Riccardo Frizza, chef d'orchestre : « Il faut aimer les voix »
Riccardo Frizza, vous dirigez Les Puritains de Bellini en ouverture de saison à l'Opéra de Paris. La répétition générale vient de se tenir, avez-vous encore beaucoup de travail et sur quoi allez-vous le concentrer ?
Il y a toujours beaucoup de choses à faire après une générale, mais les vibrations étaient bonnes. Lorsque je prépare et dirige ce répertoire, ma concentration est constamment dépendante des chanteurs. Il est impossible de faire le même travail avec des castings différents. Tout s'appuie tellement sur le chant, sur le bel canto. Le plus important, ce sont les chanteurs. J'essaye donc toujours de construire ma manière de phraser et de bâtir l'interprétation d'après les possibilités vocales. Pour cette série parisienne, nous avons une très bonne distribution et nous travaillons très bien ensemble : ma priorité était donc d'assembler une vision commune et je pense que nous y sommes parvenus.
Vous vous adaptez donc vraiment les uns aux autres ?
Il doit en être ainsi ! C'est impératif pour moi. D'autant que les livrets de ces opéras ont des temps faibles, un drame parfois ténu alors il faut valoriser la beauté des phrasés, souligner un mot qui produira l'effet de l'opéra romantique.
Comment parvenez-vous en tant que chef à construire une interprétation continue et cohérente d'une telle œuvre bel canto, parsemée d'autant d'arias ?
C'est une question très intéressante parce que je lis souvent des critiques qui commettent -selon moi- l'erreur de vouloir y trouver une unité wagnérienne, une continuité à travers toute la partition alors qu'il faut accepter ce répertoire tel qu'il est, son esthétique et l'époque à laquelle il a été composé. C'est de l'opéra du début du XIXe siècle et la continuité dramatique n'est pas encore la règle. Toutefois il est capital pour moi, même dans cette forme, que le propos musical ne retombe pas et cela repose aussi beaucoup sur la mise en scène, la manière dont elle est construite, le rythme avec lequel elle change les épisodes pour conserver la tension. La production de Laurent Pelly est en cela excellente, très pensée et dynamique avec cette "tournette", le plateau tournant, rapide, qui ne s'interrompt pas.
Puisqu'il s'agit d'une reprise, avez-vous travaillé avec Laurent Pelly ou bien avec ses assistants ?
Oh nous avons travaillé avec Laurent Pelly ! C'est très, très important. Lorsque c'est le metteur en scène qui vient en personne, il peut changer des choses, les adapter alors que les assistants n'osent toucher à rien et veulent refaire la production à la lettre. Il est, de surcroît, très facile de travailler avec Laurent, d'abord parce que c'est un type bien et très intelligemment théâtral. Nous avons ainsi pu détailler les caractères. L'angle focal de cette production qui tient dans sa scénographie stylisée, métaphysique, permet aussi d'inspirer ces relations des personnages, comment ils agissent, se déplacent. J'en suis très heureux. Parfois les metteurs en scène ne connaissent pas ce répertoire, ne le comprennent pas ou plutôt ne cherchent pas le langage bel canto.
Laurent Pelly vous a donc convaincu par son travail sur ce drame historique, alors qu'il est très connu pour une esthétique plus légère, colorée ?
Oui, c'est un génie du comique ! Mais il travaille beaucoup dans cette production pour que les chanteurs restent des personnages (pas seulement des interprètes vocaux). Pourtant, parfois, il ne se passe "rien" pendant cinq minutes dans le drame et un metteur en scène peut avoir peur de l'immobilité. Mais c'est aussi l'essence de ce répertoire et il faut l'assumer : les spectateurs doivent aussi prendre le temps (long) de voir les situations se développer. Alors que la comédie est différente : elle agit directement sur les mots.
Et vous, en tant que chef, comment parvenez-vous à exalter les passions tout en restant précis dans la direction ?
C'est l'un des répertoires les plus compliqués à diriger. D'abord, il faut être amoureux des voix. Si vous n'aimez pas le chant, ne faites pas de bel canto. Même si Les Puritains par exemple sont très intéressants au niveau orchestral (avec beaucoup de nouveautés qui tirent vers Wagner), lorsque le climax théâtral arrive, l'orchestre est alors très léger : il laisse la place au chant. L'orchestre est alors une extension faite pour l'expression vocale.
Vous êtes donc un chef qui aime le chant ?
Je fais de l'opéra parce que j'aime les voix. Je n'ai pas la voix pour chanter mais je pense qu'il est capital de respecter les voix, de comprendre ce qu'elles peuvent et ne peuvent pas faire. Les mettre dans les conditions pour exprimer leur meilleur alors que, trop souvent, le chef ne perçoit pas assez le plateau vocal.
Des fois vous devez alors savoir revenir en retrait ?
Non, ce n'est qu'une perception, car ce qu'ils font a été travaillé pendant des semaines en répétitions. Je sais parfaitement ce qu'ils vont faire, nous y avons travaillé. Je ne dirais pas que c'est ce que je leur demande de faire car j'essaye d'écouter ce qu'ils ont à proposer, mais si jamais cela ne fonctionne pas, nous y travaillons ensemble (pour le style, la respiration). L'alliance entre chant, chœur et orchestre devient alors unique.
La distribution de ces Puritains réunit ici un ténor spécialiste de l'opus (Javier Camarena) et une soprano qui interprète le rôle pour la première fois (Elsa Dreisig), comment les avez-vous fait travailler ensemble ?
Ce sont bien sûr deux interprètes très différents. Javier Camarena est expérimenté dans ce rôle, c'est même une icone dans ce répertoire mais chaque interprétation reste nouvelle : nous échangeons sur la manière de phraser, de faire un rubato [souplesse rythmique, ndlr] de prononcer.
Elsa aborde certes ce répertoire, mais elle est un grand talent et une actrice accomplie. En outre, elle travaille beaucoup sur les détails signifiants du texte. Je n'avais pas encore collaboré avec elle, mais elle a fait une étude de fond sur son personnage Elvira. Bien entendu, une prise de rôle est une expérimentation, une construction, une proposition. Peut-être que la prochaine fois elle pourra approfondir, changer des éléments, varier vocalement mais cela fait partie de la maturation d'une chanteuse, d'autant qu'elle est jeune.
Sont-ce pour vous deux plaisirs différents : de travailler avec une référence et d'aider quelqu'un pour sa première fois ?
Il y a en fait deux façons différentes de travailler. Nous nous connaissons avec Javier Camarena, nous avons l'habitude de travailler ensemble. Je suis sûr que lorsque je lui fais une remarque, il va y réfléchir, il va y travailler, il ne sera pas déstabilisé parce que nous avons une confiance mutuelle et une conscience qu'il est possible de chercher du nouveau. Pour Elsa, c'était très différent car elle interprète le rôle pour la première fois, alors parfois, il était plus évident pour elle de se concentrer sur sa propre appréciation (vis-à-vis de moi comme de ses collègues).
Est-ce une pression particulière que celle imposée au légendaire "quatuor" vocal de cet opus ?
C'est difficile ! Mais je ne connais aucun opéra bel canto qui soit facile. Aucun. La partie la plus difficile est celle de ténor, mais Elvira doit savoir tout faire : longues phrases, legato, mouvements lents, agilités, coloratures, aigus : un rôle complet. Si j'étais chanteur j'aurais peur, mais en tant que chef et après avoir travaillé avec eux, je leur fais confiance.
Les Puritains marquent une ouverture de saison, est-ce que cela change quelque chose ?
Bien sûr, c'est important pour la ville et le théâtre. C'est une autre ambiance, celle de la reprise après l'été, et c'est aussi un moment agréable pour le public qui retrouve sa maison. Mais honnêtement, pour moi, toutes les performances ont la même importance.
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Que pensez-vous de l'acoustique à la Bastille ?
C'est une acoustique miraculeuse ! Si vous pensez à la taille du théâtre et en particulier la largeur de sa fosse (27 mètres) : il devrait être très difficile pour les musiciens d'un orchestre de jouer si éloignés les uns des autres, de s'entendre et se synchroniser. Pourtant (même avec un plateau ouvert comme celui-ci par Pelly), les musiciens et les chanteurs n'ont pas de problème pour entendre le retour de leurs sons. Certes, l'endroit pour faire Les Puritains serait plutôt Garnier qui est plus petit et plus proche dans sa forme du théâtre italien, mais vous pouvez tout faire à Bastille.
Quelles sont les meilleures acoustiques au monde, selon vous ?
Dans l'ordre : le Metropolitan Opera House à New York, le Semper Oper à Dresde, l'Opéra d'État de Bavière à Munich, La Fenice à Venise et San Carlo à Naples. Elles sont très différentes, mais excellentes.
Vous revenez à Bastille cette saison pour un second opus de Bellini, est-ce un hasard du calendrier et de la programmation ?
C'est l'Opéra de Paris qui me l'a proposé et j'en suis très heureux. J'ai dirigé cet opus sur de grandes scènes et notamment à La Scala de Milan l'année dernière avec Sonya Yoncheva.
Retrouvez notre compte-rendu du Pirate avec Yoncheva à La Scala de Milan
Que pensez-vous des comparaisons qui sont faites entre Sonya Yoncheva et La Callas ?
Je pense que personne ne peut être comparé à La Callas, pour plusieurs raisons : d'abord La Callas est la Callas, elle est unique. Ensuite, il s'agit d'une autre ère. Sonya a des particularités vocales d'exception avec son format grand, large, sombre mais avec des coloratures aisés, son sens du legato : autant d'aspects que possédait Callas. Yoncheva est l'une des plus grandes chanteuses actuelles. Peut-être que dans 60 ans, on pourra les rapprocher davantage, rétrospectivement.
Avez-vous autant de plaisir à diriger une version mise en scène qu'une version de concert (comme ce sera le cas pour ce Pirate) ?
Certaines pièces font sens en version scénique, elles ont un grand propos dramatique. Le Pirate est comme une pièce de musée qu'on peut aller voir parfois. Il est important qu'une institution comme l'Opéra de Paris donne la possibilité d'entendre cette musique, mais elle n'est peut-être pas aussi intéressante à voir mise en scène. L'histoire n'est pas crédible et le livret est l'un des plus faibles. Venir écouter Pirata est suffisant.
Est-ce frustrant en tant que chef d'orchestre de diriger des pièces en les ressentant comme faibles dramatiquement, même si la musique est splendide ?
Oui, car si je fais de l'opéra c'est parce que j'aime le théâtre. La musique est une part absolument importante mais l'enjeu pour les créateurs était de faire du théâtre. Bien sûr, parfois un metteur en scène plein de génie peut donner du sens à une œuvre, sinon et si les chanteurs ne sont pas investis, j'essaye d'éviter ce genre de situations.
Vous aurez un plateau d'exception : Sondra Radvanovsky, Michael Spyres, Ludovic Tézier. Est-ce aisé de faire s’harmoniser de si grandes voix ?
Oui, ce sont les interprètes les plus faciles à faire travailler parce qu'ils peuvent faire absolument ce qu'ils veulent avec leur voix et nous travaillons très souvent ensemble. Ils font tout ce qui est demandé pour la musique. Je parlais encore cette semaine à Ludovic Tézier qui est en train de répéter la nouvelle Traviata.
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Avez-vous aussi parlé avec Pretty Yende (qui répète pour prendre Traviata) de la mémorable Lucia que vous avez faite ensemble à Bastille (compte-rendu) ?
Peut-être que désormais, avec le temps qui est passé, je peux en parler : le premier jour de répétitions où elle est arrivée pour chanter Lucia, elle avait peur du rôle et elle le chantait comme une étudiante. Après une bonne conversation (et elle vous le confirmerait), je lui ai demandé de me faire confiance pour que nous construisions ce rôle ensemble. En trois semaines, elle a accompli un miracle. Parce qu'elle est une incroyable artiste. Elle s'en est remise à moi et nous avons bâti sa Lucia, musicalement mais aussi le personnage et le travail scénique. Après quelques jours, j'étais sûr qu'elle comprendrait et ferait ce que je lui proposais et surtout qu'elle serait une grande Lucia. Ce fut le cas : je n'ai jamais vu une telle ovation pour Lucia. À chaque représentation ! C'est parce qu'elle est une incroyable artiste, bénie des dieux.
Vous êtes spécialisé dans le répertoire italien, est-ce un choix volontariste ?
Parce que je suis italien, les directeurs d'opéra semblent avoir le réflexe de ne me demander que de diriger l'italien, alors que les chefs allemands, français, anglais sont invités dans différents répertoires et pour différentes traditions nationales. Je comprends aussi ce réflexe et j'ai mon explication. En particulier pour Donizetti, Rossini, Bellini : ce répertoire est dans nos gènes. Difficile de ne pas vouloir un italien pour du bel canto, sauf si vous avez un très grand nom mais ce n'est pas toujours possible. Pour Verdi ou Puccini un musicien y parviendra grâce au dramma et à la texture orchestrale. Je ne dis pas du tout qu'un non-italien ne peut pas diriger de bel canto, mais comprendre profondément le texte est capital. Je comprends le sens des mots en français mais un français pourra aller plus loin dans le sens musical de la parole. Cela me demande ainsi de faire tout ce travail lorsque je dirige du répertoire en français composé par les italiens, ou bien les classiques (Carmen, Faust). La prochaine étape serait Wagner, j'aimerais aussi beaucoup diriger du Grand Opéra.
Le Grand Opéra Les Huguenots était notamment à l'affiche la saison dernière pour les 350 ans de l'Opéra de Paris. Que représente pour vous l'opéra à Paris ?
Paris, spécialement au XIXe siècle était le centre de Europe. Davantage que partout ailleurs, davantage que Vienne (qui était capitale pour la symphonie). Tous les compositeurs (regardez les biographies des italiens, entre autres) venaient à Paris. Par comparaison, Milan était un petit village en terme d'activité culturelle : les écrivains, philosophes, dramaturges étaient à Paris. Les compositeurs français sont très importants dans le répertoire. D'ailleurs nous ne comparons pas assez les qualités et les liens qui unissent compositeurs italiens et français des mêmes époques : la manière, par exemple, dont Gounod et Verdi ont composé, construit de nouvelles formes et arias (en un siècle, grâce aux italiens et aux français, les airs sont passés de vingt minutes en longueur à deux minutes parfois).
Qu'en est-il de l'Opéra de Paris aujourd'hui ?
Pour moi il y a cinq opéras majeurs dans le monde et Paris en fait partie. Parce que c'est la maison qui donne le plus de représentations au monde, mais de surcroît avec les meilleurs artistes. Les saisons, les interprètes sont fantastiques. D'autant plus que vous travaillez très bien à l'intérieur des murs, c'est très bien organisé. C'est aussi la raison pour laquelle je reviens chaque saison. Si les lieux sont bien organisés, cela change tout, c'est très agréable et très riche de venir travailler à Paris (alors que dans d'autres maisons, tout le monde se renvoie la balle et n'agit pas). Ici, chaque service a son responsable, chacun sait exactement ce qu'il doit faire et il le fait (et il le fait bien). Si vous avez besoin d'envoyer un email à l'orchestre pour prévenir que vous aurez besoin de tel et tel instrument, d'une correction dans la partition ou toute autre demande, quelqu'un sait le faire et s'en occupe. Chaque département prend ses responsabilités et agit. C'est bien, c'est rare.
Connaissez-vous Alexander Neef, qui vient d'être nommé pour diriger l'Opéra de Paris à partir de 2021 ?
Je le connais, j'ai pu le rencontrer il y a deux ans à Toronto. Je pense que c'est un excellent choix car il connaît la maison (ayant travaillé avec Gérard Mortier). Il a l'expérience dans la direction d'un théâtre lyrique. C'est une étape importante pour lui qui est jeune, intelligent. Il comprend beaucoup le théâtre et le chant.
Le temps viendra dans deux années de faire le bilan du mandat de Stéphane Lissner, avez-vous une opinion sur ce sujet ?
Nous parlons là de l'un des meilleurs directeurs et managers au monde. Il a fait un travail exceptionnel à Milan. Il l'a "retourné comme une chaussette", comme on dit en Italien. Il a tout changé, il l'a ouverte au monde, enfin ! Milan a toujours été très célèbre et reconnue bien sûr mais elle reposait sur son histoire et son image. Lissner a fait en sorte que le monde y prête attention, qu'elle soit enfin et de nouveau reconnue pour son activité : en nommant des personnes si talentueuses (au sommet desquels le Directeur musical Daniel Barenboim). C'est Lissner qui a ouvert ces portes.
Qu'en est-il de la situation des maisons lyriques en Italie : plusieurs de vos collègues en brossent un tableau sombre ?
Sombre ? Il y a dix ans oui, mais aujourd'hui Meyer va à La Scala, Alexander Pereira à Florence, Sebastian Schwarz vient de signer à Turin. Je ne pense pas qu'ils iraient dans ces maisons pour mettre leur réputation en danger. C'est du passé et la situation est bien meilleure pour beaucoup de maisons, qui ont su gérer les baisses de budgets. De grandes institutions travaillent bien. Je ne travaille pas partout bien sûr, mais Milan est très bien géré, Venise finit chaque saison avec un surplus financier dépassant le million d'euros.
Vous êtes très intéressé par ces questions, est-ce car vous êtes aussi Directeur musical d'un festival (le Donizetti Opera Festival) ?
Je suis en effet responsable de l'aspect musical. Je suis très pris par ma carrière mais je travaille au casting avec le Directeur artistique Francesco Micheli. Nous avons des projets très intéressants pour les prochaines années. Cette année en novembre, nous fondons un nouvel orchestre. La fondation Donizetti a des devoirs, des missions : publier l'édition critique des partitions de Donizetti bien entendu, mais aussi présenter au monde l'œuvre de Donizetti d'une manière la plus proche possible de ses origines et avec la sonorité telle qu'elle était du temps du compositeur. Par exemple, personne ne monte Donizetti sur instruments d'époque, alors que c'est le cas en musique ancienne bien sûr, mais aussi pour Mozart et d'autres. Pour Donizetti, il faut aussi adapter le choix des instruments à l'époque et au lieu : ses œuvres composées en 1818 et celles de 1842 ne sont pas les mêmes, idem entre les instruments qu'il avait en Italie et ceux à Paris. La transformation des instruments entraîne aussi de grands changements dans la partition et personne n'a mené ces expériences. Notre nouvel orchestre s'appellera I Originali, parce qu'il s'agira des instruments originaux pour ces opus mais aussi car c'est le titre d'un opéra de Johann Simon Mayr, professeur de Donizetti.
Chaque année, nous proposons trois ou quatre opéras sur scène et l'un d'eux devra être sur instruments d'époque (à une décennie près). Les accords semblent être les mêmes mais les instruments changent tellement le son (notamment les vents, en particulier les cuivres). Le diapason aussi change [la fréquence des notes, basée sur le la, ndlr] selon les villes et les époques. En novembre, nous allons notamment représenter une création mondiale scénique : L’Ange de Nisida. Donizetti y travaillait à Paris mais lorsqu'il acheva la partition, le théâtre a fait banqueroute alors il a repris son travail dans La Favorite. Une équipe de musicologues italiens dans une université d'Irlande a réussi à la reconstruire avec le livret et des matériaux musicaux. La version concert a été donnée l'année dernière à Covent Garden. C'est une pièce exceptionnelle. J'ai demandé à Jean-Luc Tingaud de la diriger (pour la raison que j'évoquais concernant les directions d'opéras en français).
Dans votre travail sur l'édition du catalogue de Donizetti, corrigez-vous beaucoup d'erreurs par rapport aux partitions imprimées ?
Ce que nous considérons comme des "erreurs" sont parfois des corrections qui ont été faites à travers les années. Si vous voulez retourner au texte d'origine, certaines choses sont incompréhensibles. Parfois il est impossible de déchiffrer avec certitude ce qu'a écrit Donizetti sur une feuille en recto-verso avec des amendements. L'année dernière nous avons travaillé sur Il Castello Di Kenilworth, nous avons envoyé la partition originale à un copiste et elle nous est revenue avec 651 "erreurs". Le copiste n'en était pas entièrement responsable car parfois les notes sont difficiles à déchiffrer, elles sont entre une ligne et une interligne, les altérations ne sont pas toutes marquées, le compositeur ne note pas toutes les clés même, quand elles changent, il n'indique pas les changements des instruments transpositeurs ! Ce travail est donc très intéressant et il consiste à comprendre les changements et les choix.
Un autre poste de Directeur musical, celui à l'Opéra de Paris se libère prochainement, seriez-vous intéressé ?
Tout le monde doit être intéressé par un poste tel que celui-ci !
Qu'avez-vous pensé du Barbier de Séville que vous avez dirigé ici la saison dernière ?
C'était une belle production, très drôle. D'une manière générale, je suis d'accord avec le fait que les pièces soient rapprochées de notre époque. Pas toutes, mais certaines sont meilleures modernisées. Sinon, pourquoi mettre encore en scène des œuvres d'il y a plusieurs siècles ? À l'époque de leur sortie, elles étaient des nouveautés. Le public allait les voir comme il va aujourd'hui voir le nouveau film à l'affiche au cinéma. Si on aime la musique, on peut écouter un disque mais faire le geste d'aller au théâtre implique une volonté d'actualisation. Verdi est ainsi encore très vivant et important pour illustrer et comprendre notre société : c'est pour cela que nous avons besoin du théâtre, pour réfléchir à notre société, la critiquer. Le public peut ainsi réfléchir. Pour des opus comiques, certes, le but peut être la distraction mais pourquoi aller voir La Traviata dans des costumes "d'époque" ? Ce n'est plus notre époque. Verdi lui-même écrivait dans sa correspondance qu'il luttait pour que le public soit impliqué dans les enjeux de ses opéras (mettre sur la scène l'hypocrisie de sa société moderne). Il n'a pas pu le faire autant qu'il le souhaitait à cause de la censure.
Vous dirigiez justement une Traviata avec un point de vue modernisé cet été à Peralada (notre compte-rendu), souhaitez-vous revenir dans ce Festival où vous aviez dirigé Otello ?
Absolument, c'est un merveilleux endroit et un festival très distingué, qui s'améliore encore d'année en année. Je sais qu'ils vont programmer Aida l'année prochaine mais ils ne m'ont pas contacté, ils ont sans doute engagé un autre chef (c'est bien dommage car j'aurais été très content d'y faire ainsi une trilogie de Verdi avec le metteur en scène Paco Azorín). D'autant qu'à Peralada, les artistes sont traités comme des rois.
Comment s'est passé l’enregistrement du disque Puccini in love avec Roberto Alagna et Aleksandra Kurzak ?
Travailler avec Roberto est toujours un plaisir ! Roberto c'est Roberto. Combien de ténors sont à un tel sommet, et à son âge ? C'est un immense artiste, très généreux, toujours d'une grande forme vocale. Cet enregistrement était un moment vraiment merveilleux : en communion avec sa femme, ils formaient un couple parfait pour les duos amoureux de Puccini. Roberto connait profondément ce répertoire et Aleksandra, qui le chantait principalement pour la première fois, est une musicienne exceptionnelle ! Elle a été violoniste d'orchestre, elle connaît si bien la musique et elle a notamment le phrasé d'une grande musicienne. Je dois vous dire que j'étais vraiment impressionné par l'évolution de sa voix. Nous avons fait Rigoletto au Met il y a dix ans, puis Don Giovanni à Vienne et son chant évolue d'une manière impressionnante : ces grandes héroïnes pucciniennes lui tendent désormais les bras.
En ces temps troublés pour l'Europe, vous prouvez donc combien vous aimez aussi un franco-sicilien alors que vous venez du Nord de l'Italie
Absolument, Roberto est un trésor national aussi pour l'Italie [rires]. Et qui n'aime pas la Sicile ? C'est comme si un français venant du Nord disait qu'il n'aime pas la Côte d'Azur, Cannes, Saint-Tropez, Carcassonne !
Vous supportez néanmoins très assidûment l'Inter de Milan, club de football du Nord de l'Italie ?
Oui ! Nous venons de vous envoyer Mauro Icardi au Paris Saint-Germain. J'ai des sentiments contrastés vis-à-vis de ce joueur car c'est un très bon attaquant et j'espère qu'il ne va pas trop nous manquer mais je suis aussi soulagé car il quitte notre club avec sa femme qui est son agente et manager. Dans les journaux italiens, vous pouvez lire combien elle a créé de problèmes dans les vestiaires [elle vient d'ailleurs déjà de déclarer « Le PSG, la pire option pour moi », ndlr].
Cette saison est pleine de changements pour l'Inter (y compris l’entraîneur). Le club a signé de nouveaux joueurs, dont deux attaquants (Romelu Lukaku et Alexis Sánchez) ainsi que deux italiens. Je ne pense pas que ce soit notre année mais sans doute l'année prochaine ! Pour l'instant nous avons pris les six premiers points alors que Naples, parmi les favoris pour le Scudetto, a déjà encaissé sept buts en deux matchs.
Vous twittez aussi à propos de politique, italienne et européenne. Comment vivez-vous la situation actuelle ?
Je me sens, toujours et absolument, un citoyen européen. Je pense que nous devrions aller plus loin dans notre Union qui est aujourd'hui dans une situation hybride : il n'y a plus de frontière intérieures, pourtant les migrants qui arrivent en Italie n'ont pas le droit d'aller dans un autre pays. Sur un autre sujet, il n'est pas normal que les législations, que les taxes et taux d'impositions ne soient pas les mêmes. Chaque pays a ses lois différentes et l'ensemble entraîne trop de bureaucratie. Mais je ne suis pas un homme politique, j'ai simplement mes idées et mes espoirs. Je me sens même comme un citoyen du monde.