Jean-Pierre Furlan : « Je suis un chanteur avec une mentalité à l'ancienne »
Jean-Furlan en Don José dans Carmen à l'Opéra de Graz © Karl Foster
Vous serez Otello à l'Opéra de Massy à partir du 6 novembre. Comment vous y préparez-vous ?
D'abord, je travaille l'aspect psychologique du personnage. Il ne s'agit pas d'un rôle trop difficile, dans le sens où Otello nous parle d'un sujet intemporel et universel, celui du drame de la jalousie. Il suffit pour moi de puiser des sensations déjà vécues pour comprendre l'aveuglement profond de la jalousie, l'égarement et l'obsession qu'elle provoque. En revanche, vocalement c'est très difficile. Il y a très peu de ténors capables de chanter le rôle. Peut-être trois ou quatre par génération !
Justement, quelle est votre préparation technique ?
Préparer un rôle, c'est faire un compromis entre le metteur en scène, le chef et soi.
Ma professeur de chant, Madame Patard, me donne des conseils techniques, et pour mettre les choses bien en place musicalement, je travaille avec des chefs de chant dont Nathalie Dang. Ensuite, au début des répétitions, se déroule tout le travail avec le chef d'orchestre et le metteur en scène. Lorsque je travaille un rôle, je le travaille de manière très stricte, tout en restant très libre quant à son interprétation. Il ne faut pas trop prévoir un rôle, mais au contraire rester un peu vierge. Préparer un rôle, c'est faire un compromis entre le metteur en scène, le chef et soi. Surtout, lorsque l'on a à faire à des très bons chefs et metteurs en scène. Il ne faut pas trop se projeter dans un rôle. De la même façon, lorsqu'après avoir lu un livre, vous allez au cinéma voir son adaptation, vous êtes souvent déçus car vous vous étiez fait votre propre idée des personnages. Je n'ai pas encore vu la mise en scène de Nadine Duffaut pour cette raison et je ne veux surtout pas la voir ! Comme je la connais, elle va me la faire travailler avec ce que j'ai à proposer.
La puissance dramatique dans d'Otello va crescendo jusqu'à atteindre son paroxysme dans sa terrible scène finale. Où puiser de telles émotions ?
Là réside tout le côté acteur du métier. Sur scène, on peut se permettre des choses que l'on ne peut pas se permettre dans la vie. Quand je tire Carmen par les cheveux [dans le rôle de Don José dans Carmen, ndlr], il s'agit d'un geste que je ne permettrais pas dans la vie réelle ! Tuer quelqu'un, se suicider ou mourir sur scène, sont des expériences aussi terribles qu'incroyables à vivre. Je n'ai jamais eu, en étant jaloux, des pulsions aussi puissantes que celles qui te poussent au meurtre, donc il faut aller chercher ce sentiment. Dans Otello comme dans Carmen, la puissance dramatique est progressive. Il faut se laisser emporter par le personnage dès le début pour arriver à cette scène finale au paroxysme de son caractère dramatique.
Vous avez commencé votre carrière avec des rôles de ténor lyrique (le Duc de Mantoue, Alfredo, Rodolfo), puis vers quarante ans vous avez commencé à endosser des rôles plus dramatiques. Quand avez-vous su que vous pouviez aborder des rôles plus lourds (Eleazar, Don Carlos, Samson) ?
Il y a eu un grand événement dans ma vie qui a beaucoup changé les choses et qui a presque failli me faire arrêter ma carrière, c'est la mort de mon père. Il est parti subitement, lorsque j'avais 42 ans. Je ne m'y attendais pas du tout. Je me souviens que j'étais à Hambourg en train de chanter Butterfly [dans le rôle de Pinkerton en 2002, ndlr]. Sur le coup, j'ai bien assumé les choses. Seulement, trois mois après, tout m'est tombé dessus et j'étais incapable de sortir un son. J'étais en grosse dépression. Je suis allé voir Mme Fresnel [Dr. Elizabeth Fresnel, une phoniatre parisienne, ndlr] en urgence car j'avais fait une Carmen à Leipzig et j'avais chanté les premières phrases qui, comme par hasard notent la disparition du père de Don José [Acte I, scène III : "Je me fis soldat! Je n'avais plus mon père; ma mère me suivit et vint s'établir à dix lieues de Séville... avec la petite Micaëla... c'est une orpheline que ma mère a recueillie, et qui n'a pas voulu se séparer d'elle", ndlr], et puis après plus rien. Silence. Je pensais que je m'étais blessé mais en fait tout allait très bien, j'avais fait un blocage.
Pendant près de deux ans, j'ai continué ma carrière tant bien que mal mais j'étais à côté. Physiquement, j'avais perdu dix kilos, donc cela se ressentait beaucoup au niveau de la voix et mentalement, j'étais perdu. Or, quand on devient dramatique, on a besoin de plus de puissance de corps pour arriver à supporter cette voix. Dès que je devais faire un aigu, je prenais peur, alors qu'avant je n'y pensais pas du tout. Avec la mort de mon père, je pense avoir perdu cette insouciance-là, cette assurance. Ce changement, qui aurait dû s'opérer tranquillement, s'est engagé de manière totalement soudaine. Quand j'ai commencé à remonter la pente, il a fallu que je refasse toutes les bases avec ma professeur. J'ai aussi perdu mon agent deux mois après mon père. Ce fût une période extrêmement difficile.
Vos parents étaient vénitiens. Vous ne parliez pas italien à la maison : vous deviez parler français sans accent. Comment êtes-vous arrivé à la langue italienne ?
C'est un peu particulier. Heureusement, d'ailleurs ! Mon grand-père est décédé quand j'avais six mois. Il n'y avait personne en Italie en mesure d'héberger ma grand-mère qui avait déjà près de 80 ans. Alors elle est venue habiter chez nous en France et comme elle ne parlait que le dialecte vénitien, je m'y suis mis car je voulais pouvoir échanger avec elle. Après, j'ai décidé d'apprendre l'italien, le « vrai ». Souvent d'ailleurs, ce sont les mots du dialecte vénitien qui me viennent d'emblée et non l'italien « classique ».
Quelles rencontres ont forgé votre carrière ?
La rencontre la plus importante de ma vie, c'est incontestablement celle avec Monsieur Dussurget. Quand j'étais soliste au cœur de l'armée française, il s'est déplacé pour écouter l'un de nos concerts. A la fin, il est venu me donner sa carte en me disant de lui téléphoner. Ma carrière a commencé comme ça. C'est aussi par son intermédiaire que j'ai connu Jean-Marie Poilvé, le plus grand agent d'artiste de l'époque.
Vous avez désormais vingt-cinq ans de métier. Avez-vous des regrets professionnels ?
Qui sait ? Peut-être aussi que si j'y avais été, j'aurais brisé ma carrière !
Juste un. Quand j'ai fais mes débuts à la Scala pour Faust, tout s'est merveilleusement bien passé. Lorsque l'opéra se termine, le public applaudit copieusement, tout le monde est très content. Le directeur et le directeur artistique me convoquent dans leur bureau, me félicitent et me demandent ce que je peux chanter. Je réponds : "La Bohème, La Traviata, Lucia. Et puis pour plus tard, Aïda, Tosca, Turandot" . Puis, je m'en vais pour une autre production. Un mois après, mon agent m'appelle et me dit que la Scala a besoin en urgence d'un remplaçant pour Tosca. Il fallait que je parte dès le lendemain en répétition sans même connaître une note ! Pour moi, je n'avais pas encore la voix. Prendre le risque de chanter ce rôle que je ne connaissais pas, dans le répertoire italien et pour la première fois à la Scala, c'était tout de même dangereux. A l'époque, si cela se passait mal, ma carrière était foutue ! Je débutais tout juste, je n'avais pas encore beaucoup de rôles à mon actif. J'ai décidé de refuser bien que Jean-Marie [Jean-Marie Poilvé, ndlr] m'avait prévenu qu'ils allaient mal le prendre. Lorsqu'il leur a téléphoné pour le leur dire, ils ont répondu ainsi : « La Scala ne se refuse pas ». Cela a été fini et il ne m'ont jamais plus engagé. Je pense au final que j'ai eu peur. Des fois, je me dis que j'ai fait une énorme erreur. Mais qui sait ? Peut-être aussi que si j'y avais été, j'aurais brisé ma carrière !
Jean-Pierre Furlan dans le rôle de Cavaradossi dans Tosca à l'Opéra de Saint-Etienne © DR
Est-ce qu'Otello était un rôle que vous attendiez ?
Otello est un rôle de maturité. J'ai dû refuser sept ou huit fois le rôle, car je voulais avoir la voix pour le faire. Je suis encore un chanteur avec une mentalité « à l'ancienne ». Je voulais attendre d'être prêt pour le chanter. Aujourd'hui, certains chanteurs et agents pressent les rôles. J'ai 55 ans maintenant et j'ai la voix pour aborder le rôle sans m'affecter vocalement. Bien-sûr, si je dois me comparer avec des grands ténors comme Vladimir Galouzine ou Mario del Monaco, je ne leur arrive pas encore à la cheville ! Quand Raymond Duffaut m'a proposé de le faire à Massy, j'ai tout de suite dit oui. Même si je savais aussi que les critiques françaises allaient m'attendre au tournant, c'était une bonne occasion pour moi de découvrir si j'étais capable de le faire ou pas, de me rôder dessus. Si je sens que le rôle est trop dangereux pour moi, alors je ne le referai plus. A contrario, si je réussis à bien le maîtriser, et si j'ai d'autres propositions, je les accepterai.
Comment choisissez-vous vos rôles aujourd'hui ?
Je pourrais encore accepter un Faust [Faust de Gounod, ndlr] mais en baissant l'air un petit peu, car le contre-ut devient difficile pour moi maintenant (rires). Les rôles de ténor lyrique, comme Edgardo pour Lucia, je me sens capable de les chanter et même mieux que lorsque j'étais jeune, mais je n'ai plus l'âge et la couleur de voix pour les chanter. Si on me propose quelque chose, en général, je l'accepte. Si je pouvais vraiment choisir, je choisirais Calaf dans Turandot, le rôle-titre de Samson dont je pense donner une belle interprétation et Faust dans La Damnation. Les trois-quart du rôle sont fait pour un ténor dramatique et le reste, notamment le duo avec Marguerite avec son contre-ut dièse pianissimo, est fait pour un ténor lyrique.
Quand pensez-vous arrêter votre carrière ?
Je ne vais pas attendre qu'on ne m'appelle plus, mais je pense que dans quatre ans c'est terminé. Je me consacrerai à l'enseignement, dans lequel je ne pense pas être mauvais. Avec toutes les difficultés auxquelles j'ai été confrontées dans ma vie, j'ai énormément travaillé ma technique. Je peux aussi leur apporter mon expérience de la scène, ce qui est très important. Je tente avec mes connaissances d'aider les élèves qui ont le niveau pour commencer une carrière, de les mettre dans le circuit. J'essaye de leur faire rencontrer des directeurs d'opéra pour qu'ils puissent les écouter chanter. De cette manière, ils ont le pied à l'étrier.
Si demain vous pouviez choisir une production (œuvre, metteur en scène, cast principal), qui prendriez-vous ?
La Damnation de Faust, car je ne l'ai jamais fait en version scénique. Marguerite serait interprétée par Béatrice Uria-Monzon et Méphistophélès par Laurent Naouri, car moi je privilégie les artistes lyriques français. En revanche, pour le metteur en scène, le choix est beaucoup trop difficile. Travailler avec un « vrai » metteur en scène, quelqu'un qui est aussi un « vrai » directeur d'acteur, c'est très précieux et incroyablement enrichissant.
Propos recueillis le 18 septembre 2015
Otello mis en scène par Nadine Duffaut à l'Opéra de Marseille en mars 2013 © Christian Dresse
Otello de Verdi, les 6 et 8 novembre à l'Opéra de Massy
Coprodution Opéra de Marseille et Chorégies d’Orange
Opéra de Massy – nouvelle distribution, en collaboration avec Les Cris de Paris
Opéra en quatre actes de Giuseppe Verdi, créé à la Scala de Milan le 5 février 1887
Livret d'Arrigo Boito d'après "Othello" de Shakespeare
Direction Luciano Acocella
Mise en scène Nadine Duffaut
Décors Emmanuelle Favre
Costumes Katia Duflot
Lumières Philippe Grosperrin
Chef de chant Hélène Blanic
Ludivine Gombert (Desdemona)
Marion Lebègue (Emilia)
Jean-Pierre Furlan (Otello)
Seng-Hyoun Ko (Iago)
Christophe Berry (Cassio)
Jérôme Varnier (Lodovico)
Xin Wang (Roderigo)
Jean-Marie Delpas (Montano)
Vincent Eveno (un Araldo)
Orchestre national d’Île-de-France
Chœur Les Cris de Paris
et Maîtrise des Hauts-de-Seine
Tarifs : de 57 à 82 €. Infos et réservations.
(Cover : © DR)