Masters-classe, William Christie & Paul Agnew pour les 40 ans des Arts Florissants à la Philharmonie de Paris
Siégeant désormais côte-à-côte, William Christie et Paul Agnew offrent une classe de maître spirituelle et complice, à leurs élèves du Conservatoire de Paris (département musique ancienne et disciplines vocales que William Christie et Paul Agnew ont parrainé en 2018) ainsi que de la Juilliard School ayant fait le déplacement de New York (département Historical Performance avec lequel le partenariat remonte à 2007). "Montrez-nous pourquoi vous payez si cher vos études" leur dit William Christie avec le ton taquin, direct et plein de vérité qui sera le sien toute la master-classe durant. Le tout dans son excellent français avec une pointe d'accent : traduisant pour le public les interventions des jeunes musiciens américains et les invitant en retour à exprimer leurs quelques mots de français ("to lard English with French").
Les maîtres laissent en effet d'abord les musiciens s'exprimer : non seulement jouer leur morceau en entier mais aussi et surtout en exigeant qu'ils expliquent et contextualisent la pièce proposée. Ils demandent aux musiciens de la Juilliard une biographie raisonnée de Jean-Marie Leclair (1697–1764) dont Chloe Kim et Majka Demcak (violons), Jin Nakamura (violoncelle) et Carl Patrick Bolleia (clavecin) jouent une Ouverture avant que Shelby Yamin et Rachel Prendergast (violons), Cullen O’Neil (violoncelle) et Carl Patrick Bolleia (clavecin) ne jouent une Sonate du même opus 13.
Outre la connaissance musicologique de chaque compositeur et de chaque œuvre interprétée et la capacité à l'exprimer, William Christie insiste avant tout sur un paramètre absolument fondamental : le chant. La vocalité et un certain lyrisme y compris des instruments. Les instrumentistes doivent, tous, phraser leurs lignes comme une parole, commune et concordante.
Cet intérêt pour les voix est prolongé ici dans le travail avec les élèves français, les deux groupes proposant des partitions vocales tirées chez Haendel : "E un folle, e un vile affetto" dans Alcina puis "E pur cosi in un giorno… Piangero" dans Giulio Cesare. Tous les instrumentistes doivent alors connaître les paroles par cœur, pouvoir chanter en jouant : pour le sens de la musique, pour le phrasé des lignes. Cela ne concerne pas seulement le clavecin (qui a dans ce cursus la tradition du maestro al cembalo : le chef de chant baroque) mais il est certes l'objet de remontrances particulières s'il n'a pas appris cette leçon. William Christie donne bien entendu l'exemple, en cette master-classe comme dans le grand concert de Gala d'Anniversaire le lendemain, dans la grande salle (notre compte-rendu) comme durant toute sa carrière.
Transmettre les secrets de son art est aussi pour William Christie l'occasion d'en contextualiser sa propre histoire : il se souvient de son arrivée en France dans les années 1970, vante l’instrument merveilleux ici emprunté au Musée, un clavecin Ruckers/Taskin (Anvers, 1646, ravalé en 1780) dont il joua, un trésor mondial servant à rappeler aux élèves l'inspiration qui peut provenir sur les instruments d'époque (marque de son ensemble Les Arts Florissants).
Les anecdotes se rattachent aussi aux rencontres faites, y compris liées à cette Philharmonie de Paris (Les Arts Florissants joueront leur grand concert de Gala dans la Salle Pierre Boulez, "un ami" sourit William Christie en regardant au ciel alors que tout pourrait sembler opposer ces personnalités fortes et revêches aux répertoires apparemment étrangers : le baroque et le contemporain). La référence à Boulez n'est pas que taquinerie historico-esthétique mais sert à une dissertation sur les partitions, avec l'écart constaté entre les 76 indications différentes par page de partition Boulezienne, alors que le baroque n'en a aucune (et lorsqu'il y en a ce sont des erreurs et tromperies de copistes ou de "stupid" éditeurs modernes). Toujours par jeu mais avec un enjeu pédagogique et artistique pour les élèves et le public, William Christie demande aux instrumentistes de jouer une "clean version" suivant uniquement ce qui est écrit sur la partition, comme jouerait un instrumentiste qui ne connaîtrait rien au baroque. Devant le résultat, le maître conclut par cette maxime : "L'interprète fait ce qui est écrit, mais nous lisons ce qui n'est pas sur la page."
Outre ces précieux conseils, le maître se fait encourageant avec les élèves : "wonderful, élégant" leur adresse-t-il avant de poser des questions rhétoriques pour se lancer dans de grands discours sur les français qui aimaient eux aussi autant parler et écrire sur la musique que d'en jouer (William Christie a été naturalisé français en 1995).
Toujours lié au phrasé et à la vocalité, il entre alors à cœur joie dans une autre polémique devenue légendaire dans le monde de la musique et des "baroqueux" : il revient sur la "Querelle entre anciens et modernes" (faisant référence à cette lutte esthétique du XVIIe siècle" transposée au XXe siècle) avec "la tyrannie nordique : si un chanteur vibrait, il était décapité", alors que le vibrato est le signe d'une voix (et d'une ligne) saine.
Le phrasé reste ainsi présent et prégnant chez tous les musiciens jusque dans l'expression de leur virtuosité impressionnante. Mais le phrasé reste certes identique à travers les différents pupitres et les différentes incarnations de caractères (même s'ils sont présentés en préambules par les jeunes artistes comme des êtres dramatiques complexes) : les professeurs invitent donc ces jeunes âmes à infiniment plus de richesse et de variété.
Accompagné par Te-Eun Kim et Iris Scialom (violons), Aik Shin Tan (alto), Hanna Salzenstein (violoncelle) et Batiste Guittet (clavecin), le ténor Bastien Rimondi (déjà apprécié sur ces pages avec la compagnie Winterreise) chante Oronte avec des appuis sonores et marqués de graves. La vibration intense rompt le phrasé mais la voix se déploie à travers toutes les nuances par des résonances aisées. Paul Agnew le questionne également sur le personnage et son évolution, dans l'air et dans l'œuvre. "Il ne faut pas qu'il devienne sympathique, explique et illustre-t-il, et c'est pour une fois l'avantage d'un da capo (reprise) : il permet de montrer les deux caractères différents." Autre travail sur le caractère, "on ne dit pas 'je suis furieux' ou 'je t'aime' d'une même voix neutre", autant d'indications complémentées par des conseils techniques (nourrir le phrasé tout en ôtant une respiration). Ce phrasé reste toujours celui des instrumentistes, qui doivent évoquer une forte élocution jusqu'à la nudité du seul continuo sur la voix. Les jeunes musiciens visiblement très timides face aux maîtres et à ces indications, redeviennent extravertis avec la musique, habités par un plaisir visible (que Christie et Agnew encouragent : "le visuel fait partie du spectacle", avant de demander des précisions dans les équilibres, plus de tel instrument dans un jeu "moins protestant", moins de tel autre sur telle partie).
William Christie rappelle combien le rôle de Cléopâtre qu'affronte la jeune soprano Margaux Poguet est un tour de force. Son chant se déploie pourtant immédiatement expressif, jusqu'au dramatique. Elle retient des lignes droites sur un appui intense avec un vibratello d'essoufflements (à des fins expressives). L'ambitus parcourt un doux appui poitriné jusque vers un élan crié. Paul Agnew lui rappelle l'importance d'émouvoir le public (outre soi-même) et invite à "tricher" pour les mélodies qui parcourent plusieurs registres, en soulevant le grave et appuyant l'aigu (plutôt que de disloquer le phrasé par des appuis graves puis aigus). William Christie invite les interprètes aux débordements de sensualité et leur demande, toujours taquin, l'autorisation de se mettre lui-même au clavecin pour diriger l'air, au plus grand délice du public et admiration des élèves.