceux qui font la majorité des activités culturelles. Les petits, les sans-grades."
"10, 100, 5000 personnes ? 1 mètre 50, 4m² ? Juin, juillet, septembre ? Tout était vague !" Les directeurs ont particulièrement mal vécu le fait que le ministère ne leur ait pas donné les différents scénarios envisagés de consignes et de soutien selon l'évolution de la situation sanitaire, et de fait, ce sont eux-mêmes qui ont dû élaborer un nombre encore plus exponentiel de scénarios pour répondre aux différents cas imprévisibles de la situation sanitaire et d'annonces gouvernementales tardives et changeantes.
Les DRAC et ARS, interlocuteurs privilégiés
Alors, tous nous disent avoir abandonné l'espoir de réponses émanant de la rue de Valois et se sont tournés vers les autres interlocuteurs, aussi bien leurs comités de suivi (composés par les différentes strates tutélaires, locales et régionales), que des réseaux nationaux tels que France Festivals ainsi que leurs collègues des festivals voisins.
"Informer le public et les conseils d'administration, s'appuyer sur eux et sur le lien très proche avec la DRAC (Direction Régionale des affaires culturelles) et les Préfectures ainsi que l'aide extrêmement précieuse de l'ARS (Agence régionale de santé) ! Tels ont été nos interlocuteurs capitaux pour élaborer nos hypothèses, en vérifier la pertinence et la faisabilité alors que nous étions dans le flou le plus complet, alors qu'il fallait de l'information et du temps dont nous ne disposions pas" résume François Delagoutte, Directeur de la Cité de la Voix à Vézelay, en un processus qui a été celui de tous ses collègues. "Nous avons dû nous responsabiliser pour ménager les angoisses et ne pas simplement dire : Rendez-vous l'année prochaine." Un autre Directeur ajoute ainsi : "La DRAC était très proche de nous, tandis que le ministère était coupé des réalités. On l'a bien vu une fois encore lors de la Fête de la Musique." "Ce dernier épisode en date, poursuit un autre responsable artistique régional, montre de manière flagrante, éloquente, par l'image, la fragilité à la tête du Ministère. Comment peut-on envisager que la Fête de la musique se tienne et puis ensuite se plaindre le lendemain d'avoir vu des rassemblements ? On ne peut pas vouloir tout et son contraire : dire aux gens de faire attention et en même temps qu'ils peuvent fêter et célébrer l'été. Il n'y a aucune cohérence ni colonne vertébrale, c'est gravissime. Nous n'avons aucune réponse du Ministère. La DGCA (Direction générale de la création artistique) fait de son mieux, les réunions avec le Délégué adjoint M. Dominique Muller ont été de grande intelligence mais je l'ai trouvé bien seul." De très nombreux postes sont notés vacants dans l'organigramme de cette Direction qui n'a pas de Délégué(e) à la musique, ni de Chef(fe) de service, directeur(trice) adjoint(e), chargé(e) des arts plastiques, ni de Sous-direction au Bureau des affaires générales.
La suite de ce grand dossier à paraître très prochainement :
2. Pourquoi et comment les festivals ont-ils décidé d’annuler ou non ?
3. Comment les artistes engagés par les festivals ont-ils été indemnisés ?
4. Après les annulations, les regrets des festivals d’été
5. Festivals d’été : comment gérer le « jour d’après » ?