Roberto Alagna : « L’artiste est un baume contre tous les maux de la société »
Roberto Alagna © Jean-Baptiste Millot
La compilation Noël réunit des airs sacrés et des chants de Noël ainsi que deux versions live inédites de Notre Père et de Panis Angelicus, extraites du DVD bonus Mediterraneo. Lequel de ces airs se rattache à un souvenir important de votre vie ?
Le Notre Père que j’ai écrit à l’hôpital au moment où j’ai été opéré de ma tumeur au sinus. J’ai senti cette prière en moi et la mélodie m’est venue comme une sorte de remerciement. Le lendemain, je suis sorti de l’hôpital. Normalement, il fallait que je m’arrête de chanter pendant six semaines mais je suis parti enregistrer quelques phrases pour l’hymne international de la Coupe du monde de rugby. A la fin de l’enregistrement en studio, j’ai dit : « Excusez-moi, est-ce qu’on peut enregistrer quelque chose a capella ? », et j’ai enregistré ce Notre Père. C’est un souvenir vraiment important pour moi parce que c’est une sorte de miracle d’avoir pu continuer malgré ce que j’avais subi. Les cavités sinusiennes, c’est là où la voix résonne, où le son se crée et où il se développe. C’est une région très importante de l’instrument. J’ai créé l’ouvrage de mon frère Le dernier jour d’un condamné une semaine après, puis je suis parti à Orange pour faire Le Trouvère et ensuite Marius et Fanny à Marseille dans la foulée. Je ne me suis pas arrêté du tout. C’est un souvenir très fort pour moi ce Notre Père.
Ce Notre Père, vous l’avez chanté au Festival de Fès des Musiques sacrées du Monde en 2014 accompagné par The Khoury Project. Les accents orientalisants de cette version live incluse dans le CD et le DVD prennent une dimension particulière aujourd’hui. Avez-vous un message à faire passer à travers cette prière ?
Un message de paix, du vivre ensemble, de l’acceptation de l’autre, du pardon. C’est exactement ce que proclamait le Christ, c’est son message : « Aimez-vous les uns les autres ». Lorsque nous avons donné ce spectacle Mediterraneo dans le cadre du festival de musique sacrée de Fès, il comportait une partie de chants sacrés et aussi une partie plus joyeuse avec des chansons siciliennes et napolitaines et même des airs d’opéras. Ce qui était beau, c’était ce mélange de cultures avec un orchestre oriental. On a fait des arrangements avec ce Notre Père qui prend une dimension symbolique et aussi très forte de la communion entre les peuples. Universal a eu une très bonne idée en publiant ensemble ce DVD Mediterraneo et le disque de Noël. A la croisée des cultures et des influences, c'est un message de paix.
Notre Père, par Roberto Alagna :
Quand vous avez choisi le programme présenté à Fès, était-il important pour vous de présenter ces différentes cultures au public ?
la musique est un message universel et fraternel entre tous les peuples.
Nous musiciens, chanteurs, nous avons ça dans le sang: on aime le partage. Souvent les artistes aiment communier avec un autre instrument ou avec un autre chanteur d’une autre culture. Parce que la musique est un message universel et fraternel entre tous les peuples. Je crois d'ailleurs que c’est ce qui a fait le succès de Sicilien : cette musique et l'émotion qu'elle véhicule parlent à tout le monde, même si on ne comprend pas les paroles. Hier soir, je chantais Tosca à Vienne et après la représentation j’ai donné une séance de signatures. Un groupe de jeunes chinois m’a demandé des autographes et après, ils m’ont chanté des chansons de Sicilien ! La musique n’a pas de frontières.
La musique peut-elle nous réunir face à la montée des radicalismes religieux ?
Je n’en sais rien. En tout cas, elle peut nous faire oublier les moments de la vie réelle, nous faire réfléchir. On dit que la musique adoucit les mœurs. C’est un refuge. La musique m’a aidé toute ma vie dans les moments difficiles. Si elle pouvait aider aussi dans ce sens-là, ce serait formidable.
Roberto Alagna en concert à Fès en 2014 © DR
Vous avez joué les dernières représentations de L’Elixir d’amour dans le climat oppressant qui a suivi les attentats du 13 novembre. Était-ce perturbant de chanter et aussi une forme de défi pour que le spectacle vivant continue ?
Bien sûr que c’est perturbant. C’est un peu comme si le spectacle avait été terni. En temps de guerre, les théâtres faisaient recette parce que les gens avaient besoin de quelque chose de beau, de se distraire, d’oublier. Il faut continuer le spectacle pour pouvoir surmonter toutes ces épreuves. Les artistes ont tous leurs problèmes privés. Mais une fois sur scène, il faut les laisser au vestiaire et donner aux gens. A l'instar de Canio, dans l’air de Paillasse, qui sait qu’il a été trompé et qu’il va falloir jouer quand même. Le dilemme de l’artiste, c’est ça : être un homme et être un artiste; suis-je comme tout le monde et en même temps, faut-il que je sois là pour tout le monde ? L’artiste est à part, c’est un baume, un médicament contre tous les maux de la société.
Sur une note plus joyeuse, qu’évoque pour vous Noël ?
Noël, c’est le partage, c’est revoir des membres de sa famille, surtout pour des gens issus de l’immigration comme moi. Aujourd’hui on voyage très facilement. A l’époque, on retrouvait à Noël des oncles et des tantes que l’on n’avait pas vus depuis des années. Ils rapportaient des mets et produits de Sicile. Cela nous faisait voyager et repartir là-bas. Ça me touche énormément. Chacun de nous a un Noël, mais le mien, c’est surtout le partage et les retrouvailles.
Comment allez-vous le fêter cette année avec votre petite Malèna qui aura bientôt deux ans ?
Cette année, je serai en tournée avec Aleksandra (Kurzak, son épouse, NDLR). Ensuite, nous allons tous partir en Pologne. Nous irons voir Aleksandra chanter dans Rigoletto à Varsovie avec mes parents, mes frères et sœurs, ma fille aînée, la petite et les parents d’Aleksandra. Puis, nous partons tous à Paris et nous fêterons le jour de l’an ensemble. C’est vraiment un Noël artistique en famille avec des voyages, des tournées, et la musique.
Réservez-vous pour Noël une surprise à votre public qui ne pourra pas être présent en Espagne ?
Nous allons faire un grand show « Roberto Alagna chante Noël » et je remercie France Télévisions qui me propose souvent ce genre d’émissions. Ce n’est pas si évident pour un chanteur classique. Il sera diffusé le 24 décembre et je serai entouré de chanteurs lyriques : Karine Deshayes, le baryton Armando Noguera et Aleksandra Kurzak bien sûr. Et puis de chanteurs pop : Nolwenn Leroy, Patrick Fiori, Adamo, entre autres. Il y aura des airs sacrés et des chants de Noël et encore une fois, le brassage des genres et des cultures musicales.
L’album Noël réédite de nombreux airs enregistrés il y a bientôt vingt ans avec Michel Plasson et l’Orchestre du Capitole. Depuis, vous avez construit avec ce chef un long parcours artistique d’une fidélité exemplaire comme en a témoigné votre dernière collaboration dans Le Cid en 2015 à l’Opéra de Paris. Comment s’est opérée cette alchimie entre lui et vous ?
Déjà, nous avons une affection réciproque. Aujourd’hui, Michel Plasson est plus qu’un ami, il fait partie de la famille. C’est quelqu’un avec qui j’ai vécu des moments magnifiques, magiques, heureux, mais aussi douloureux. Il a été là depuis le départ. Il a suivi toute ma carrière. Nous sommes unis par un lien plus qu’affectif, presque une filiation. Il essaie de m’inviter chaque année pour son académie et le problème c’est que j’ai toujours un planning très chargé. Je crois que nous pensons la musique de la même façon, la musique française notamment. Nous avons le même amour du théâtre, de la prosodie, du phrasé, du beau son, du beau chant, de la belle musique. C’est un chef avec une technique à l’ancienne. Il n’hésite pas à accompagner le chanteur, à l’anticiper, à être avec lui, à créer une vraie osmose entre les deux, entre le plateau, la scène et l’orchestre. Ce n’est pas quelqu’un qui possède juste la technique, il a aussi une culture opératique, c’est un bonheur énorme de faire de la musique avec lui et c’est pour cela que je l’aime.
Vous venez de résumer les qualités nécessaires pour qu’un chef d’orchestre travaille en harmonie avec un chanteur…
C’est une école. Aujourd’hui, les chefs d’orchestre de la jeune génération ont une très bonne technique parce qu’ils ont bien travaillé au Conservatoire et une connaissance de l’opéra moins développée que celle de chefs plus âgés. Pourquoi ? Parce qu’ils privilégient les instruments, donc ils s’intéressent davantage au symphonique et moins à la culture opératique. En réalité, je pense que c’est une carence. Souvent, ils ont l’impression que pour être chefs il faut imposer un tempo, le rythme, sinon, ils ont l’impression d’être au service du chanteur, et c’est une erreur. En fait, il faut une plus grande technique et savoir anticiper ce que va faire le chanteur, faire des rubati [c'est-à-dire des variations de vitesse, ndlr], chanter avec lui…
Faire de la musique ensemble, c’est une harmonie, une osmose.
Des chefs comme Michel Plasson chantent chaque mot. Certains chefs de la nouvelle génération ne le font pas, ils se soucient seulement de l’orchestre. Parfois, ils ne savent même pas le texte, juste des mots par-ci, par-là. Les chefs qui savent tout le texte et qui sont capables de le chanter, ont la même respiration que le chanteur. Ils comprennent quand un soir le chanteur a un rythme cardiaque un peu plus lent et qu’il faut ralentir. Quand on court des marathons, on ne le fait jamais au même rythme, donc il est ridicule d’imposer un tempo aux chanteurs. On peut le mettre en difficulté comme ça. Il faut trouver le juste équilibre. Faire de la musique ensemble, c’est une harmonie, une osmose.
Roberto Alagna en Cavaradossi dans Tosca à l'Opéra de Vienne © DR
Ces jours-ci, vous avez retrouvé pour Tosca à l’Opéra de Vienne le chef d’orchestre Dan Ettinger avec lequel vous aviez travaillé dans Carmen il y a deux ans…
Hier soir, lors de la première, il a été formidable. A Vienne, on a fait une seule répétition, sans orchestre, et quand j’ai vu le résultat de la représentation, j'ai trouvé cela assez exceptionnel. Il a envie de bien faire, d'être avec le chanteur. Il est venu dans ma loge avant le spectacle et a redemandé à entendre mon air pour savoir exactement ce que je faisais. En l'occurrence, c’est aussi un très bon pianiste, donc il a l’habitude d’accompagner. Je crois que la première chose, c’est d’être à l’écoute du chanteur, de savoir comment il va respirer, de comprendre son tempo, sa façon de dire la prosodie.
Quels sont les chefs de la nouvelle génération avec lesquels vous avez du plaisir à travailler ?
J’ai un grand plaisir avec tous. Nous nous comprenons car j’ai toujours eu le goût et un certain sens de la direction. Il m'est même arrivé plusieurs fois de prendre la baguette pendant des répétitions : pour un passage, avec Claudio Abbado - qui n’est pas le dernier chef, ou encore avec James Conlon et dernièrement avec Enrique Mazzola. La direction d’orchestre m’a toujours intéressé. J’aime regarder les chefs, observer leurs gestes. La plupart du temps, j’ai un bon contact et je peux échanger avec eux, confronter nos avis sur la façon d'aborder certains passages. Je me souviens par exemple d’un passage difficile avec Claudio Abbado avec une entrée de chœurs, orchestre et chanteurs qui ne fonctionnait jamais. A un moment donné, je lui ai demandé : « Et pourquoi on ne le ferait pas comme ça ? ». Il m’a donné la baguette et ça a marché. L’orchestre m’a applaudi, c’était le Berliner Philharmoniker tout de même ! Abbado m’a dit : « Tu le fais à l’ancienne », j’ai répondu « Oui et ça marche ! » et il a conclu « Bravo ! » (rires).
Le travail d’un chef qui vous fait redécouvrir une œuvre peut-il être stimulant, notamment quand vous reprenez un rôle dont vous pourriez être lassé à force de le chanter ?
Bien sûr ! Ce qui est beau, c’est quand chacun apporte un élément nouveau. Quand Evelino Pidò m’a proposé d'interpréter la version de Una furtiva lagrima[dans l'Elixir d'Amour en novembre 2015 à Paris, ndlr] que Donizetti avait réécrite dix ans plus tard, j’étais intéressé. Lorsque Claudio Abbado me propose une ligne révisée par Verdi et qu’on ne chante jamais, je l’accepte parce que j’adore ça. Et j’aime même lorsqu'il est possible de partager nos visions personnelles, j'aime la discussion autour d’une œuvre. Ce fut le cas avec Myung-Whun Chung pour Otello, chacun présentait sa vision et ce fut un bel échange. Je le fais aussi avec les jeunes chefs. Chacun apporte sa vision et sa culture, non seulement opératique, mais aussi littéraire, et même son expérience de vie pour certains rôles.
Quand on parle d’un rôle de père, si on ne l’est pas soi même, on ne peut pas le sentir réellement.
Quand on parle d’un rôle de père, si on ne l’est pas soi même, on ne peut pas le sentir réellement. La mort de Mimi, c’est une chose de l'imaginer et une autre de l’avoir vécue en vrai comme cela m’est arrivé. Quand on partage ces sensations avec le personnage, on a un autre regard, une autre lecture, et de toute façon ce n’est jamais la même chose. Mon interprétation de Tosca hier soir à Vienne était plus fragile, plus sensible et plus douce que d'autres. Est-ce le fait d’avoir chanté juste avant L’Elixir d’amour ou les événements récents ? Je ne sais pas. Tout cela influe. Mon personnage était moins rebelle, moins virulent, moins exalté et beaucoup plus humain, presque plus jeune. C’était un autre Mario Caravadossi, plus clair et aérien, plus humble.
L’Opéra de Vienne vient de vous décerner le titre de Kammersänger. Avez-vous été sensible à cette reconnaissance ?
Plus qu'un prix, c'est une distinction qui récompense le mérite artistique, la fidélité à la scène et à un théâtre, la générosité d’un artiste envers son public. Il faut avoir donné un certain nombre de représentations pour pouvoir prétendre à ce titre. C’est plus le couronnement d’une carrière, et je suis très ému d’avoir reçu ce titre de Kammersänger.
Propos recueillis par Alice de Chirac le 3 décembre 2015
À écouter : « Noël », 1 CD + 1 DVD, Decca.
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