Sandrine Anglade avant La Ville Morte à Limoges : « Mettre la musique en scène »
Sandrine Anglade, vous mettez en scène La Ville morte (Die
tote Stadt) d'Erich Wolfgang Korngold à l'Opéra de Limoges dont la
fosse n'a pas la place pour accueillir l'orchestre demandé dans la
partition, comment avez-vous résolu ce problème ?
Nous
avons conservé l'effectif
orchestral alors que les 75 musiciens ne rentrent en effet pas dans
la fosse (seuls les Opéras de Strasbourg, Lyon ou Paris pourraient
les accueillir) : l'orchestre est ici sur scène. La musique est
tellement envoûtante et hallucinante, qu'il est très pertinent
qu'elle déborde ainsi sur le plateau. Mettre en scène la musique,
mettre la musique en scène, c'est ce qui m'intéresse à l'Opéra.
À
quoi ressemble le dispositif scénique, puisqu'il s'agit d'une
version mise en scène et non pas concertante ?
À
l'origine, il était en effet plutôt question de faire une version
de concert mise en espace, mais j'ai voulu continuer le travail mené
dans Chimène ou le Cid de
Sacchini, avec l'orchestre sur scène, tout un travail scénique et
sur les lumières. Pour La
Ville morte,
cela a nécessité un dispositif extrêmement complexe pour faire
interagir l'orchestre, les solistes, les chœurs d'adultes et
d'enfants. Nous
y pensons depuis deux ans avec mon équipe. La fosse d'orchestre est
intégrée sur un plateau en pente à 13% avec un système de
bassines successives pour accueillir les différents pupitres. Les
chœurs viennent se glisser dans un couloir, dans l'esthétique et
dans le prolongement de la pente, adultes au-dessus, enfants aux
pieds du plateau. C'est la recréation d'un spectacle total, une
reprise de conscience du rôle de chacun et de leurs interactions
(entre différents pupitres, orchestre et chœurs et solistes et
acteurs et chef), ce qui stimule une immense écoute. Ce travail
collaboratif me paraît essentiel, dans l'art comme dans notre
société.
Notre compte-rendu de Chimène ou le Cid mise en scène par Sandrine Anglade à Massy
Quels
thèmes essentiels dans cet opéra La
Ville Morte votre
mise en scène permet-elle ainsi de souligner ?
Le
drame par la profondeur, ses différents plans et symétries. Le
drame de La
Ville Morte est
en effet une immense bipartition
avec perspectives et mise en miroir, entre la dualité de Marie et
Marietta, dedans et dehors, profane/sacré, présent/passé,
charnel/imaginaire, ami/ennemi. La scène des comédiens renvoie à
Venise contre Bruges. Toute la dualité permet de structurer le
discours et de ne pas présenter une succession d'images pour cette
œuvre incroyablement foisonnante. Mon approche dramaturgique n'est
surtout pas "baroque" : il ne faut pas en rajouter à cette
histoire certes complexe, mais aussi très simple. On peut toujours
analyser la profondeur de la folie du personnage, sa complexité,
mais
l'œuvre met essentiellement en scène un combat conceptuel et
poétique : la vie contre la mort ou inversement.
Comment
avez-vous fait travailler les personnages principaux ?
Les
mouvements des solistes sont organisés dans des espaces tracés,
imposés par la présence de l’orchestre. Les espaces dévolus au
jeu sont réduits de fait, mais cela crée aussi un jeu pertinent sur
les différents plans à mettre en relief et se résout dans un
travail très graphique qui n’enlève rien au charnel. Il est
essentiel ici de composer avec l'ensemble du plateau. Les
solistes trouvaient au début qu'ils ne bougeaient pas assez, mais
c'est l'ensemble des mouvements dans les multiples fosses d’orchestre
qui crée le flux aquatique, les canaux de Bruges avec ses rues
(matérialisées par les passerelles). Ces
contraintes imposent d’aller à l’essentiel.
J'ai également beaucoup travaillé avec les enfants. Les jeunes choristes de ce spectacle participent au projet "Opéra Kids", qui intègre des groupes hétérogènes, d'horizons, cultures et origines sociales très variées. Certains n'ont jamais vu un plateau de théâtre, il s'agit donc de ne pas leur mettre de pression, de leur apprendre à entrer sur scène, enchaîner une série des mouvements très simples (tourner très lentement, allumer une lampe). C’est déjà beaucoup que de faire cela dans le bon timing. Le chef est remarquable de calme, d'accompagnement pour les artistes, il ne lève jamais la voix et dédramatise les problèmes. L'ennemi c'est toujours la peur (peur de soi, des autres, d’une situation). On s’en rend bien compte aujourd’hui dans notre société.
Comment
avez-vous travaillé les lumières ?
L'orchestre
était inquiet de ne pas voir les partitions parce qu'ils n'ont pas
de lumières de pupitres. Ceci
nous permet d’éviter une lumière diffuse qui aurait empêché de
découper les espaces entre orchestre et solistes et interdit toute
subtilité. Chaque pupitre est éclairé par un projecteur dont la
lumière dessine parfaitement la partition. Ainsi éclairée,
celle-ci renvoie par réflexion de la lumière qui prend davantage la
forme d’un halo. L’orchestre semble ainsi flotter au cœur du
plateau.
À
quel point avez-vous dû réorganiser le travail de l'orchestre et
l'accompagner dans ce dispositif original ?
Avec
les équipes de l’opéra et le chef, nous avons complètement
reconfiguré
les répétitions d'orchestre, les instrumentistes ont fait un
incroyable travail en répétant dans le dispositif scénique. Je les
avais vus en amont, nous avions fait des
essais avec eux régulièrement,
nous continuons le travail en interaction durant les répétitions
d'orchestre. Il
est important que chacun comprenne ici que personne ne joue contre
autrui ni contre l'œuvre.
Le travail des lumières se combine aussi avec le travail des timbres
et les dynamiques de groupes, homogénéisant les familles et
pupitres. Les musiciens ont aussi des conseils scéniques.
Comment
avez-vous placé le chef, afin qu'il soit vu par tout le plateau sans
rompre la mise en scène ?
Au
vu de l’encombrement scénique, nous ne pouvions pas miser sur des
retours vidéos. Et tant mieux finalement car le lien n'est jamais
aussi naturel que dans l'interaction directe. La
position du chef a été choisie pour être en contact proche avec le
premier violon et tout le dispositif scénographique a été pensé
de façon à ce que tous les regards puissent converger vers le chef
sans être gênés. Le
chef est un « personnage » qui trouve sa place dans le
dispositif.
Avez-vous
eu davantage d'heures de répétition pour mener tout ce travail
?
Pas
du tout, au contraire, beaucoup moins. En général j'ai six semaines
sur une production dont quatre semaines avec les chanteurs. Là
j'ai 15 jours en mise en scène pure avant que l’orchestre
n’arrive. Mais
c'est en raison de l'investissement important fait sur la production
même.
Vous
avez déjà travaillé à l'Opéra Limoges, qu'est-ce qui vous plaît
dans cette institution ?
Il
s'y passe énormément de choses, grâce à la programmation et aux
distributions. Lorsque j'y ai repris La
Cenerentola après
Glasgow et Rouen, le chef était le grand Rossinien Antonello
Allemandi, Dandini
était interprété par nul autre que Florian
Sempey (qui
a triomphé ensuite dans ce rôle à l'Opéra de Paris),
et Juan
Jose De Leon chantait Don
Ramiro deux
mois plus tard également à Paris !
Notre compte-rendu de La Cenerentola mise en scène par Sandrine Anglade à Limoges
Comment
préparez-vous votre mise en scène sur un opéra tel que La
Ville morte,
entre la musique, le livret, le roman qui l'a inspiré ?
Je navigue beaucoup entre ces éléments et je lis beaucoup autour de l'œuvre, pour me renseigner sur les pans historiques et culturels. J’aime découvrir, chercher, fouiller. Je ne viens jamais à la rencontre d’une œuvre avec une pensée a priori. J’essaie de découvrir pas à pas sa poésie intrinsèque. J’ai finalement une approche très littéraire. C’est une dimension que j’aime profondément. Je suis venue au théâtre par la littérature. Mettre en scène les mots, la musique des mots. Et puis bien sûr, j’aime plonger dans la partition. J'ai beaucoup pratiqué la musique, j'y suis très sensible, je l'entends toujours, y compris pour des mises en scène de théâtre parlé.
Justement,
comment êtes-vous passée de votre travail sur Le
Cid de
Corneille à celui sur l'opéra Chimène
ou Le Cid de
Sacchini (1730-1786) ?
Point
par point. En travaillant sur la tragédie lyrique, le rapport du
texte à la musique, comment un compositeur va apporter une fougue
italianisante à cette tradition française. Nous
avions fait un travail très détaillé sur le texte avec le chef et
musicien Julien Chauvin. Le détail de la direction d'acteur puisait
dans l'origine de la tragédie lyrique et sa musicalité.
Ces
contraintes, le fait que le rythme et les tonalités soient déjà
fixés dans la musique ne limitent pas votre travail ?
Au
contraire, j'adore. Ce
sont ces contraintes qui me donnent la liberté. Sans contrainte, il
n’y a pas de liberté : il faut avoir un cadre pour s’en émanciper. L’opéra
pour le metteur en scène et le chanteur est un système de
contraintes qu’impose la musique mais celle-ci nous transporte
pourtant dans la liberté imaginaire.
Il est
d’ailleurs intéressant de voir la différence du travail du
chanteur, pris dans le cadre de la musique, qui va fonctionner par
superposition de strates successives pour aboutir à l’interprétation
scénique. Au contraire de l’acteur, qui va aller chercher sa
liberté, en creusant pas à pas, pour trouver en lui la résonance,
la vérité du texte. C’est un mouvement d’appropriation
presqu’inverse. Ce qui les relie, c’est le souffle.
Sacchini, Rossini,
Korngold, Wozzeck de
Berg, comment choisissez-vous les opéras ?
Je
suis intéressée par les œuvres qui ont une force imaginaire,
poétique, aussi politique. Des œuvres qui font surgir des
questionnements sur l’homme et ses contradictions, son génie et sa
noirceur, sa folie. Creuser l’humain. Comme ici sur La Ville morte
qui raconte finalement le combat d’un homme, tiraillé entre le
désir charnel et le désir "spirituel". « Mysterium
corporis » murmure le chœur.
J’aime
les œuvres qui proposent des espaces imaginaires. À l'inverse, des œuvres plus
contextuelles, racontant des rapports sociaux un peu "bourgeois",
plus anecdotiques, ne me parlent pas vraiment. Je ne sais pas les
traiter.
La
musique, le chant et le théâtre sont-ils aussi des ouvertures vers
d'autres formes artistiques et d'autres publics ?
En
effet, avec ma compagnie de théâtre, j'ai
également fait de nombreux projets et ateliers passionnants dans le
cadre d’une résidence notamment en Seine-Saint-Denis. Nous avons
travaillé en lien avec des centres sociaux, des associations de
personnes âgées, des centres d’insertion. Notre objectif était
de faire découvrir le théâtre à des publics très variés qui
n’avaient pas forcément la chance d’oser passer la porte du
théâtre. Avec une chanteuse, Marie Estève, nous sommes finalement
allées à leur rencontre avec la musique en leur demandant de venir
avec une chanson qu’ils aimaient. Nous avons pu échanger par la
musique (certains parlant mal français).
Cette
expérience a été si riche que l’auteur Violaine Schwartz a
collecté ces témoignages et inventé un texte Jingle, sorte d’abécédaire à la Deleuze, projet musical et théâtral
que je mettrai en scène la saison prochaine en collaboration étroite
avec les musiciens Roberto Negro, Théo et Valentin Ceccaldi.
Nous avons également monté Si même le sable chante, spectacle participatif réunissant 45 choristes amateurs. Spectacle sur la naissance du chant, sur sa physiologie, sur les sons de la nature. L’idée que toutes ces vibrations conjuguées (chant des dunes, des arbres, chants des hommes, des oiseaux, grincements des dents du poisson-perroquet, bruissements d’herbes), qu’elles soient infimes ou violentes, racontent un monde en mouvement. Ce paysage sonore tend malheureusement à disparaître tant la planète est mise à mal.