Sabine Devieilhe avant Les Indes galantes de Bastille : « Certaines mises en scène m’indignent, et tant mieux ! »
Sabine Devieilhe, vous répétez actuellement une production des Indes galantes revisitée en profondeur par Clément Cogitore pour l'Opéra de Paris : comment la décririez-vous ?
Après trois semaines de répétition, nous commençons à y voir plus clair. Au départ, nous étions tous déstabilisés, y compris Clément Cogitore lui-même, Leonardo García Alarcón ou Alphonse Cemin qui officient en tant que chef et chef de chant, car l’omniprésence de la danse change considérablement le rythme de travail. Nous sommes entourés de 30 danseurs formidables, avec un code d’expression qui n’est a priori pas du tout relié au monde de l’opéra. Aujourd’hui, je peux dire que cette lecture des Indes galantes se révèle très inspirante. Au fur et à mesure de l’avancée de ma carrière, je me rends compte des projets qui font du sens dans ma vie d’artiste. Ce lent processus de création, parfois laborieux, va, j'ai l'impression, offrir un regard tout neuf sur cette œuvre. Pourtant familière de ce répertoire que j’ai souvent interprété et même enregistré, je me sens novice dans le processus de création de ces Indes Galantes, et tant mieux !
Cette lecture change-t-elle votre manière d’interpréter vos rôles ?
À chaque rencontre avec un metteur en scène apportant une réelle vision d’une œuvre, notre personnage est voué à évoluer, effectivement. Hébé dans le prologue par exemple, n’est pas ici la déesse de la jeunesse, mais une femme qui détient le pouvoir, une patronne omniprésente. Elle pourrait ressembler à Anna Wintour [papesse de la mode, ndlr], qui mène son monde avec bienveillance mais en imposant une supériorité hiérarchique : on ne sait pas trop si on doit l’aimer ou la craindre, ce qui est déstabilisant. La Reine de la nuit est évidemment le personnage que j’ai interprété qui s’en rapproche le plus. Cette autorité est aussi travaillée par le son avec le chef, le choix des tempi : Hébé doit régner et le divertissement du prologue doit rayonner de sa souveraineté. C’est un travail en cours !
Vous avez participé à d’autres mises en scène très modernes, comme Le Triomphe du Temps ou Ariane à Naxos à Aix, La Flûte enchantée à la Monnaie : appréciez-vous ces partis-pris ?
Je suis persuadée que l’une des missions de l’opéra aujourd’hui est d’indigner : on a besoin de remettre en question ce pourquoi on est attaché à cette forme d’art total. Un metteur en scène peut soulever de grandes questions de société, interroger les grandes fragilités de l’humain. Dans les projets que vous citez, je n’étais pas en adhésion totale avec 100% du parti-pris des metteurs en scène, mais si mon rôle d’interprète est de donner à entendre la musique que j’ai choisie de chanter, il est aussi d’incarner une mise en scène et de porter un projet. J’aime quand le metteur en scène arrive avec une vision forte. Il m’arrive aussi de m’indigner, et tant mieux !
Si le rôle de l’opéra est d’indigner, les mises en scènes littérales ont-elles perdu leur sens ?
Ce n’est absolument pas ce que je veux dire ! Une mise en scène littérale qui donne à voir du beau suscite un sentiment d’accomplissement qui est aussi une sensation très forte. Il y a de la place pour toutes les productions réellement travaillées. J’ai par exemple assisté au Met à la fameuse Bohème de Zeffirelli qui existe depuis 1981, ou interprété à la Scala l’Enlèvement au Sérail de Strehler de 1965 dans le rôle de Blondchen : il est évident que la lecture classique mais si juste de l’œuvre laisse une empreinte extrêmement forte. Nous en parlons entre chanteurs : il nous arrive d’avoir à faire à de l’à-peu-près. Quand on a peu à raconter, il est difficile de donner le meilleur de nous-mêmes. Lorsque j’ai rencontré Krzysztof Warlikowski pour le Triomphe du Temps à Aix, j’étais déjà enceinte de mon premier enfant. Nous avions des visions diamétralement opposées du rôle de la Beauté qui traversait selon lui les heures les plus noires de sa vie : c’était une jeune adolescente avec des tendances suicidaires. C’était tout sauf ce que j’étais à ce moment-là. J’ai lutté pendant plusieurs séances de travail. Nous avons eu du mal à nous retrouver sur une vision commune. Finalement, sa prise de parti et ce qu’il a tiré de moi, qui était de la composition à 100%, m’a faite grandir et m’a épanouie. La musique même de Haendel brillait d’une manière toute nouvelle : la vie était tellement présente que la mort était encore plus terrible. Cette rencontre m’a d’abord indignée, mais m’a permis d’évoluer. J’espère que le public a perçu cette grande confrontation qui, pour moi, doit avoir sa place dans une salle d’opéra. La mise en scène de Clément Cogitore, même si elle fait appel à des outils modernes et peu vus sur des plateaux d’opéra, est loin d’être décadente : c’est une lecture très approfondie et pensée de l’œuvre avec un vrai point de vue politique. Il en sort un objet nouveau mais très intéressant.
La production est donnée à l’Opéra Bastille, plutôt qu’à Garnier qui accueille habituellement le répertoire baroque : qu’est-ce que cela change pour vous ?
C’est une donnée non négligeable : j’ai fait beaucoup de musique ancienne, mais toujours dans des acoustiques plus proportionnelles au répertoire, et à mon instrument. Ici, on travaille avec Leonardo García Alarcón sur une ligne cohérente avec la musique de Rameau, mais qui soit aussi efficace : cette musique doit être lisible dans un espace vaste, ce qui passe par le legato et le maintien du timbre, quelles que soient les désinences de phrasé. Il me rappelle régulièrement que l’émission doit être différente de celle qui prévaudrait pour un disque. Lui, qui est venu tester l’acoustique avec son orchestre au moment d’accepter le projet, est persuadé que cela va fonctionner. En ce qui me concerne, n’ayant pas encore travaillé sur le plateau de la grande salle, je me pose encore la question de la manière dont va sonner cette musique dans ce lieu. Ce sera un Rameau généreux avec une magnifique distribution.
En effet, la distribution rassemble une grande partie de votre génération de chanteurs français (Fuchs, Devos, Duhamel, Sempey, Barbeyrac, Crossley-Mercer, Vidal) : quelle est l’ambiance durant les répétitions ?
Excellente ! La présentation de la production par Clément Cogitore le premier jour était très festive, avec énormément de monde prêt à démarrer. Nous nous connaissons tous du conservatoire. Alexandre Duhamel est le seul avec lequel je travaille pour la première fois. J’ai déjà chanté avec tous les autres, notamment Jodie Devos avec qui j’ai travaillé plusieurs fois à l’Opéra Comique et même enregistré pour mon disque Mirages. On en vient à regretter que l’œuvre soit composée d’entrées avec de petites scènes car nous sommes rarement tous sur scène au même moment. Ce projet doit être vu du public au moins pour cette distribution car il y a une belle fraîcheur sur le plateau.
Bien que jeunes chanteurs, vous êtes tous déjà des grands noms de la scène lyrique : comment jugez-vous l’évolution de l’école de chant francophone ?
Non seulement il y a un bel esprit de camaraderie, mais nous partageons également une vision de ce métier, un professionnalisme, un enthousiasme, ainsi qu’une façon de s’impliquer dans le projet. Nous sommes heureux de nous prêter au jeu. Nous sommes moins aujourd’hui dans la starification des chanteurs, ce qui me correspond bien. Nous vivons nos vies d’artisans qui parcourent le monde et parfont leur instrument. C’est un bel esprit de travail, très productif, qui génère de beaux moments de musique. Nous nous devons d’être polyvalents : avec un instrument léger, j’ai par exemple accès à de la musique romantique française, de la musique ancienne, de la musique du XXème siècle.
Il est encore temps pour réserver vos places pour Les Indes galantes à l'Opéra Bastille !
Vous venez d’annoncer l’annulation de votre participation aux Noces de Figaro au TCE, ainsi que de vos débuts au Teatro Real de Madrid, afin de vivre un heureux événement. Malgré tout, ce projet est un marqueur de l’internationalisation de votre carrière. Comment vivez-vous cette étape ?
Chanter à l’international, c’est accéder à une vie grisante de voyages, rencontrer des publics très différents les uns des autres, et offrir de la belle musique à un public plus large. J’aurai énormément de projets internationaux dans les années qui viennent. Le tout est de garder l’envie de voyager. Pour cela, j’ai besoin de moments en France et à Paris en particulier. Je travaille donc très rigoureusement à l’élaboration de mes agendas pour toujours revenir à la maison et garder de la place pour le public français qui m’a vu grandir. C’est un équilibre instable nécessitant un travail constant. Pour l’instant, cela fonctionne. J’ai une chance inouïe d’avoir accès à toutes ces opportunités, d’avoir le droit de dire non et même de pouvoir être à l’origine de certains projets que j’interprète. Je suis très épanouie dans ma vie de chanteuse. Mon évolution se fait de manière naturelle : il n’y a pas de grande marche mais une certaine continuité.
Quelles sont les salles dans lesquelles vous débuterez ces prochaines saisons ?
Je ferai, malgré cette annulation, mes débuts à Madrid prochainement. J’irai également au Metropolitan de New York dans quelques années, dans un rôle que je maîtrise très bien et qui est tout à ma mesure. Vue leur taille, les salles américaines sont les plus difficiles d’accès pour mon format de voix. Une tournée de récitals avec piano se monte pour dans trois ans afin d’y aller dans des salles plus petites et je m’en réjouis. J’ai également plusieurs projets à Berlin et à Munich. Je retournerai régulièrement à Milan, Londres et Vienne, avec qui j’ai une très belle relation. Je vais aussi retourner à l’Opéra de Zurich, dont j’affectionne particulièrement l’acoustique. Et puis, Paris : pour le repos et pour travailler, cette ville est un rêve. Je n’ai chanté qu’une fois à l’Opéra Garnier : j’espère retrouver d’autres occasions, ce qui est en bonne voie. Je rechanterai évidemment régulièrement à l’Opéra Comique, au Théâtre des Champs-Élysées et à la Philharmonie.
Cette internationalisation est-elle le résultat d’une stratégie pensée à l’avance ou le fruit des opportunités ?
Cela résulte d’un travail main dans la main avec mon agent et avec ma maison de disque : mon travail avec Erato me permet d’atteindre des auditeurs partout dans le monde. Je suis du coup entendue à l’étranger depuis mon premier disque avec Alexis Kossenko [Le grand théâtre de l’amour, sorti en 2013, ndlr]. Par exemple, anecdote qui m'a amusée, lors de vacances au Japon il y a 5 ans, j’ai été reconnue par la guide d’un tout petit musée perdu au pied du mont Fuji. Il s’est avéré qu’elle était spécialiste de Jean-Philippe Rameau et avait acheté Le grand théâtre de l’amour. Une histoire comme celle-là donne envie de chanter à l’étranger. Aujourd’hui, mon envie est d’aller au-delà de nos frontières comme ambassadrice des rôles avec lesquels je me sens sereine : c’est ce qui va se passer avec le rôle-titre de Lakmé ou pour celui de Dinorah dans Le Pardon de Ploërmel. J’aimerais y chanter le rôle d’Ophélie dans Hamlet également. Je me sens légitime et j’éprouve une certaine fierté à aller chanter ma langue à l’étranger.
Vous retournerez au TCE en mars pour Acanthe et Céphise (en version concert), Rameau encore. D’où vient votre proximité avec ce compositeur ?
La typologie vocale française convient très bien à ce répertoire. Son travail d’ornementation me plait beaucoup également. J’ai découvert Rameau quand j’étais encore étudiante au Conservatoire. À Rennes, je faisais la classe de basse continue au violoncelle : je jouais sa musique en accompagnant les chanteurs. Je trouvais ça formidable : Rameau est un génie de l’harmonie. J’ai ensuite rencontré très vite Alexis Kossenko à Paris qui montait son ensemble Les Ambassadeurs et qui était ravi de rencontrer une jeune soprano avec le format vocal et le goût pour la diction de l’école française. Nous avons monté ensemble plusieurs programmes que nous avons fait tourner. D’ailleurs, Acanthe et Céphise sera dirigé par Alexis Kossenko, ce qui marquera nos retrouvailles. J’ai perdu Rameau de vue ces dernières saisons mais je voyais arriver ces Indes galantes avec impatience. L’entrée des Incas touche au génie, alors que Rameau n’a pas toujours eu de la chance dans ses collaborations avec ses librettistes. Mon personnage de Phani ou celui de Huascar sont particulièrement bien dessinés par le livret et Rameau leur a offert un sous-texte d’une profondeur rare.
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Depuis Mithridate en 2016, vous avez souvent chanté au TCE : quelle est votre relation avec cette maison ?
Il y a d’abord un public extrêmement fervent, que j’ai découvert grâce à Jean-Claude Malgoire avec qui j’y ai chanté toute jeune encore le rôle de Belinda dans Didon et Enée. J’aime également beaucoup l’acoustique, ainsi que l’équipe qui a un très bel état d’esprit. Ils sont à l’initiative de très beaux projets.
En mai, vous tournerez avec la Messe en ut mineur à la Philharmonie et à la Chapelle royale du Château de Versailles. Appréciez-vous le répertoire sacré ?
Cette Messe en ut est la première œuvre que j’ai chantée en tant que choriste au Conservatoire de Caen. J’étais complètement tombée des nues devant ce monstre sacré. J’avais 15 ou 16 ans et ma sœur Florence chantait à mes côtés. Aujourd’hui, ce qui me touche, c’est la filiation chez Mozart entre les œuvres sacrées et les œuvres profanes : tout est sacré et tout est théâtre. Ce sont des sentiments extrêmement humains et terrestres que j’adore interpréter.
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Ce concert sera dirigé par votre mari Raphaël Pïchon : est-ce important pour vous de garder un moment où vous travaillez ensemble dans vos saisons ?
Le plus important est de trouver des moments où l’on est ensemble pour ne pas travailler. Ensuite, si mon agenda et la programmation de l’Ensemble Pygmalion [que dirige Raphaël Pichon, ndlr] le permettent, c’est un vrai bonheur de se retrouver en musique. C’est un bonheur aussi de retrouver Pygmalion, qui est un ensemble que je connais bien et qui sont des amis, des musiciens formidables : nous sommes tous de la même génération. Le parcours de Pygmalion, qui trace son chemin depuis la musique ancienne jusqu’à interpréter aujourd’hui les jeunes années romantiques, ressemble finalement un peu au mien : nous nous construisons au même tempo.
Vous avez dû annuler votre prise du rôle de Gilda dans Rigoletto à Marseille la saison dernière : votre voix n’a donc pas évolué comme vous l’aviez anticipé ?
Exactement. L’écueil d’un début de carrière aussi enthousiasmant que le mien est d’avoir envie de brûler certaines étapes. Ma relation de confiance avec Maurice Xiberras [le Directeur de l’Opéra de Marseille, ndlr] nous avait conduits à penser à cette première Gilda il y a cinq ans. J’avais alors accepté, persuadée que cela correspondrait à ma voix de 2019. Finalement, il s’est avéré que c’était trop tôt. J’ai annulé cette production à contrecœur, musicalement, mais aussi vis-à-vis de Maurice et du public de Marseille que j’affectionne particulièrement. Je suis certaine d’avoir pris la bonne décision. J’ai bientôt 34 ans : même si le public me connaît bien maintenant, et que je me sens moins en instabilité qu’il y a quelques années, je suis encore une jeune chanteuse. Je vais avoir de belles prises de rôles dans les années qui viennent : mon but est de garder cette quinte supérieure dans la légèreté, qui est pour l’instant ma marque de fabrique. Je ne peux pas encore prétendre aller vers un lyrisme plus établi. Et tant mieux : je n’ai pas du tout fait le tour de mon répertoire.
Quelles sont ces prises de rôle qui émailleront vos prochaines saisons ?
Je vais interpréter Cléopâtre dans Jules César de Haendel dans trois ans. J’aurai alors la légitimité pour chanter ce personnage. Il y aura d’ailleurs aussi du bel canto léger, dans la continuité de ce que j’ai déjà interprété, ainsi qu’Olympia dans les Contes d’Hoffmann, et deux créations contemporaines. Il y aura d’autres choses dont je ne peux pas encore parler.
Qu’attendez-vous, en tant qu’artiste ayant vocation à chanter régulièrement à l’Opéra de Paris, d’Alexander Neef qui vient d’être nommé à la tête de l’institution ?
J’en attends toujours cette volonté d’accueillir la jeune génération dans le public aussi bien que sur scène, ainsi qu’une prise de parti esthétique forte. J’en attends une relation de confiance : c’est important qu’un directeur connaisse ses artistes et les fidélise.
Il a été nommé très tard : que lui proposeriez-vous pour l’aider à construire sa première programmation ?
Allez, chiche ! Je ferais bien une mise en scène de la Somnambule de Bellini à Garnier par Laurent Pelly, avec qui nous avons beaucoup d’envies de répertoires en commun [une entente artistique réciproque, si l’on en croit l’interview que ce dernier nous a accordée, ndlr]. N’ayant pas beaucoup travaillé le bel canto, je reste ouverte sur le choix du chef.
Que manque-t-il pour faire venir la jeune génération dans le public ?
Des spectacles comme ces Indes galantes, qui devrait amener pas mal de sang neuf. Les danseurs ont déjà un grand nombre de fans qui les suivent et un public très fidèle : je suis persuadée qu’ils vont amener un nouveau public à l’opéra. Il y a aussi un travail éducatif à mener : il faut montrer aux gens qu’ils ont tous les armes et les codes nécessaires pour aller à l’opéra. Je le vois avec notre fils, qui grandit dans la musique : le sentiment porté par la musique est très fort et perçu dès le plus jeune âge. Ils entendent des choses que nous n’entendons pas à l’âge adulte. Nous pourrions inculquer le virus de l’opéra très tôt à un grand nombre d’enfants.
Vous évoquiez la moindre starification des chanteurs : cela ne crée-t-il pas un manque de médiatisation et donc de visibilité de l’opéra ?
Mon rapport au public est basé sur la proximité. J’ai même parfois du mal à aller saluer à la fin des spectacles. La starification est profondément éloignée de ce que je suis. Aujourd’hui, les réseaux sociaux peuvent en revanche jouer un rôle intéressant. Par exemple, Julie Fuchs les manie avec talent, et y prend goût. Tant mieux si ça provoque de la curiosité pour l’opéra.