Leonardo García Alarcon : « Faire croire au public que le compositeur est dans la salle »
Leonardo García Alarcon, vous êtes originaire d’Argentine, pouvez-vous nous raconter votre arrivée en Europe ?
Je voulais étudier à Genève avec Christiane Jaccottet, une claveciniste très célèbre. En Amérique latine, il y avait tous ses disques de Bach en version pirate, notamment en vente dans les gares, et ma grand-mère me les offrait. Je voulais absolument étudier avec elle alors je suis allé à Genève. J’y suis arrivé en juin 1997 pour entrer au Conservatoire, j’y ai passé un diplôme qu’ils ont inventé pour moi et j’y suis resté pour enseigner.
Ils ont inventé un diplôme pour vous ?
Oui, le diplôme de maestro al cembalo [maître depuis le clavecin, ndlr] qui n'existait pas. C'est aussi toute la richesse de la Suisse, qui s'adapte aux situations nouvelles. L’établissement a vu que je ne travaillais pas seulement le clavecin, mais aussi de l’orgue et que je dirigeais des motets, des madrigaux, des processions. Ils m’ont demandé le nom de cet ensemble d’activités, je leur ai dit “maestro al cembalo”, ils m’en ont donné le diplôme et je suis devenu professeur de cette nouvelle classe.
Qu’est-ce que la pratique de maestro al cembalo apporte de plus à la direction musicale ? Quels sont les avantages de diriger depuis le clavecin et non pas “à mains nues” ?
D'abord, il faut savoir que seul le compositeur était le maestro al cembalo. Il a donc tous les paramètres en tête, il est l’incarnation de sa musique. Cette musique n’a pas d’indication précise sur la partition, il faut donc rentrer dans la tête du compositeur. Pour diriger, il faut bien sûr donner toutes les indications depuis le clavecin. Depuis l’instrument vous pouvez ainsi tout expliquer en jouant, donner les respirations, diriger toute l'action selon les accents et les respirations des phrases. D'autant que les premiers “maestro al cembalo” qui étaient Cavalli et les élèves de Monteverdi à Venise n'avaient pas d'orchestre mais seulement quelques musiciens (deux violons et un violoncelle par exemple). Le clavecin était alors parfaitement entendu de tous, et tenait son rôle complet d'instrument harmonique, mélodique et de percussion.
Que représentent le travail et le statut du maestro al cembalo par la suite et de nos jours ?
C’est resté une fonction et un titre prestigieux. Par exemple, sur les affiches des opéras en Italie à la fin du XIXe siècle, même pour un opus de Verdi où il n’y avait plus de clavecin, on notait encore maestro al cembalo !
Cette idée de se remettre dans la peau d’un compositeur doit être ce qui vous inspire pour ressusciter tant d’œuvres du passé, n’est-ce pas ?
J’ai toujours aimé les “pièces perdues”, par une sorte de nostalgie, mais qui est aussi en relation avec le contemporain. Je me suis rendu compte assez tard que cela vient du pays où j’ai grandi. Dans ma ville de La Plata par exemple, vous pouvez trouver une cathédrale gothique flamboyante, mais construite au siècle dernier ! Il y a des immeubles extraordinaires dans le style Renaissance et la ville même est construite dans le style inspiré par Leonardo da Vinci, mais tout est nouveau. On voit des immeubles aux styles émanant de tous les siècles mais qui ont été construits hier. Ma relation aux partitions est la même : je dois interpréter une partition comme si elle datait d’hier. C'est quelque chose de très Américain (englobant le continent entier), William Christie [né dans l'État de New York, ndlr] en a fait de même avec la musique française. Le poids du passé n'est pas aussi imposant qu'en Europe, mais c'est aussi pour cela qu'on aime le "Vieux Continent" et qu'on souhaite y venir. Tout en gardant cette idée américaine que tout est à faire, comme si l'œuvre venait d'être composée. Je dois faire croire au public que le compositeur est dans la salle.
Est-ce pour cela que même vos approches d'œuvres très célèbres semblent nouvelles ?
Peut-être. Il est vrai que je n'essaye pas d'imiter les versions très connues du Requiem de Mozart, des Vêpres de Monteverdi ou de la Messe en si mineur de Bach. J'ai d'autres besoins, disons. La pièce me parle différemment, comme à tout interprète mais ce sont les auditeurs qui peuvent en juger.
Quelles étaient vos motivations lorsque vous avez fondé la Cappella Mediterranea en 2005 ?
Faire revivre les dinosaures
Je voulais faire de la musique avec des amis. L'idée était de bâtir un lieu de rassemblement et d'émotion qui soit comme une maison pour moi, qui suis loin de mon pays. Je parle beaucoup des deux M : Mémoire et Musique sont profondément associées. Lorsque vous quittez des personnes que vous aimez beaucoup, vous perdez aussi des musiques et avec elles une partie de votre cœur. La musique est en lien direct avec la mémoire, lorsque vous entendez de nouveau une musique vous retrouvez tous vos souvenirs (seuls les parfums ou les goûts peuvent faire cela, comme la Madeleine de Proust). C'est exactement ainsi que j'aborde d'anciens chefs-d'œuvre qui dorment dans les bibliothèques : il faut les faire revivre comme des souvenirs familiers. Lorsque j'étais petit, je voulais être archéologue ou paléontologue mais pas pour trouver des os, pour faire revivre les dinosaures.
Avez-vous accompli vos objectifs avec cet ensemble ?
Jusqu'à maintenant je n'ai réfléchi qu'à faire de belles choses avec beaucoup de créations et en tissant des liens entre la musique de Monteverdi et les traditions de musique latine. Quand on est en Argentine il nous manque le baroque et le passé, quand on est en Europe il nous manque le tango. Lorsque j’ai entendu la soprano Francesca Aspromonte interpréter dans un restaurant ses chansons siciliennes et calabraises, j’ai voulu créer avec elle une petite Tosca baroque : Amore Siciliano au Festival d’Ambronay. Idem pour les madrigaux de Barbara Strozzi, Carmina latina avec de la musique baroque latino-américaine, le Requiem de Mozart, les Vêpres de Monteverdi, des opéras de Cavalli que nous avons ressuscités et dont nous avons déjà monté quatre opus (deux au Festival d’Aix-en-Provence, Il Giasone à l’Opéra de Genève ainsi qu’Eliogabalo à l’Opéra de Paris), également Il diluvio universale de Falvetti, un moment très fort pour l’ensemble et qui a permis de découvrir une nouvelle émotion.
Comment choisissez-vous ces projets ?
Ils s'imposent comme des besoins ! Par exemple, nous prévoyons pour 2020 le Falstaff de Verdi qui est pour moi un opéra de Cavalli (rires). Dans les concerts d’Il Diluvio universale, nous jouons toujours en bis “Tutto nel mondo è burla...” [la grande fugue à la fin de Falstaff, ndlr]. En effet, la tradition musicale italienne ne s'est jamais rompue, jamais interrompue, il y a une continuité qui traverse et relie Monteverdi, Cavalli, Legrenzi, Haendel, Mozart, Rossini, Bellini, Donizetti, Verdi, Puccini. C'est le seul pays au monde et dans l’histoire qui n'a jamais arrêté son savoir-faire et vous retrouvez ainsi chez Puccini des mélodies de Cavalli. Il n'y a donc qu'un pas entre Monteverdi et Verdi.
Quelle était l’envie à l’origine du Millenium Orchestra, orchestre sur instruments d’époque que vous avez fondé en 2014 ?
Surtout aborder le répertoire français ainsi que les œuvres du XIXe siècle avec du Rossini, Donizetti, Saverio Mercadante et des compositeurs siciliens. C'est dans cet élan que nous ferons le Falstaff et nous avons d’autres projets : El Prometeo en juin 2018 à Dijon, un opéra d'Antonio Draghi, grand inconnu de nos jours (seul Vincent Dumestre a monté l’un de ses opéras récemment : Il Terremoto à Cracovie en avril 2017 puis en octobre à Ambronay). El Prometeo est un trésor conservé à la Bibliothèque Léopoldine de Vienne. Il raconte presque l’histoire de Pygmalion, qui est seul, manque d’amour et va chercher auprès de Zeus la lumière pour animer une statue dont il veut faire sa femme. Zeus se fâche et le condamne, son foie sera dévoré par un aigle pour l'éternité. Prométhée est aussi un Frankenstein, il faut se rappeler que le livre publié par Marie Shelley en 1818 se nommait Frankenstein ou le Prométhée moderne. C’est un projet qui m’a enthousiasmé et pour lequel j'ai dû composer toute la musique du troisième acte.
Réservez vos places pour El Prometeo de Draghi à Dijon en juin
À Dijon toujours, en février 2019, nous proposerons le premier opéra donné en France de toute l'histoire, La Finta pazza de Francesco Sacrati représenté par Mazarin le 14 décembre 1645 au Petit-Bourbon. Après nous ferons Le Roi Arthur de Purcell à Genève puis Les Indes Galantes à l'Opéra Garnier, mis en scène par Clément Cogitore avec des danses incroyables. Nous ferons aussi d'autres créations à Genève qui est notre lieu de résidence et ces nouvelles productions continuent à être reprises et à vivre d'année en année.
Comment faites-vous pour vous replonger dans une œuvre lorsqu'elle est ainsi reprise ?
Il suffit de se plonger dans la pièce et elle donne d'elle-même son énergie et sa forme. Si ce n'était pas le cas, la pièce tomberait d'elle-même et je ne la dirigerais plus. Ce serait triste et douloureux.
Comment arrangez-vous vos programmes de concert, qui présentent souvent plusieurs compositeurs ?
Il faut un thème, un fil rouge. Retracer l'histoire d'un style, d'un sentiment, d'une chanson. J'aime aussi les programmes chronologiques qui présentent les liens et cohérences historiques (en partant de Caccini et l’invention de la monodie accompagnée, Monteverdi qui est le laboratoire de l’émotion en musique, Cavalli qui est déjà un Mozart avec sa grande évidence, puis Barbara Strozzi l’émotion de la monodie). Nous jouons ainsi différemment les répertoires en connaissant leurs filiations et le public entend les liens fondamentaux.
Que pensez-vous des notes de programme et des présentations qui peuvent permettre de souligner ces liens ?
Je pense que la musique doit parler par elle-même, qu'elle en a la force. Toutefois, je suis plus aristotélicien que platonicien : pour moi, la musique ne peut parler qu'avec une interprétation. Certes, certains compositeurs sont platoniciens, comme Bach qui marche même à l'ordinateur, mais c'est parce qu'il n'avait pas confiance dans les interprètes de son temps, alors il devait tout écrire. Les compositeurs qui ont de grands instrumentistes écrivent très peu. Pour ma part, je crois beaucoup à l’interprétation, même des grandes œuvres, mais toujours en revivant les émotions derrière les notes (sinon ce serait de la musique pure, plutôt du côté de la Renaissance).
Comment abordez-vous le répertoire français, par exemple Lully ?
Au départ, je ne voulais pas diriger Lully pour une raison qui pourrait paraître enfantine : je déteste le personnage (alors que j'aime tant Cavalli). Mais Lully demande pardon dans tous les textes que nous avons programmés (De Profundis, Dies Iræ) et je l'admire en tant que polyphoniste. L'œuvre de Lully est un laboratoire, celui ayant permis de créer un opéra français par un italien (mais le grand génie français est Rameau, avant Berlioz et Bizet).
Au sujet de Bizet, avez-vous suivi la polémique concernant la version donnée à Florence et qui modifiait la fin de son célèbre opéra : Carmen y tuant Don José (et non pas l'inverse, comme dans le livret) ?
Oui, j'ai trouvé étrange que cela arrive de nos jours, c'est une idée très ancienne : le lieto fine, changer complètement la fin d'une histoire avec une idée moralisante. Dès les origines de l'opéra, Monteverdi n'a pas pu représenter Orfeo dévoré par Les Bacchantes mais le héros monte aux cieux.
Comment vivez-vous la collaboration avec les metteurs en scène ?
J’ai eu jusqu’à présent de très belles collaborations parce que j’aime beaucoup les gens de théâtre. Je pense qu’ils donnent au musicien une dimension inconnue. Le musicien ne doit pas se contenter du matériau musical (surtout dans la musique ancienne où les esprits peuvent être très étroits). Le metteur en scène permet donc de sortir des clichés, tellement lourds. Je n’étais pas venu en Europe pour cela (rires) ! Les metteurs en scène ont des idées nouvelles et surtout, ils pensent à l’actualité du texte musical.
Quel souvenir gardez-vous du travail avec Thomas Jolly sur Eliogabalo (dont nous vous avons rendu compte à cette adresse) ?
C’est un opéra qui a été monté en quatre semaines, un vrai tour de force avec la machine de l’Opéra de Paris (la grande boutique comme l’appelait Verdi) qui est d’une immensité telle qu’on peut s’y perdre. Mais j’aime cette ébullition qui existe dans la capitale française (et pas du tout en Italie). Thomas découvrait le XVIIe siècle et la richesse musicale, c’était un grand choc esthétique pour lui. Il a donc tout préparé puis il a compris que la machine de l’opéra n’est pas celle du théâtre : on peut tout programmer, mais le résultat peut être complètement différent (comme en cuisine). Je pense qu’il a beaucoup appris avec ce premier opéra. C’était une très belle collaboration avec cet homme très intelligent, même s’il est dommage que nous n’ayons pas autant de temps qu’en théâtre. Eliogabalo aurait nécessité huit mois de travail.
Comment va s'opérer le voyage d'Erismena mis en scène par Jean Bellorini, depuis le Festival d'Aix-en-Provence l'été dernier (compte-rendu) vers le Théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis (dirigé par Jean Bellorini) les 25 et 26 juin prochains ?
Nous répétions à Saint-Denis l’Orfeo de Monteverdi [compte-rendu] et j’ai apprécié ce lieu de grande intimité où le texte peut très bien passer. J’aime beaucoup cette idée de donner Erismena aussi bien à Versailles qu'à Saint-Denis, des lieux tellement différents. J’avais peur de l’accueil pour Erismena à Versailles par rapport à la mise en scène, mais elle a été très bien reçue et je pense qu’il en ira de même à Saint-Denis, qui mettra en valeur la proximité du théâtre de Jean Bellorini et de l’opéra vénitien.
Comment parvenez-vous à faire de tels grands écarts entre tous ces différents lieux ?
Pour moi, la Suisse et la France dans lesquels je voyage souvent sont comme le même pays. Ils sont très proches comparés à la taille de l’Argentine. Cela m’impose toutefois de m’éloigner souvent de ma famille et je ne pense pas que cela puisse durer. Je vais sans doute jouer moins, question de priorités. Je ne voudrais pas avoir cette grande nostalgie de ne pas voir grandir mes enfants.
En ce début d'année, vous deveniez le premier chef invité de l'Insula Orchestra, ensemble en résidence à La Seine Musicale (retrouvez notre compte-rendu de ce concert), connaissiez-vous cette nouvelle salle de concert ?
Je l'ai découverte à l'occasion de ce projet. On m'avait dit le plus grand bien de cette acoustique et du projet architectural. J'étais très satisfait de sa générosité sonore et surpris par la grandeur du lieu, qui est symptomatique de tout ce que peut offrir Paris et sa petite couronne. Je viens de faire une tournée en Amérique latine (Argentine, Uruguay, Brésil), dans ces pays et bien d'autres, La Seine Musicale serait le centre culturel de la capitale. Ici c'est une des salles et je ne sais pas si l'on se rend compte en France de la richesse des offres culturelles, comme on peut les apprécier lorsqu'on vient d'un autre pays.