Barbara Hannigan : "Je suis Poulenc, je suis la musique, je suis Barbara"
Barbara Hannigan est "Elle" dans La Voix Humaine au Palais Garnier © Bernd Uhlig / Opéra de Paris
Vous êtes actuellement au Palais Garnier pour le diptyque réunissant Le Château de Barbe-Bleue et La Voix Humaine. Comment voyez-vous votre personnage, « Elle » ?
Désespoir, jalousie, solitude, voilà ce qui traverse mon personnage. « Elle » a une vraie nécessité de possession allant dans les deux sens. Elle voudrait être possédée et posséder. Chez elle existe un véritable clair-obscur, un combat entre lumière et obscurité, mensonge et vérité. Elle est très compliquée mais je l'adore. Elle ressemble à quelque chose qui se trouve à l'intérieur de nous tous, et c'est en cela qu'elle est aussi touchante. Elle fait aussi ce que parfois, on aimerait faire : elle explose. « Elle » est comme un animal, elle n'a aucune limite. Au début de La Voix Humaine, sur scène, je suis à terre, je me traîne comme un chien. J'adore ce moment parce qu'« Elle » n'est plus humaine, c'est désormais une bête.
Vous êtes seule sur scène pendant 40 minutes de tension totale. Votre interprétation de « Elle » est autant une performance physique que vocale. Comment vous y êtes-vous préparée ?
La préparation a été très dure. Sur scène, tout mon corps supporte d'intenses tensions physiques. J'en supporte dans les épaules, le cou, les mains, partout. Le souffle est extrêmement difficile à gérer. Au début des répétitions, je ne pouvais pas chanter « pour de vrai ». C'était trop éprouvant de combiner directement le chant et la performance. J'ai donc décidé de tout donner d'abord au théâtre, d'ajouter peu à peu ma voix pour finalement la lâcher au dernier moment et de tout conjuguer. Le problème ne se situe pas tant dans la difficulté des positions que je tiens, mais dans la tension constante qu'il faut maintenir coûte que coûte. Si je la relâche ne serait-ce qu'une seconde, le public le verra tout de suite et pensera que je fais seulement semblant. Et ça pour moi, c'est inconcevable.
La Voix Humaine est mise en scène par Krzysztof Warlikowski avec qui vous aviez déjà travaillé sur Lulu et Don Giovanni. Ensemble, de quelle manière avez-vous travaillé pour construire « Elle » ?
Il y a des moments où l'on ne parlait pas et puis d'autres on l'on échangeait simplement un sourire, un regard ou un geste. C'est tout. On travaille encore d'ailleurs ! Hier soir, après les saluts, on a encore travaillé. En sortant de scène, j'ai eu une idée. Je lui ai demandé : « Qu'est-ce que tu penses de ça ? ». Et puis on a commencé à travailler dessus ! C'est comme ça à chaque fois. Je suis sa muse et il est la mienne. Je suis Krzysztof et il est moi. Sur scène, je suis encore lui. Je suis Poulenc, je suis la musique, je suis Barbara. Il s'agit vraiment d'une collaboration, d'un travail à deux. Avant de commencer les répétitions, nous n'avions aucun plan précis, aucune formule déjà faite. Tout a été très instinctif. Par exemple, c'est seulement au troisième jour des répétitions que l'on a trouvé le moment où je chute sur la moquette. La forme générale de La Voix Humaine, on l'a trouvée entièrement au bout d'un ou deux jours de répétitions, puis le reste, les détails, on les a trouvés ensemble, au fur et à mesure.
Au début des répétitions, vous travailliez avec le téléphone, élément capital de La Voix Humaine, et puis vous avez finalement décidé de l'abandonner. A quel moment avez-vous décidé de vous en passer et de le laisser sur la commode ?
Nous avons abandonné l'idée du téléphone au bout d'un jour de répétitions seulement ! Avec Krzysztof, on en avait déjà parlé les mois d'avant. On a très vite décidé de ne pas l'utiliser car cela nous paraissait trop attendu. Tellement conventionnel ! Au final, je pense que la conversation qu'entretient « Elle » est plus une conversation avec elle-même. Elle est davantage en train de penser : « Qu'est-ce que j'ai dit ? Qu'est-ce que j'aurais dû dire ? Que-ce que je veux dire ? Qu'est-ce que je vais dire ? ». Et non : « Qu'est-ce qui s'est passé ? ». C'est plus tordu que ça en a l'air. Du moins, dans le monde que Krzysztof et moi avons créé !
De quoi ou de qui l'homme sur scène dans cette production est-il la projection ?
Il pourrait être une projection de son amour mais je pense plutôt qu'il incarne une partie de moi blessée. C'est en tout cas comme ça que je le ressens. Lorsque nous sommes sur le canapé tous les deux, que j'embrasse ses mains tout en m'interrogeant intérieurement : « Est-ce que tu m'as menti ? », j'aime penser qu'il est aussi une part de « moi ». Nous n'en avons jamais parlé avec Krzysztof. Nous n'avons même pas qu'évoqué le sujet. Pour moi, l'homme sur scène ne représente pas l'Amour, au contraire c'est la psyché. Et là, cela devient vraiment intéressant !
Comment résonne en vous le texte de Cocteau ?
Je pense que Cocteau parvient exactement à saisir les femmes. Son texte est une réelle confrontation avec nous-même. Il parvient à comprendre ce sentiment de solitude que tout le monde ressent, ce sentiment d'extrême désespoir que nous vivons profondément en amour bien plus que nulle part ailleurs. On ne peut pas être plus extrême que dans l'Amour. L'Amour nous change chimiquement. Rien d'autre ne peut nous mettre dans une folie si extrême. Cocteau écrit ces états avec une telle lucidité ! Tous ces moments où « Elle » panique, puis redescend pour dire « Oui, c'est entendu mon chéri » sont sublimes. « Elle » n'est plus qu'un chien qui obéit.
« Elle » aurait-elle pu être un homme, selon vous ?
« Elle » est asexuée et c'est ce qui est intriguant.
Oui. Je pense qu'elle aurait pu être les deux. D'ailleurs, Krzysztof m'habille avec un costume très masculin. Et nous l'avons choisi de manière très consciente. Nous n'avions aucune idée de ce que j'allais vraiment porter. Nous avions essayé avec une robe et puis nous nous sommes rendus compte que nous ne voulions pas qu'« Elle » revête une sensualité seulement féminine. Nous voulions que les spectateurs soient mal à l'aise avec son genre, qu'ils n'arrivent pas à savoir. « Elle » est si absorbante et si animale qu'elle en devient effrayante ! « Elle » est asexuée et c'est ce qui est très intriguant. Bien-sûr, on sait qu'« Elle » est une femme mais il y a quelque chose de très masculin chez elle. Ici, toutes les frontières ou oppositions entre les sexes s'écroulent en quelque sorte.
Barbara Hannigan chante et dirige l'Orchestra dell'Academia Nazionale di Santa Cecilia © Musacchio and Ianniello
Vous êtes soprano et chef d'orchestre. Parfois, vous chantez et dirigez en même temps. Ici, vous êtes uniquement sur scène en tant que chanteuse. Avez-vous le sentiment d'un manque ou d'une perte de contrôle sur l’œuvre lorsque vous chantez uniquement ?
J'essaye de réfléchir de manière la plus animale possible.
C'est une question d'équilibre. Lorsque l'on chante, on peut davantage se permettre de perdre le contrôle. En revanche, si l'on décide de débrider ce contrôle, on doit avoir une technique parfaite pour assurer ses arrières. Si je chante uniquement, je peux me laisser aller complètement et aller bien plus loin dans ma folie. Quand je dirige, je dois avoir l'œil partout. Il faut que je sois bien plus consciente, que je sois attentive à chacun, comme si j'avais des petites terminaisons nerveuses reliées à chacun de mes musiciens. Plongée dans la direction, je me perds moi-même pour que les autres puissent eux-aussi s'oublier. Là, est la différence. Tu te plonges entièrement parce que tu veux emmener les autres avec toi et tu les entraînes pour qu'ils s'oublient avec toi. De plus en plus, j'essaye de réfléchir de manière la plus animale possible. Je veux oublier tout ce qui est conventionnel, traditionnel, préconçu ou inculqué pour revenir à quelque chose d'enfoui, de primitif, d'originel. Je veux retrouver ces sentiments primaires dans chaque son, chaque musique, dans la plus belle comme la plus classique.
Avez-vous déjà pensé à interpréter « Elle » et La Voix Humaine en tant que soprano et chef d'orchestre ?
Oui ! J'y ai déjà pensé et selon moi, ce serait possible de faire les deux. Bien-sûr, ce sera extrêmement difficile et il faudra que je travaille très dur. J'aurai besoin d'un grand orchestre et d'un engagement entier et sans faille de mes musiciens. Pas tout de suite, c'est trop tôt mais j'ai déjà une idée pour d'ici cinq ans. Si vous pouvez contrôler l'orchestre de La Voix Humaine, vous pouvez le faire devenir une partie de votre psyché, ce qui pourrait être grandiose. Oui, je suis déjà sur le coup !
Le monde des chefs d'orchestre est quasiment exclusivement composé d'hommes. Qu'est-ce que cela change pour vous ?
Être une femme chef d'orchestre aujourd'hui est encore problématique. Je pense que cela soulève encore un tas de questions pour beaucoup de monde. Pour moi, ce sont des questions qui ne rentrent pas en compte dans mon travail. Cela n'a rien à voir. Seulement je sais que pour le public, qu'il soit jeune ou vieux, cela a vraiment un impact émotionnel. Je m'estime chanceuse parce que je suis arrivée à la direction d'orchestre sous les conseils d'un tiers, vers mes 40 ans, alors que j'étais déjà connue et reconnue en tant que musicienne. Je n'ai pas eu à « prouver » ma légitimité. Diriger est encore un travail en construction, sur lequel je travaille en permanence. Les représentations de La Voix Humaine vont affecter ma direction, ne serait-ce que parce que je joue un personnage très masculin et que je ne l'ai jamais fait. Ce n'est pas la chose la plus dure que j'ai pu faire, mais « Elle » est un personnage particulièrement intense à interpréter. Je suis très curieuse de savoir comment je vais diriger mon prochain concert en février et ce que cela va rendre. Je me préoccupe uniquement de la musique et dedans, ce n'est pas une question d'homme ou de femme mais plutôt de masculin ou de féminin. Il s'agit de différentes constitutions, architectures, grâces.
Vous fixez-vous des limites sur scène ?
Non. Je ne sais même pas ce qu'elles sont.
Quelle discipline imposez-vous à l'orchestre et à vous-même ?
Je suis intransigeante en ce qui concerne la concentration et la discipline de mon orchestre.
Le niveau de discipline est très élevé car je suis très exigeante. L'ambiance de travail est cependant joyeuse et plaisante. Être musicienne et faire de la musique est la chose qui me rend la plus heureuse et je veux qu'on la travaille dans le plaisir. Seulement, je suis intransigeante en ce qui concerne la concentration et la discipline de mon orchestre. Lorsque l'on travaille, je veux que chaque personne présente dans la pièce, qu'elle soit en train de jouer ou non, soit totalement concentré et témoin de chaque son, quel qu’il soit, et ce, à chaque instant. Si quelqu'un n'est pas entièrement concentré sur l'orchestre, cela me contrarie et me peine profondément. Qu'importe la manière, je dois le ramener au travail. Au final, c'est une question de respect de soi-même, de ses collègues, du résultat et du monde de la musique dans lequel on a la chance d'évoluer et de travailler. Envers moi-même, je dois être encore plus intransigeante. Je ne veux pas avoir d'autres distractions ou de discussions que celles abordant ce sur quoi on est en train de travailler.
Beaucoup de critiques parlent de vous comme étant une « super soprano », auriez-vous tout de même des faiblesses qui vous agacent en tant qu'artiste ?
Bien-sûr que j'en ai ! Mais devrais-je vous les dire ? (rires). J'aimerais tellement travailler plus dur. Je travaille déjà dur, mais j'aimerais vraiment le faire encore plus. Nous nous trouvons tous trop faibles ou parfois trop forts, trop rigides ou trop obstinés. Trouver un équilibre n'est pas facile. C'est trop tentant de ne pas succomber au désir de labelliser, mettre dans des cases ou de normer les choses. J'essaie de ne jamais mettre des mots sur ce que je suis, ce que je fais ou ce que les autres font.
Lisez-vous les critiques entre deux représentations ?
Oui, toutes celles que je trouve ! Voilà, j'ai trouvé une de mes faiblesses ! Je suis curieuse. Trop. Des fois, je lis des articles et je découvre des visions de voir l’œuvre différente, des aspects que je n'avais pas envisagé. Si je lis que de bons retours sur moi alors que je ne me suis pas trouvé parfaite, je suis déçue car je veux le savoir. Je ne les lis pas pour m'améliorer. C'est très rare que j'en lise une et que je me dise : « Il faudrait que je travaille ça ». Évidemment, ce qui va véritablement compter, ce sera l'avis des personnes que j'aime. Certaines personnes m'ont conseillé d'arrêter de les lire mais je n'y arrive pas !
Est-ce seulement de la curiosité ?
Disons que je n'aime pas savoir que mes proches lisent des choses sur moi que je ne peux pas lire. Je ne veux pas être laissée en dehors. Encore une fois, il s'agit d'une question de possession. J'ai « besoin » de savoir. Même si au final, ce qui m'importe, c'est si Krzysztof, Esa-Pekka [Esa-Pekka Salonen qui dirige Le Château de Barbe-Bleue et La Voix Humaine, ndlr], les gens que j'aime, et moi-même bien sûr, avons aimé.
Et avez-vous aimé ?
Complètement ! J'en suis très fière. C'est la meilleure performance que l'on ait réalisée avec Krzysztof. Nous le pensons tous les deux et nous en sommes persuadés. Il y en aura sans doute une meilleure plus tard, mais pour l'instant c'est quelque chose qui nous donne à tous les deux énormément d'inspiration.
Qu'est-ce qui vous reste encore à faire ?
Le théâtre, sans chant. J'aimerais beaucoup m'y découvrir. Dans la liste des choses à faire, je voudrais aussi diriger un opéra. Pas tout de suite, mais dans les années à venir. Mettre en scène en revanche, non. Je n'ai pas vraiment de « vision » pour ça. J'aime et je préfère collaborer avec des metteurs en scène, pas seulement attendre les instructions mais réfléchir à deux.
Barbara Hannigan est Lulu (Berg) à la Monnaie dans la mise en scène de Warlikowski © Berdn Ullig
Qu'est-ce que vous souhaiteriez pour la musique contemporaine ?
Pour l'instant, je trouve qu'elle se porte plutôt bien. Ce que j'aimerais voir plus souvent et qu'il n'y a pas encore assez, c'est davantage d'initiatives ou de programmes réunissant de la musique contemporaine et de la musique ancienne. Je trouve ça tellement exaspérant lorsqu'il y a uniquement de la musique contemporaine ! Il faut qu'elle trouve sa place dans le paysage musical et non pas qu'elle soit rangée dans une case.
Au final, êtes-vous la même personne sur scène et maintenant ?
La scène est comme une extension de moi.
Oui, absolument. Je suis la même personne tout le temps. C'est la raison pour laquelle je ne peux jamais me stopper moi-même, appuyer sur « off » pour monter sur les planches. La scène est comme une extension de moi. De la même façon, quand je dirige, ça fonctionne depuis le début parce que je suis juste moi-même. Je ne fais pas semblant.
Pendant vos répétitions, le vendredi 13 novembre, les attentats terroristes ont frappé la ville de Paris. Était-ce important pour vous d'être sur scène et de défendre l'Art ?
Oui, vraiment. Nous n'avons pas voulu stopper les répétitions. Bien-sûr, nous nous sommes sentis plus sensibles et plus fragiles mais nous voulions donner ce qu'on avait à offrir et continuer à le faire. Partout à travers le monde, je pense que c'était important de ne pas arrêter. Dans l'art comme dans le sport, il y a une concentration commune vers un même objectif, qui est très intense. Il faut supporter la tension et la pression. Il y a une marge d'erreur possible. Nous pouvons nous tromper, nous ne sommes pas infaillibles. L'Art est vivant et c'est en cela qu'il est beau. Dans l'opéra comme dans le spectacle, il y a énormément de personnes en coulisses, sur scène, dans la fosse qui travaillent tous de concert et mettent leur énergie pour créer une œuvre. Où ailleurs pouvez-vous trouver cela ?
Si vous deviez mettre un mot sur cette production. Que choisiriez-vous ?
Possession. Le mot « posséder » signifie beaucoup de choses à la fois. Vous pouvez être possédée par un démon, par vos peurs, par n'importe quoi. Vous pouvez être possédée par votre amour, vous pouvez être possédée par l'homme que vous aimez, ou bien posséder quelqu'un. Pour moi, c'est de cela dont il s'agit dans cette œuvre. Bien plus que de l'amour, du désir, de la douleur ou du traumatisme.
Dans quoi va-t-on pouvoir vous voir prochainement ?
Pelléas et Mélisande à Aix-en-Provence dirigé par Esa-Pekka Salonen. Il y aura mes débuts comme chef d'orchestre avec l'Orchestre Philharmonique de Munich et l'Orchestre Symphonique de Bamberg. Il y aura une nouvelle production de Lulu, une autre de Written on Skin et le nouvel opéra de George Benjamin. La moitié de mes prochaines dates seront de l'opéra, et le reste sera divisé entre mes concerts en tant que chef d'orchestre, soprano et soprano-chef d'orchestre.
Propos recueillis le 28 novembre et traduits de l'anglais par Charlotte Saintoin