Offenbach & Wachs, Les Bouffes de Bru Zane sont de retour !
Romain Gilbert, comment réunirez-vous ces deux opus ?
Nous commençons par Un mari dans la serrure puis enchaînons sans entracte avec Lischen et Fritzchen pour des raisons dramaturgiques, en reliant ces deux opérettes. Il y aura un changement de plateau minime entre les deux (tout est très léger et peut facilement tourner, dans l'esprit du théâtre de tréteaux : ici scénographié et costumé par Mathieu Crescence avec les lumières de Lila Meynard). L'esthétique principale est construite sur des miroirs et des éléments surréalistes (notamment en référence au Luna Park en Australie) mais avec des costumes traditionnels, d'époque.
Le début d'Un mari dans la serrure voit une comédienne (Thérézina) répéter une scène dans sa chambre. Comme nous avions du théâtre dans le théâtre, j'ai mis cette histoire en abyme : dans notre version, une comédienne monte à Paris pour tenter de percer et va auditionner pour jouer Un mari dans la serrure de Wachs. J'ajoute un troisième personnage (incarné par le pianiste Jean-Marc Fontana) qui joue l’imprésario louche avec son aide de bureau (le ténor-baryton incarné par Damien Bigourdan).
Nous avons aussi joué le surréalisme dans les costumes : dans cette grande pièce servant à faire passer les auditions, nous avons mis plein de sacs de jute avec des noms d'opéras imprimés et les costumes correspondants à l'intérieur : Tosca, Carmen, Butterfly, Norma. L'imprésario lance les sacs à la comédienne et la fait auditionner dans ces costumes.
Comment ces deux opus ont-ils été choisis (et donc prise la décision de ne pas monter de diptyque Un mari à la porte d'Offenbach / Un mari dans la serrure de Wachs qui en est la suite) ?
Lischen et Fritzchen était très intéressant pour le Palazzetto Bru Zane comme pour moi. Nous avions aussi pensé à Oyayaye, ou la Reine des Îles d'Offenbach mais le travail d'édition est en cours au Palazzetto Bru Zane. Ils m'ont proposé Un mari dans la serrure et j'adore ce petit bijou de théâtre, de boulevard, d'opérette, excellemment écrit et rythmé. La musique est certes courte (quelques pastilles musicales dans un texte théâtral) mais l'ensemble permet de redécouvrir ce répertoire foisonnant, un trésor qui n'est jamais donné. Et pour avoir vu les bibliothèques du Palazzetto Bru Zane, ils ont encore des armoires entières d'œuvres à ressusciter !
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Comment représentez-vous la richesse humoristique et presque surréaliste de ces livrets ?
Dans ce spectacle, l'interprète Adriana Bignagni Lesca d'origine gabonaise auditionne donc pour une pièce en français dans un costume de Butterfly plein de couleurs : un moyen de surligner le sous-texte de la pièce qui est de ne pas se fier aux apparences. Ainsi, certaines choses se passent hors-scène et ce qui semble être n'est pas ! Par exemple, ce qu'on pense être la voisine du dessus qui casse de la vaisselle est en fait une guenon. Pendant l'audition, un jeune homme, Monsieur Bigorneau, entre, s'enferme et perd la clef. Il prend l'actrice, qui joue une meurtrière et s'entraîne avec un mannequin, pour une vrai criminelle.
Or, selon les conventions sociales de l'époque, une demoiselle (femme non mariée) découverte seule avec un homme dans un appartement est "compromise". Ils décident donc, après une tentative infructueuse d'évasion par la gouttière, de cohabiter (elle dans sa chambre et lui dans le salon pour ne pas voir ce qu'il croit être un cadavre). Mais les voisins s'en rendent compte et le concierge s'en mêle. La fiancée de Bigorneau, qui le croyait infidèle, l'a quitté et lui a rendu ses lettres d'amour. Mais l'actrice, Thérézina, reconnait l'écriture de son propre fiancé, Floridor (qui soit dit en passant est le pseudonyme pris par le compositeur Hervé, père de l'opérette, dont le Palazzetto Bru Zane a monté les aventures dans Mam'zelle Nitouche). Bigorneau et elle comprennent qu'ils ont tous deux été trompés. Comme ils se plaisent mutuellement, ils se mettent ensemble : dès lors fiancés, leur honneur n'est plus compromis.
Tout le quiproquo parfaitement condensé et rythmé semble résolu... mais la fin du Mari dans la serrure est en fait terrible dans cette production : l'audition est ratée, l'actrice rend son déguisement pour retrouver son tablier et rentrer vendre des balais dans son Alsace natale. Bigorneau est lui aussi renvoyé et on retombe donc sur nos pieds avec le début de Lischen et Fritzchen (et le génie musical d'Offenbach avec trois minutes trente de musique pour faire la transition par pantomime).
Le sous-texte social est-il important dans votre lecture de ces œuvres ?
Absolument : il est question de la condition des femmes, des pauvres, des comédiens et des musiciens de l'époque. Bigorneau, dans le texte, est flûtiste au Théâtre Parisien. Thérézina s'exerce avec un mannequin pour jouer dans un pauvre théâtre avec un vieux directeur.
Offenbach a créé Lischen et Fritzchen à Bad Ems, c'était donc un divertissement pour les bourgeois qui venaient prendre les bains. Faire une satire des "Alsaciens", méprisés car vus comme des pauvres, est un moyen de faire rire le public alors qu'il est (aussi) la cible de la satire. Offenbach a ce recul et ce second degré qui permet de tout faire, même de mettre en musique des plaisanteries très premier degré avec des personnages très attachants.
Le poids social est toujours visible, alors la question est de savoir comment le représenter. La même question se pose avec La Périchole et les pièces Second Empire. Dans une pièce comme celles de ce diptyque, qui sont courtes, il s'agit de faire rire avant tout mais je voulais tout de même montrer la condition de la femme et des comédiennes sans le sou via cette figure du "directeur de casting" qui fait la pluie et le beau temps (comme le Vice-Roi avec La Périchole, qui est une chanteuse de rue, et nous savons hélas combien la prostitution et le monde du théâtre étaient liés). J'ajoute donc juste ce personnage, mais sans avoir besoin de lui rajouter du texte (il donne la réplique à Thérézina, ce qui dans le livret est la voix des voisins du dessous). Il ressemble à certaines figures qui défrayent la chronique judiciaire de nos jours.
Retrouvez déjà notre compte-rendu de ce spectacle
Comment avez-vous traité la question de l'accent alsacien ?
Au début je pensais ne pas l'employer, pour ne pas faire trop téléphoné mais tous les quiproquos et la drôlerie reposent sur l'accent. Une partie du texte est aussi écrite en allemand, mais nous utiliserons la version traduite en français (avec un fort accent alsacien). Adriana Bignagni Lesca et Damien Bigourdan vont donc jongler, d'autant qu'elle va y ajouter son accent gabonais.
Comment avez-vous commencé à travailler avec le Palazzetto Bru Zane ?
Dès ma première mise en scène : La Périchole à Bordeaux. La relation est excellente, j'ai même mis en espace leur Gala des 10 ans avec les habitués de l'institution, des interprètes incroyables et très drôles ! Géniaux sur tous les plans (instrumentistes, comédiens, chanteurs). Ils m'ont donc proposé de faire ce diptyque. Je suis très content de créer cette production dans le splendide Théâtre d'Aix-en-Provence puis dans le merveilleux et historique Marigny, avant Montpellier, sans parler de Venise au Palazzetto Bru Zane.
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Comment êtes-vous venu à la mise en scène ?
J'ai travaillé trois ans comme chargé de production avec Jean-François Zygel, nous faisions un binôme et il m'a progressivement confié de nouvelles missions. Notamment dans le cadre d'un de ses Concerts de l'improbable au Châtelet, et j'ai pris en charge la scénographie d'un concert Debussy. J'ai été encouragé à suivre cette voie même si elle me terrorisait (j'avais déjà fait un grand saut après Math Spé puis le concours d'ingénieur aéronautique à Air France en abandonnant tout pour m'inscrire en première année de licence de musicologie). J'avais le virus mais j'aime toujours les choses sûres et carrées, c'est donc en tant qu'administrateur que j'ai rejoint Les Musiciens du Louvre, avec un travail rassurant derrière un bureau. Mais au fil d'une conversation avec Ivan Alexandre qui mettait en scène sa trilogie Mozart-Da Ponte avec Les Musiciens du Louvre de Marc Minkowski en Suède. Florent Siaud était son assistant et m'a pour ainsi dire passé le relais, sachant que j'avais été assistant stagiaire pour travailler avec Laurent Pelly sur Le Coq d'or (extrêmement formateur avec ces artistes russophones). Je n'ai plus pu arrêter, j'ai aussi assisté Florent Siaud pour Pelléas et Mélisande à Bordeaux.
Assister les metteurs en scène est passionnant : juste avant la fin de cette première série de représentations Offenbach & Wachs, j'irai à Toulouse pour assister Shirley et Dino qui mettent en scène Platée, alors que je viens de collaborer deux mois à Berlin sur Samson et Dalila avec un metteur en scène qui n'avait jamais travaillé à l'opéra (le casting était composé d'Elina Garanca, Brandon Jovanovich, Michael Volle, direction Daniel Barenboim).
J'ai aussi pu assister Ivo van Hove sur le Journal d'un disparu, un bijou de théâtre musical d'une heure avec lequel je tourne beaucoup en France, à l'étranger (Pékin, Covent Garden, Brooklyn) : avec des accueils très différents, ce qui en fait aussi l'intérêt.
Votre mise en scène a-t-elle été enrichie par le travail avec ces metteurs en scène si différents ?
Toutes ces collaborations m'intéressent, je ne sais pas jusqu'à quel point cela peut m'influencer mais d'Ivo van Hove je retiens la précision (vue du public elle a l'air d'aller de soi mais il s'agit d'un travail incroyable), de Laurent Pelly la jovialité, la curiosité de tout et la précision aussi (du rire), le côté déluré de Shirley et Dino que je découvre, du cinématographique pour Damián Szifron.
Beaucoup d'opéras invitent désormais pour la mise en scène des novices dans l'art lyrique (réalisateurs, plasticiens), quelles sont alors les difficultés selon vous ?
J'ai tendance à penser que connaître un peu la musique peut être utile. Certains réalisateurs ont nonobstant la sensibilité, une certaine musicalité. Le plus important est aussi un amour de la musique (et pour ceux qui ne lisent pas la musique, des assistants sont présents à cette fin). Je ne pense toutefois pas qu'on demanderait à un metteur en scène d'opéra de se mettre ainsi derrière une caméra sans préparation, en faisant le saut dans un monde inconnu. Certains réussissent avec (plus ou moins) de succès, certaines productions sont remarquables et ont fait date.
Que pensez-vous de la modernisation des mises en scène ?
Les costumes de ville, soit, mais les gens viennent tout de même au spectacle pour voir autre chose et sortir du quotidien. Chaque spectacle d'un Laurent Pelly nous mène ailleurs : l'opéra doit rester une œuvre d'art totale, l'art ultime selon moi. Il a tout, aucune autre activité ne réunit autant de métiers d'artistes. C'est le plus beau des arts, certainement le plus exigeant, c'est peut-être pour cela que le public et les critiques peuvent être si durs, voire si violents. Les huées sont d'une violence insupportable.
Êtes-vous contre les huées ?
Dans un monde parfait, je pense que les spectateurs insatisfaits n'applaudiraient pas. Une demi-salle qui applaudit ça se sent, ça fait déjà passer le message. Huer c'est tout de même fouler au pied des mois de travail, des années de réflexion. Bien sûr que le public peut être en désaccord avec une vision et certes, il peut y avoir un manque de travail, la violence n'en demeure pas moindre. J'espère que personne ne réagit ainsi en pensant ne pas en avoir eu "pour son argent". Justement des metteurs en scène qui découvraient l'opéra m'ont demandé pourquoi on supportait de travailler dans un tel contexte.
Comment en êtes-vous venu (toujours avec Offenbach) à signer votre première mise en scène : La Périchole ?
Initialement le Festival de Pentecôte à Salzbourg avait invité Marc Minkowski pour La Périchole en version de concert et la Directrice Cecilia Bartoli souhaitait mettre à l'honneur l'année 1868 dans son programme (année de la première version).
Il m'a demandé d'en faire une mise en espace, j'ai donc effectué mes premiers pas, dans ce lieu légendaire. Marc Minkowski a voulu ouvrir avec cette production sa saison à l'Opéra de Bordeaux qu'il dirige, et finalement il a voulu marquer le coup avec une mise en scène. Nous disposions d'une minuscule semaine pour tout faire, mais nous sommes partis vaillants (quoiqu'entre-temps la version de 1868 était devenue la version de 1874, qui a pas mal des tubes notamment de l'Acte III).
Est-ce parce que vous êtes jeune que l'on vous propose des projets aux délais si serrés ?
Ce sont en tout cas des opportunités incroyables ! J'ai pu travailler avec des artistes passionnants : toutes les distributions de Marc Minkowski sont exceptionnelles. J'ai également signé en un temps record le Gala Offenbach en fête avec l'Orchestre National de Lyon pour le Réveillon de fin d'année 2019 : un pot-pourri avec Véronique Gens, Jean-Paul Fouchécourt, Measha Brueggergosman, 4 représentations, 7600 spectateurs ! J'ai désormais l'habitude d'avoir peu de temps pour travailler (et je ne pense pas que la situation économique permette que cela aille en s'arrangeant). Nous avons créé une dramaturgie d'après un programme imposé, mais il n'est pas mauvais d'avoir des contraintes. Dans les petites productions, tout est cadré, et mesuré. À l'inverse, j'ai eu une expérience au Luxembourg avec une carte blanche totale (pas de limites de budget ni de choix artistiques), c'était vertigineux et plus délicat.
Quels sont vos prochains projets ?
D'autres projets sont à l'étude et j'ai de toute façon des petits carnets chez moi avec les amorces de chaque opéra à mettre en scène, certains sont déjà prêts !