Saimir Pirgu avant La Traviata au TCE : « L'intuition musicale avant tout »
Saimir Pirgu, comment se déroulent les répétitions de la nouvelle production du Théâtre des Champs-Élysées : La Traviata de Verdi mise en scène par Deborah Warner ?
Très bien. J'ai déjà travaillé avec Deborah sur sa première version de La Traviata aux Wiener Festwochen. J'ai également déjà chanté cet opus avec Laurent Naouri (c'était avec Natalie Dessay) à Santa Fe. Cette production au TCE sera une prise de rôle pour Vannina Santoni et cela apporte un sang neuf, une nouvelle énergie qui aide au travail. C'est une belle idée de la part de Deborah que de faire appel à une nouvelle Violetta.
J'ai interprété l'opus avec un grand nombre de sopranos très différentes et célébrées (la première de cette Traviata au TCE en sera ma 100ème représentation !), mais une prise de rôle est toujours particulière d'autant qu'il s'agira d'un point de vue original. Je suis donc impatient de voir ce qui va ressortir de cette nouvelle version.
Pouvez-vous nous dire quelques mots de la mise en scène ?
Non (rires), hormis qu'il s'agit d'une production véritablement nouvelle, même si c'est la seconde fois que Deborah Warner travaille cette oeuvre. Son idée directrice a déjà été vue dans d'autres contextes mais elle est ici essentielle pour la vision de Deborah et se trouve en contraste avec l'autre Traviata en ce moment à l'affiche de l'Opéra de Paris [notre compte-rendu, ndlr], à laquelle on m'a plusieurs fois demandé de participer, mais je vise désormais les nouvelles productions pour ce type d'opus.
Que vous demande Deborah Warner durant les répétitions ?
Pour travailler avec elle, il faut lui donner son âme. Elle exige tout, ce qui est une bonne et une mauvaise chose. On laisse quelque peu son identité de côté et c'est un travail puissant : il faut être constamment présent et dans son personnage à elle. J'aurais aimé faire un autre opéra avec elle, un qui convoque davantage l'esprit que l'affect.
Comment préparez-vous votre personnage ?
Après plusieurs années, on ne le prépare plus parce que le metteur en scène va ensuite tout changer, parfois pour faire une nouveauté sans grande raison. J'ai appris à ne pas m'en formaliser et à leur offrir une liberté créatrice.
Continuez-vous le travail sur votre personnage à la fin de la journée ?
Non, après huit heures de travail intense, je pars et je fais autre chose. Je vais au cinéma, je passe mon temps comme tout le monde.
Votre Alfredo a-t-il beaucoup évolué ?
Pour être honnête, je ne sais pas. C'est un rôle magnifique, mais que les chanteurs ne devraient pas aimer car il ne rend pas tout ce qu'on lui donne. L'aria de Macbeth, le Duc de Mantoue dans Rigoletto ou d'autres ténors verdiens montrent davantage qu'Alfredo. Lui est toujours au service de Violetta. Lorsqu'Alfredo est excellent, le public dira qu'il n'était pas mal, mais s'il est mauvais, il manquera cruellement. C'est un peu comme dans L'Élixir d'amour où l'attention se focalise sur la soprano, qui fait tant d'arias difficiles. J'ai souvent interprété Alfredo qui correspond bien à ma voix, mais je ne saurais dire si je m'y suis amélioré. En tout cas, il me manque au bout d'un certain temps ! Pour le réussir, il faut avant tout lui offrir un dramatisme, notamment au moment clé de la trahison à l'Acte II chez Flora. C'est pour ce moment-là que je chante Alfredo, c'est pour lui que je suis très attentif à qui le met en scène et le dirige.
Comment se déroule la collaboration avec le chef d'orchestre Jérémie Rhorer ?
Le travail est très intéressant. Je ne le connaissais pas très bien. Il a des idées tranchées sur La Traviata, ce que je respecte même si je ne suis pas d'accord avec tout.
Le choix a notamment été fait de jouer sur les instruments et le diapason d'époque, est-ce un changement drastique pour le chant ?
Ce n'est pas une mauvaise chose pour nous, car le diapason est plus bas. Le chant n'est pas plus facile pour autant mais il se place mieux dans le passage et la couverture.
Que cherchez-vous chez un chef ?
Comme j'ai étudié le violon (ce qui m'a beaucoup aidé pour ma carrière), je dirais avant tout l'intuition musicale. C'est grâce à elle que nous nous sommes entendus avec Harnoncourt, Abbado, Muti par exemple, qui ont des visions aussi puissantes que différentes de la musique. Parfois, j'aurais aimé pouvoir apprendre à faire différemment mais le naturel revient toujours avec l'intuition. D'autant qu'un grand chef peut alors vous mener vers sa vision unique. Ce sont même eux qui donnent aux artistes la connaissance des fondamentaux, alors que les jeunes chefs ont souvent peur, sont incertains (pourtant, s'ils sont arrivés à ce niveau c'est bien qu'ils ont quelque chose de particulier).
Avez-vous le même rapport avec les metteurs en scène ?
L'Opéra c'est de la musique, pas seulement de la mise en scène. Nous faisons de l'Opéra, pas du théâtre, pas non plus de la comédie musicale. Si les gens veulent un show ils vont au Cirque du Soleil et je le rappelle aux metteurs en scène : sauter par-dessus des chaises et des tables ne rendra pas la production plus intéressante. Il est absurde de contredire l'histoire juste pour faire nouveau, il faut penser à la musique.
De fait, on considère souvent que les chanteurs sont conservateurs, qu'ils n'aiment que les mises en scène classiques, mais non ! J'aime les productions classiques, modernes ou post-modernes quand elles sont de l'Opéra. Les gens n'ont pas envie de voir une production toute grise avec des nazis qui sautent partout, alors qu'ils ont à l'esprit un Zeffirelli. L'Opéra est aussi une forme artistique qui doit rendre heureux pour quelques heures. Il ne faut pas tout sur-intellectualiser d'autant que les pouvoirs publics ne continueront pas longtemps à subventionner l'ennui public.
Vous interprétez un très grand nombre de rôles, comment parvenez-vous à entretenir et développer ce répertoire ?
Avant les années 1980, il était normal de chanter de nombreux opus, lyriques aussi bien que dramatiques. Avec la redécouverte de la musique baroque, d'anciens Rossini et d'autres compositeurs, les répertoires se sont refermés en petites catégories. Si la voix est à l'aise, si elle rencontre un rôle (bien sûr sans exagérer : je ne parle pas d'Otello ou de La Walkyrie !) il ne faut pas trop y réfléchir outre-mesure. Lorsque je me préparais à chanter dans Simon Boccanegra, j'ai reçu beaucoup de réactions étonnées et inquiètes, mais tout s'est très bien passé. Cela étant, il faut aussi savoir faire deux pas en arrière si un rôle ne convient pas ou ne convient plus. Lohengrin par exemple est un rôle que j'aborderai probablement dans 10 ans, mais si je vois que ça ne marche pas, aucun problème, je retenterai 10 ans plus tard. C'est aussi pour cela que je n'ai pas fait beaucoup de Rossini : je n'étais pas à l'aise dans l'agilita. Vous ne me verrez pas dans Bellini, par contre j'ai chanté du Szymanowski. Je vais dans chaque rôle en profondeur mais je reviens plus particulièrement à certains d'entre eux et notamment à celui de La Traviata : je n'en suis jamais parfaitement satisfait, il me manque quelque chose, je pense à tout ce que je pourrais améliorer (comme pour L'Élixir ou Lucia) alors qu'avec Rigoletto, La Bohème, Roméo et Juliette, même Carmen j'étais heureux dès la première.
Votre carrière est très internationale, est-ce un choix volontariste de votre part ?
Oui et c'est ainsi depuis 16 ans : j'ai décidé de ne pas me fixer sur un pays afin de pouvoir travailler avec les meilleurs à travers le monde. Je suis ainsi très heureux que mes voyages me mènent souvent à Paris comme cette semaine pour ma première Traviata dans la ville lumière. C'est comme une grande première, a fortiori avec le travail que nous sommes en train de faire.
Peut-on s'attendre à vous entendre de nouveau dans des rôles français ?
Je suis en train de développer mon répertoire français, en travaillant avec des coachs. Le public français est d'une exigence redoutable sur la prononciation et le modèle phonologique est tellement complexe. Les nasales et sons profonds sont très délicats. Je prends pour exemple absolu Roberto Alagna, un ténor toujours chantant et qui ne sacrifie absolument rien du son pour le mot ! Il y est la référence internationale pour les ténors, comme l'est Ludovic Tézier pour les barytons.
Vous étiez déjà au TCE pas plus tard que le mois dernier pour Rigoletto (notre compte-rendu) quelle est la différence fondamentale entre une version de concert et une production scénique ?
Pour un concert, nous venons et repartons, tandis que là nous vivons deux mois dans la ville. J'aime beaucoup la vie à Paris ainsi que le public. Son accueil sur Rigoletto était très généreux, mais il peut aussi être animé : c'est un véritable public, qui aime la musique et qui ne ment pas, ce que j'apprécie.
Vous sentez-vous beaucoup plus exposé en version concert ?
Bien sûr, il manque toute la protection scénique. D'autant que l'acoustique du TCE est exigeante pour l'interprète : elle demande d'être très précis et clair, toutes les variations s'entendent (tandis qu'à Bastille, plus la voix est présente et imposante, mieux c'est).
Vous avez enregistré l'album Il Mio Canto (hommage à l'art du ténor italien). Avez-vous envie d'en enregistrer d'autres ?
Pourquoi pas ! J'adore les grands orchestres et le grand répertoire, j'aimerais enregistrer de grandes pièces inédites, voire même des créations. La musique contemporaine pose toutefois des difficultés car elle n'est pas assez accessible pour le public, elle n'est pas assez souvent jouée et ne laisse pas en tête d'aussi belles mélodies. Il nous faut peut-être attendre encore quelque temps.
Enfant, vous chantiez les mélodies populaires d'Albanie, vous ont-elles aidé plus tard pour le lyrique ?
Ces genres sont trop différents, mais cela m'a beaucoup aidé avec l'intuition musicale dont je parlais.
Continuez-vous à chanter ces mélodies et à retourner en Albanie ?
Tout à fait. Je suis heureux de la situation dans mon pays, il y a un bel avenir dans les Balkans. L'Europe connaît bien sûr de très graves difficultés et nous avons des soucis, mais le pays sait se développer de manière enthousiasmante.