François-Xavier Roth : « Malgoire a marqué ma génération de musiciens »
François-Xavier Roth, vous avez pris la direction de l’Atelier Lyrique de Tourcoing il y a quelques mois : à titre personnel, que recherchez-vous dans cette expérience ?
C’est une conjonction de beaucoup de choses. Ce qu’a développé Jean-Claude Malgoire [le Fondateur et Directeur historique de l'Atelier, ndlr] tout au long de sa vie a été véritablement marquant pour ma génération de musiciens. On pense souvent à lui au sujet du baroque français et quelques ouvrages de Haendel. Mais il a fait beaucoup plus en réalité. Il a été le premier à assumer une diversité gigantesque dans les répertoires, à chaque fois sur les instrumentariums adéquats par époque : je me sens comme son enfant musicalement parlant. Il y a donc un lien musical très fort. Ce n’est pas un hasard si j’ai créé en 2003 l’orchestre Les Siècles, à l’image de ce projet qu’il avait lui-même dessiné très tôt.
Par ailleurs, je suis très actif depuis plusieurs années avec Les Siècles dans les Hauts-de-France, et notamment dans l’Aisne. Cette possibilité de mener un travail encore plus approfondi dans un territoire comme Tourcoing est très important. Il y a toute la partie musicale que les gens connaissent bien, mais il y a aussi beaucoup de médiation à travers la musique vers de nouveaux publics ou des publics empêchés. Tourcoing est une ville très jeune, malheureusement fortement touchée par le chômage, mais qui a fait depuis de nombreuses années le pari de la culture. Ce mandat sera l’occasion de développer encore plus précisément le projet que j’ai dessiné avec Les Siècles depuis plusieurs années.
Quelle est votre lettre de mission ?
Ma mission est de diriger artistiquement les saisons de l’Atelier Lyrique de Tourcoing, et de définir ce que cette institution peut devenir. Cela comprend bien entendu la programmation pure, mais presque encore plus ce que doit ou devrait développer et produire l’Atelier en termes d’échanges avec les différentes communes, y compris par-delà nos frontières, puisque nous sommes très près de la Belgique. Il faut continuer de réinventer cet outil absolument miraculeux : l’Atelier Lyrique de Tourcoing est une sorte de bulle, très en contact avec la société, mais avec un modèle de production et de diffusion artistique absolument singulier. Je ne connais pas d’équivalent en Europe.
Vous mentionnez la Belgique : il y a donc un objectif de rayonnement international ?
En effet, c’est aussi l’une des raisons pour lesquelles j’ai été contacté pour ce poste. Je suis très actif et implanté en Allemagne [François-Xavier Rothest Directeur de la musique de la ville de Cologne, ndlr], en Angleterre [Principal chef invité de l’Orchestre symphonique de Londres, ndlr] et plus généralement en Europe : cela va permettre à l’Atelier d’avoir de nouveaux partenaires. C’est une nouvelle manière de faire rayonner le travail que nous allons faire à Tourcoing. Nous pourrons faire venir des productions de Berlin, de Cologne, de Londres ou de Barcelone : la logique de production aura dès lors une résonance beaucoup plus grande que si nous jouions uniquement à Tourcoing. L’Atelier a besoin de ce nouveau souffle sur le rayonnement et la faisabilité des projets, car nous sommes dans une économie contrainte et difficile. Pour faire briller ces projets, nous avons besoin de partenaires très solides.
Vous avez fondé Les Siècles il y a 15 ans : qu’est-ce qui vous animait ?
C’est d’abord un rêve d’étudiant musicien (j’étais flûtiste). J’étais passionné de musiques très différentes. Ma culture musicale était donc très vaste, de Christie, Gardiner ou Harnoncourt à l’avant-garde avec Boulez et l’Ensemble Intercontemporain. J’ai donc imaginé qu’au siècle suivant, un orchestre pourrait s’exprimer avec à chaque fois l’acuité stylistique et les instruments qu’ont connus les compositeurs des différentes périodes. Ces musiques racontent l’évolution de l’humanité. Il s’agit donc d’un rêve qui date de mes années d’étude et que j’ai eu la chance de pouvoir réaliser très progressivement : au départ, nous étions un groupe de copains qui répétions chez moi. Nous avons défini très précisément, au fur et à mesure, le projet organologique.
Comment cet orchestre s’intégrera-t-il dans ce projet ?
J’ai été contacté par l’Atelier à la fois comme chef d’orchestre, mais aussi en tant que Directeur musical des Siècles. L’orchestre va ainsi avoir des projets divers et variés sur Tourcoing, et va s’y déployer, y compris dans des concerts en appartement, des répétitions dans des collèges et des lycées, mais aussi un contact très étroit avec des publics empêchés comme les malades d’Alzheimer, qui est un sujet très présent dans mon esprit. L’appui de cet orchestre permettra de mettre Tourcoing en mouvement, musicalement parlant.
Il y aura toutefois bien d’autres orchestres, notamment l’orchestre historique qu’est La Grande Ecurie et la Chambre du Roy, qui va commencer un nouveau travail avec Alexis Kossenko. Je voudrais vraiment que l’Atelier soit une plateforme où l’on puisse rencontrer les meilleurs ensembles sur instrument d’époque, quelle que soit l’époque. Il est au cœur de notre projet de montrer l’énorme et extraordinaire savoir-faire que l’on a aujourd’hui en France, dans ce lieu d’expérimentation, ce théâtre magnifique, cette ville qui offre plein de possibilité. Une sorte de petit îlot où l’on pourra se lancer dans des aventures avec des ensembles qui sont reconnus partout, et permettre à de jeunes ensembles d’émerger : nous allons d’ailleurs organiser le Tremplin Jean-Claude Malgoire qui aura lieu tous les ans ou tous les deux ans, et qui permettra à de jeunes ensembles de se faire connaître.
Vous mentionnez des actions vers les malades d’Alzheimer : de quoi s’agit-il ?
Depuis plusieurs années, je suis fasciné par ce sujet. Je vais donc développer un projet à Tourcoing, mais aussi à Londres et Cologne, en relation avec des chercheurs, afin d’essayer de comprendre ce que la musique peut apporter à ces malades. Il y a des enjeux extraordinaires dans ce domaine : beaucoup de chercheurs le disent. On dit aussi que les musiciens sont moins sujets à ces maladies. C’est un projet qui va animer beaucoup de mon temps dans un futur très proche. Je sens que c’est un domaine où l’on peut aider ces populations, et où l’on est au tout début de nos découvertes sur les bienfaits de la musique.
Quels sont les grands défis que vous devrez relever au cours de votre mandat ?
C’est une nouvelle aventure pour moi : je n’ai jamais été à la tête d’une institution comme celle-là. Mon défi premier défi est d’arriver à opérer des choix avec acuité : je voudrais faire 20.000 projets, mais je n’ai qu’une vie et mes journées ne font que 24h. L’autre défit sera par rapport au territoire, où un travail a déjà été mené par Jean-Claude Malgoire et ses équipes. Je vais être très en demande des partenaires locaux (nous y travaillons déjà énormément) : il y a un vrai enjeu à ce que la communauté réagisse à nos propositions. J’arrive avec toute mon énergie et ma musique et je ne suis pas d’un naturel à ne voir que les difficultés : je me réjouis d’avance des rencontres à venir et de ce que nous allons pouvoir développer.
Sur quels critères jugerez-vous du succès de votre passage à la tête de l’Atelier une fois votre mandat achevé ?
Je ne suis pas encore dans la logique de penser à un bilan, mais c’est partout pareil. Les fruits du travail mené se mesurent après les concerts, par le taux de fréquentation, le retour du public, la manière dont on parle du lieu. Mon envie est que Tourcoing soit encore plus reconnu pour son esprit d’avant-garde, comme un lieu d’aventure musicale, où l’on peu vivre des performances qu’on ne vivrait pas ailleurs dans des institutions plus grandes et avec plus de moyens, mais aussi plus lourdes. Je souhaite que les gens comprennent que la musique que l’on pratique, la musique dite classique, n’est pas un art réservé à certains, mais qu’elle peut être comprise par tous, et qu’elle peut même aider les gens à vivre, et à mieux vivre ensemble. Je me souhaite, d’ici quelques années, de n’avoir qu’une envie : continuer à Tourcoing et y rester encore plus. Cette aventure commence : je ne sais pas si ça s’arrêtera ni comment ça s’arrêterait. Le retour du public, et notamment de ceux qui ne connaissaient pas Tourcoing avant, sera important. Je veux placer de manière plus prégnante encore Tourcoing sur la carte musicale européenne, et donner une envie irrépressible aux gens d’acheter un billet de TGV pour venir à Tourcoing.
Comme nous le mentionnions, La Grande Écurie et la Chambre du Roy aura une direction séparée : comment ces deux entités seront-elles amenées à collaborer ?
Le mieux possible ! L’Atelier lyrique et La Grande Écurie ont toujours été deux entités distinctes. Il y a un nouvel enjeu pour cet orchestre à trouver : il doit imaginer, construire, écrire son futur, ce qu’ils font d’ailleurs déjà. Le nouveau Directeur Alexis Kossenko est un vieux compagnon puisque nous étions ensemble en classe de flûte au Conservatoire de Paris : nous nous connaissions très bien à l’époque. Il a d’ailleurs également joué comme flûtiste au début des Siècles. Il connaît bien La Grande Écurie et a envie de développer des projets avec eux. C’est un défit qui sera créatif et positif. Ils s’intégreront très logiquement dans la saison de l’Atelier lyrique.
Vous venez de diriger un concert dédié à Mozart à Tourcoing (avec d’Oustrac, Tilquin, Mechelen, Rivenq). Quel en était le programme ?
Ce programme, qui était prévu avant ma nomination, était dédié à la mémoire de Malgoire. Je dirigeais à cette occasion son orchestre de La Grande écurie pour la première fois, ainsi que des solistes que Jean-Claude a bien connus, et qu’il a révélés au public. Nous avons joué la 39ème Symphonie de Mozart, qu’il avait toujours souhaité diriger. Il y avait aussi des airs d’opéra rendant hommage aux solistes qu’il a fait travailler dans divers répertoires.
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Ce travail de découverte de jeunes artistes (dont nous parlait en interview Marie Perbost) était une des marques de fabrique de Jean-Claude Malgoire : cela vous tient-il également à cœur ?
Cela entre dans l’esprit d’aventure et d’expérimentation qui est dans l’ADN de l’Atelier lyrique. Ce lieu ne serait pas si vivace aujourd’hui, s’il n’y avait eu cet aspect. Au-delà des jeunes chanteurs, qui seront bien sûr présents, ce travail s’étendra à de jeunes compositeurs ou metteurs en scène. Nous avons la chance à Tourcoing d’avoir le Fresnoy [Studio national des arts contemporains, ndlr] qui aura des choses à apporter à des formes lyriques d’un nouveau genre.
Vous reviendrez à Tourcoing en mars avec Les Siècles dans le cadre de la présentation de l’intégrale des Symphonies de Beethoven que vous donnerez ensuite à Versailles. Comment préparez-vous ces concerts ?
Nous en avons déjà joué beaucoup, mais jamais en intégral, dans un seul geste soir après soir. Je suis extrêmement impatient de pouvoir le faire avec mon orchestre. C’est une aventure qui n’est pas inédite, que beaucoup de chefs et d’orchestres ont pratiquée, mais qui est nouvelle pour moi. Nous donnerons les 8ème et 9ème à Tourcoing et nous en sommes très heureux. Nous donnerons également le cycle complet à Nîmes et en Allemagne après Versailles.
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Vous avez également des responsabilités musicales à Londres et Cologne : quels avantages personnels et artistiques trouvez-vous à ce cumul de fonctions ?
Cela ne m’est pas propre, c’est le cas de nombreux chefs d’orchestre. Le bénéfice est de travailler avec des orchestres qui ont des cultures de jeu différentes, des publics et des communautés diverses, et de pouvoir, à notre modeste niveau, faire communiquer et dialoguer ces cultures. Par exemple, après avoir découvert la pédagogie de LSO Discovery [le programme éducatif de l’Orchestre symphonique de Londres, ndlr] en tant que jeune chef d’orchestre, durant mes années d’assistanat, j’ai essayé d’amener ces enseignements en France car ils avaient 20 ou 30 ans d’avance. En termes de répartition de mon temps, Les Siècles, qui est l’orchestre que je dirige le plus, seront centralisés sur Tourcoing : dans mon calendrier, mon activité auprès de l’orchestre sera donc aussi dédié à Tourcoing.
Puisque vous n’avez qu'une seule vie, comment parvenez-vous à maintenir un équilibre avec votre vie personnelle ?
Je visite des maisons à Tourcoing : c’est très important de poser nos valises là-bas. Chaque fois que je serai à Tourcoing, je serai chez moi. C’est symboliquement très fort. Nous nous organisons très en avance. La gestion du temps est parfois compliquée, mais j’ai à cœur de garder des temps de vacance et des temps d’étude. J’y arrive pas trop mal pour l’instant. On ne m’a en tout cas jamais fait le reproche d’un manque d’investissement dans les divers projets pour lesquels je me suis investi.