Le Diable est-il mort ? Don Giovanni à Covent Garden
Relativement au monde de l'opéra, cette production a déjà été beaucoup vue en l'espace de cinq années, avec six reprises à Londres, Barcelone, Israël, Houston et sa parution en DVD. La lente introduction de l'ouverture fait toujours son effet, justement parce qu'elle commence par ne présenter rien d'autre qu'un rideau baissé : "rien d'autre" que la musique de Mozart, l'équipe de production n'ayant pas jugé que le public avait besoin d'un stimulus visuel immédiat pour plonger dans l'intrigue. Pour plonger dans les intrigues, la fête instrumentale se conclut avec la sonate allegro et un montage vidéo présentant les noms imaginés des conquêtes de Don Giovanni.
Erwin Schrott donne au rôle-titre un caractère bien davantage noble et héroïque que licencieux et dissolu. Pour sa deuxième production de cet opus in loco, il prend son temps et son récitatif sur un rythme tranquille : assez pour réfléchir entre les cadences, et pour des apartés qui jouent sur un humour subtil. Ces moments de beauté et de drame ont certes pour prix de rallonger le spectacle, et Schrott (pourtant reconnu pour son endurance encore démontrée dans ce rôle aux dernières Chorégies d'Orange) semble fatigué pendant la stretta (accélération finale) du premier acte. Son baryton velouté n'est pas des plus aisés dans les numéros d'agilité vocale mais le recitativo semplice (peu accompagné) est toutefois aussi intense dans le psychodrame que l'air vertigineux du champagne. Avec les ressources vidéo (conçues par Luke Halls), les images en circulation créent l'exact sentiment hallucinatoire de détachement que Giovanni montre dans cet air. Leporello par Roberto Tagliavini est plein d'esprit, cynique et avec le souci constant de bien faire, de se rapprocher du phrasé mozartien comme de son maître Don Juan : il soutient leurs récitatifs aussi lentement qu'ils puissent l'être et ses deux numéros solo montrent à quel point cette voix est placée mais voluptueuse.
Malin Byström et Myrto Papatanasiu incarnent les deux prime donne : Donna Anna et Donna Elvira. Deux rôles qui imposent un double défi d'équilibre : avec les deux barytons-basses (face auxquels elle ne rivalisent pas ce soir) et entre elles, ce à quoi elles parviennent, la première avec une voix très en place (au caractère sévère mais qui sait se déployer, flexible), la seconde d'une petite voix -certes- mais qui sais dénoncer les âmes ingrates de quelques notes graves merveilleusement riches.
Don Ottavio est censé être faible, piteux et fragile -du moins aux côtés des personnages masculins principaux et notamment pour cette distribution- mais Daniel Behle met l'accent sur ce caractère jusqu'au rachitique. Ses airs n'ont pas beaucoup d'impact pour le balcon et au-delà (très étonnant pour cet interprète qui emplissait l'acoustique de Bayreuth cet été ainsi que le Théâtre des Champs-Élysées en janvier avec Harteros et Volle). D'autant qu'il suit la coutume de chanter les deux airs : "Il mio tesoro" qui fut écrit pour Prague et "Dalla sua pace" pour Vienne. La voix esquisse ses couleurs par un timbre net mais globalement adouci.
Masetto et Zerlina sont tenus par Leon Košavic et Louise Alder. Le baryton croate reste sur la gamme monochromatique du paysan mais cela lui permet de creuser un champ vocal homogène, plein de ressort et de projection, dans un caractère typique. À l'image de la soprano britannique qui amuse beaucoup le public en se déplaçant à travers son large éventail émotionnel : émue, intense, piano, phrasée, riche et rapide. Enfin le Commandeur, Brindley Sherratt, est noblement assassiné dans le premier acte et tente d'obtenir justice dans le second, par une présence silencieuse dans une grande partie de la production : la voix légère est sur ce diapason mais tient aussi celui des ensembles.
Hartmut Haenchen dirige l'Orchestre du Royal Opera House sans la légèreté des récitatifs qui alternent avec sa baguette empesée, lestant certes la partition d'un peu de poids métaphysique. Les chœurs bien que relégués aux bords de scène ou aux coulisses sont des paysans ou démons enthousiastes.
La fin de cette production laisse toujours planer le doute sur le destin de Don Giovanni, s'il meurt ou pas, s'il est sujet à une sorte de transfiguration ou de rédemption, ou bien à tout autre chose : Don Giovanni reste sur scène, entièrement éclairé.