Leo Hussain : « La musique contemporaine doit figurer au répertoire, au même titre que Brahms ou Mozart »
Vous dirigez votre premier opéra à Rouen avec Don Giovanni, quelle a été votre relation de travail avec Frédéric Roels, le directeur de l’Opéra qui met en scène cette production ?
Ça a été une expérience très enrichissante pour moi. Ce qui m’a réellement frappé depuis que j’ai commencé à travailler sur la direction de cet opéra, c’est que l’Opéra de Rouen n’est pas vraiment un opéra à plein-temps, comme s’il avait été découpé. Cela est vrai sur de nombreux aspects. Par exemple, nous bénéficions de la présence en résidence d’accentus, qui est un chœur merveilleux, mais il n’est là qu’à temps partiel. Au jour le jour, et même si le travail est très bien fait au bout du compte, cela rend les choses difficiles, ce qui est dommage. Je pense que ce thème va revenir avec insistance à l’avenir car on attend de nous de faire de plus en plus de choses avec de moins en moins de moyens. Il faut donc trouver où sont les frontières.
Où les frontières ont-elles été placées sur Don Giovanni ?
Nous avons une fantastique scénographie. Le décor est superbe. Nous avons une très belle distribution et avons eu le temps pour répéter en détails. Nous avons un merveilleux chœur et un très bel orchestre qui s’est montré ouvert pour jouer sur scène, comme un vrai personnage. Frédéric est très intéressant et a de bonnes idées. Il sait qu’il est plus à l’aise dans la réflexion que dans l’action, c’est pourquoi il s’est entouré de Sergio Simon qui est très bon lorsqu’il faut agir. Comme toute collaboration, la nôtre a des hauts et des bas mais nous avons tous les deux l’objectif de faire un excellent travail.
Leo Hussain © Pia Clodi
Dans votre collaboration, les rôles étaient-ils très clairement séparés, la scène pour l’un et la musique pour l’autre, ou avez-vous interagis au-delà de vos rôles respectifs ?
Pour moi, la musique et la scène forment un tout. Je ne comprends pas mes confrères qui ne participent pas aux répétitions en studio, car à mon sens, c’est là que le chef d’orchestre a la plus grande valeur ajoutée. Je considèrerais comme une paresse de ma part de diriger Don Giovanni sans comprendre ce que le metteur en scène veut créer. Ce que j’ai toujours essayé de faire, et j’espère y être parvenu, c’est de trouver une « interprétation musicale » de l’œuvre (je déteste ce terme !), qui valorise le travail du metteur en scène. D’ailleurs, les commentaires les plus pertinents que l’on m’ait faits sur des partitions l’ont été par des metteurs en scène. Ainsi, j’ai fait une production avec Chris Holden il y a quelques années. Comme c’est un grand musicien, qui connait et maîtrise parfaitement son travail, il apportait parfois un point de vue totalement différent du mien et nous avons souvent eu de longues discussions sur ce que nous devions faire. Je trouve ces échanges d’idées très excitants et c’est aussi pour ça que j’aime tant travailler sur des opéras.
Vous avez déjà joué cette œuvre plusieurs fois. Comment votre interprétation a-t-elle évolué ?
Je préfère ne pas y réfléchir. Mieux vaut ne pas répondre à cette question (rire) !
Est-ce que votre interprétation évolue en fonction de la distribution ?
Bien sûr ! Deux chanteurs n’interpréteront jamais la même aria de la même façon. Il faut donc apprendre à connaître les chanteurs et les écouter. En l’occurrence, plusieurs chanteurs ont eu des problèmes de santé tout au long des répétitions : nous n’avons pas eu de chance de ce point de vue. Nous avons dû relever des défis qu’on aurait préféré éviter. D’ailleurs, c’est aussi une bonne raison pour assister aux répétitions en studio : si je ne m’étais impliqué qu’au dernier moment comme certains chefs, je n’aurais jamais entendu la voix de certains chanteurs ! C’est un travail de groupe, de troupe, il est donc nécessaire d’être tous ensemble.
Que pensez-vous du personnage de Don Giovanni ?
Don Giovanni est un petit peu chacun de nous. C’est ce qui est formidable avec ce personnage, avec toutes ses facettes : il est unique, spécial et en même temps extrêmement universel. Je défie quiconque dans le public, homme ou femme, de ne pas se retrouver au moins un tout petit peu dans Don Giovanni, ou dans Donna Anna, Donna Elvira ou Don Ottavio, d’ailleurs. Dans n’importe quel personnage de l’opéra. C’est pour cela que l’on aime toujours autant Mozart et Da Ponte après toutes ces années.
Abordons maintenant le reste de votre actualité : vous ferez bientôt vos débuts à Covent Garden !
Oui, ce sera la première fois en tant que chef. Bien sûr j’y ai été très souvent dans le public et j’ai eu le privilège de participer en tant que musicien à un ou deux spectacles lorsque j’étais plus jeune.
En 2016, Leo Hussain fait ses débuts à Covent Garden © Par Elisa Rolle [CC BY-SA 3.0 ]
Avez-vous des attentes particulières ?
Je ressens probablement la même chose qu’un athlète s’apprêtant à participer à un championnat du monde ! Je suis bien sûr terrifié à cause de la pression que je me mets sur les épaules. Mais je suis surtout excité. C’est un lieu avec lequel j’ai grandi, auquel j’ai voué un culte toute ma vie. C’est bien sûr un accomplissement.
Quels seront vos prochains objectifs ?
J’ai la chance d’être demandé régulièrement par des institutions dans lesquelles j’adore travailler. Je n’ai jamais vraiment réfléchi en termes de plan de carrière. Je préfère me concentrer sur mon travail : je laisse mon agent réfléchir à ma carrière. J’aime me réveiller chaque jour pour aller faire mon travail, entouré de personnes brillantes pour produire de la grande musique.
Est-ce un objectif pour vous de travailler sur des créations ?
Je devais travailler sur la création de Frankenstein de Mark Grey à la Monnaie, mais ils ont dû reporter le projet pour des raisons budgétaires. J’aimerais toutefois participer à ce type de projet à l’avenir. Nous avons joué une création orchestrale l’an dernier et nous reproduirons l’expérience l’an prochain sur une pièce de Thierry Pécou, sous forme de co-commission avec Radio France. Je crois qu’en tant qu’artistes, nous avons la responsabilité de le faire. Bien sûr, les enjeux y sont importants : il n’y a quasiment aucun droit à l’erreur. Pourtant, il faut absolument donner aux compositeurs la liberté de mal faire. Même Mozart n’a pas tout fait parfaitement dès le début ! La musique contemporaine, celle du 21èmesiècle, que beaucoup de gens considèrent comme difficile d’accès, a une place très importante dans le répertoire, et elle doit continuer d’y figurer au même titre que Brahms ou Mozart. C’est de cette manière que nous deviendrons de meilleurs musiciens.
Leo Hussain © Marco Borggreve
Parmi vos projets figure également Capriccio à Santa Fe.
Oui. Cela me fait un peu peur, pour tout vous dire. Ce sera mon premier Strauss. Or, ce compositeur est très important pour cette institution : ils ont fait les créations américaines de la plupart des opéras de Strauss. C’est donc une grande responsabilité. Mais tous les chefs d’orchestre aiment diriger Strauss. C’est tellement beau ! J’ai déjà dirigé plusieurs fois les suites extraites du Chevalier à la Rose. J’ai toujours pensé que je commencerais sur ses opéras plus intenses, Salomé ou Elektra. Mais Capriccio est formidable : ça vous fait réfléchir. C’est une œuvre philosophique qui élargit votre horizon. Il est toutefois amusant de remarquer que le seul personnage manquant à l’opéra est le chef d’orchestre !
Revenons maintenant sur votre métier : comment êtes-vous devenu chef d’orchestre ?
Je jouais dans l’orchestre de mon école et j’avais un professeur qui avait une idée très précise de ce qu’il voulait nous faire interpréter, et de la manière dont il voulait que nous l’interprétions. Nous avions de longues discussions : il était fantastique ! De mon côté, j’étais infernal. Je venais le voir après les cours pour questionner la manière de jouer les œuvres ou leur sens. Un jour, la discussion a tourné à la dispute. Il m’a dit que puisque j’étais si convaincu, je n’avais qu’à le diriger moi-même. C’est ainsi que j’ai commencé grâce à cet enseignant qui m’a donné ma chance plutôt que de me sortir de son bureau. J’ai adoré faire ça : j’avais l’impression de mieux me révéler à travers ce rôle qu’à travers celui de musicien. J’aurais sans doute été un très mauvais musicien d’orchestre !
Pourtant vous jouerez la partie de piano forte dans Don Giovanni.
En effet. C’est une part si essentielle, qui a tant d’incidences sur le rythme de la soirée, que je préfère le faire moi-même. J’ai ce besoin de tout contrôler : il faudrait que je connaisse parfaitement l’interprète, que nous ayons une relation si intime que nous puissions deviner comment l’autre réagirait à ce qui se passe sur scène, pour que je puisse accepter de déléguer cette partie.
Travaillez-vous votre gestique de chef d’orchestre ?
Cela fait longtemps que je ne réfléchis plus à cela. Diriger, c’est avant tout avoir une idée claire de ce que l’on veut. A partir de ce moment-là, le geste importe peu. C’est ma façon de voir les choses, malgré tout le respect que j’ai pour mes professeurs qui m’ont enseigné l’inverse (rire) ! Plus sérieusement, je nuancerais ce propos en disant que cela m’arrive de remettre en question ma gestique lorsqu’un passage fonctionne mal : je cherche alors comment l’améliorer.
Pour Leo Hussain, le geste importe peu tant que la musique est réussie © Pia Clodi
Prêtez-vous attention aux critiques ?
Tout le monde lit et prête attention aux critiques. Ceux qui disent le contraire mentent. Mais j’aime penser que cela ne m’influence pas. Pourtant, dans un cas dans lequel je ne serais pas sûr de moi sur la manière d’interpréter un passage, cela pourrait être le cas. Mais prenez l’exemple d’un chef comme Harnoncourt qui a toujours une idée très précise de ce qu’il veut : je doute qu’il ait déjà changé sa manière de faire suite à une critique. Cela ne peut avoir une influence que si l’on manque de conviction.
Quelle est votre réaction lorsqu’un artiste que vous dirigez est critiqué ?
Il me semble très important de renouveler au plus vite mon soutien et ma confiance à l’artiste, surtout si je juge que la critique est injustifiée ou sévère, ou si l’artiste s’y montre sensible. Le travail du critique l’amène parfois, bien sûr, à dire des choses déplaisantes sur ce qu’il se passe la scène. Mais nous devons, en tant que collègues, nous soutenir lorsque nous sommes décontenancés par une critique, car nous en recevons tous et nous avons tous tendance à nous imaginer, sur cette seule base, que tout le monde rejette notre travail. Après, si l’artiste vient à moi avec la volonté de changer des choses en réaction à la critique, je reste ouvert à la discussion.
En tant que Directeur musical de l’Opéra de Rouen, vous participez à la mise au point des saisons : comment travaillez-vous ?
Il a toujours été clair, depuis ma nomination, que je serai responsable des spectacles symphoniques et que Frédéric Roels serait responsable des opéras. C’est donc lui qui choisit les œuvres et les distributions. Bien sûr, j’émets un avis, surtout sur les productions que je dirige, et je me plais à penser que j’ai une influence mais cela s’arrête là : c’était le contrat de départ, à prendre ou à laisser.
A l'Opéra de Rouen, Leo Hussain est en charge des spectacles symphoniques © TBoivin2012
Contrairement aux chanteurs qui sont limités par leur voix, un chef d’orchestre peut théoriquement aborder n’importe quelle œuvre : comment choisissez-vous vos projets ?
Je me laisse guider par mes envies : c’est l’œuvre qui vous choisit. Je n’ai jamais cherché à me spécialiser bien qu’on me l’ait souvent recommandé : je ne dirai jamais non à un projet intéressant. Peut-être que dans dix ans, je trouverais le répertoire dans lequel me spécialiser.
Cela vous plairait ?
J’imagine que ça doit être plaisant de se sentir dans sa zone de confort. Par exemple, j’ai beaucoup travaillé sur Mozart, et je m’y sens comme à la maison. C’est confortable. Mais je ne pense pas que je pourrais passer dix ans à travailler sur le même répertoire.
Quelle serait votre production idéale ?
Je ne dévoilerais pas la distribution car cela deviendrait trop personnel. Mais l’œuvre serait Peter Grimes de Britten. C’est le premier opéra que j’ai été voir quand j’avais sept ans à l’ENO, je m’en souviens parfaitement. J’ai tellement aimé que je suis retourné trois fois voir la même production. C’est sans doute l’œuvre que je connais le mieux. J’ai fait ma thèse dessus. Je connais chaque note et tout ce qui s’y rapporte. J’adore cet opéra. Mais on ne m’a jamais proposé de le diriger. Je serais prêt à aller le diriger n’importe où (rire). J’aimerais dire que le lieu parfait serait l’ENO, mais pour que cela le reste, il faudra que mes débuts s’y passent bien.
La répétition générale débute dans quarante minutes. Quel est votre programme d’ici-là ?
Il faut que je discute avec mon assistant des notes que nous avons prises à la pré-générale. Je vais aller au pupitre réécrire quelques notes sur la partie orchestrale, puis je ferai le tour des chanteurs. S’il me reste une minute, j’irais m’asseoir dans ma loge pour me concentrer.
Propos recueillis par Damien Dutilleul
Ôlyrix a assisté pour vous à la répétition générale de Don Giovanni et vous en fait le compte-rendu.
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