Gaëlle Arquez : "Ma saison 16/17 sera marquée par quatre prises de rôles-titres"
Vous serez Zerlina dans Don Giovanni à partir du 26 septembre à l'Opéra Bastille. Comment abordez-vous aujourd'hui ce rôle que vous avez interprété en 2012 et dans lequel Anne Blanchard vous a repéré au Conservatoire en 2008 ?
C'est un rôle que j'ai plaisir à reprendre, j'ai eu le temps de le laisser mûrir. Entre-temps, j'ai continué à apprendre, ma voix a beaucoup évolué en trois ans au travers des différentes musiques que j'ai pu aborder durant ces années. C'est la première fois que je reprends un rôle dans une production. C'est tellement confortable, comme la sensation de retrouver des chaussons familiers. L'équipe sera différente -chefs d'orchestres et solistes- et je suis la seule « ancienne » de la production de 2012. Cela sera une première pour moi, d'arriver au début des répétitions en connaissant exactement mon rôle, mes déplacements, mon costume, le décor, etc. C'est très agréable de pouvoir se concentrer à découvrir ce que mes nouveaux collègues vont proposer et d'adapter en conséquence mon jeu. Et Mozart reste mon premier amour, alors c'est toujours avec grand bonheur que je retrouve sa musique.
Vous avez récemment rencontré un grand succès critique et public avec La Belle Hélène au Châtelet. Comment l'avez-vous vécu ?
Ce sont des moments où l'on ne fait qu'apprécier ! Des moments, dans une vie de chanteur, qu'il ne faut pas manquer non plus. Un rôle-titre comme celui-là, sur une production tant attendue après la production de Laurent Pelly avec Felicity Lott [Théâtre du Châtelet en 2000, ndlr] qui avait marqué de son empreinte le monde lyrique français, c'était un énorme challenge pour moi et une grosse prise de risque. Je me suis lancée sans penser à ce qui avait été fait auparavant, en apportant une autre vision et surtout en restant fidèle à mon instinct. C'est là l'avantage de la voix d'opéra : on ne peut pas vraiment comparer deux chanteuses. Je me suis sentie libre d'être dans une nouvelle production complètement différente, avec une équipe très jeune et une énergie qui m'a énormément aidée. Et puis, interpréter « la plus belle femme du monde », il y a pire comme métier !
La mise en scène de Pierrick Sorin est très singulière, elle fait appel à la vidéo. Vous y êtes-vous sentie à l'aise ?
À l'aise, pas tout à fait au départ ! Les mises en scènes actuelles ont de plus en plus recours à des dispositifs vidéos enregistrés en amont, mais être filmé en direct est quelque chose dont on a encore peu l'habitude sur scène. De plus, avoir notre propre image projetée derrière nous et incrustée dans un décor virtuel que l'on ne voit pas peut sembler déroutant. Je me suis parfois sentie comme une miss météo pointant du doigt des régions qu'elle ne voit pas ! Ne voyant pas le résultat, il faut ainsi penser dans une autre dimension et prendre confiance en de nouveaux repères. Notre visage peut également être filmé de très près. Or, quand on travaille dans de grandes salles, notre travail d'« acteur » est d'arriver à projeter des émotions, de les faire passer jusqu'au dernier rang du public, parfois très loin.
Le travail a ici été tout autre : les trois grands écrans imposent des cadrages donc des positionnements sur scène inscrits par un marquage au sol très précis ! Il a fallu un temps d'adaptation, mais au final cela a donné une dimension quasi cinématographique au projet. On pouvait jouer avec le public, créer différents plans entre ce qu'il était donné à voir sur scène, parfois mettre en avant des scènes comiques du second plan ou faire des apartés tout à fait visibles. Tout cela a renforcé le côté humoristique de l’œuvre.
Votre présence scénique est régulièrement relevée par la critique. Comment la travaillez-vous ?
On a environ 5 à 6 semaines de répétitions pour une nouvelle production. C'est un vrai laboratoire où l'on peut se tester et improviser plein de choses. J'ai beaucoup appris des metteurs en scène avec lesquels j'ai travaillé, dans des styles complètement différents. Les rôles que j'ai pu aborder, que ce soit un rôle d'enfant, d'animal, de vieille femme, de sorcière, de folle, d'ingénue ou d'homme sont tous formateurs. En tant que chanteur, on revêt des costumes tellement variés qu'au fil de nos expériences, on peut piocher dans ce panel d'émotions, d'énergies mais aussi de physicalités différentes acquises au fur et à mesure des années. Aujourd'hui, je me sens à l'aise sur scène, j'ose, je prends de plus en plus de risques et je suis ravie que ça plaise. C'est une belle récompense !
Vous avez endossé des rôles humoristiques avec La Belle Hélène, tragiques à travers le répertoire baroque (Rameau, Cherubini, Monteverdi, Rossi, Haendel), la création contemporaine avec Les Pigeons d'Argile de Philippe Hurel. Comment choisissez-vous vos rôles ?
Le choix d'un rôle est d'abord guidé par la tessiture qu'il requiert. Mon registre vocal me permet d'aborder certains rôles de sopranos comme certains de mezzo-sopranos, donc au-delà de l'ambitus, c'est souvent une histoire de couleur, de timbre de la voix qui fera pencher la balance. De plus, il faut garder à l'esprit que les rôles nous sont proposés deux à trois ans à l'avance. Il faut donc arriver à se projeter, à choisir dans quelle direction la voix va évoluer, car c'est elle qui guide. Il faut aussi arriver à équilibrer une saison musicale. Si je devais chanter Mozart toute une saison, je risquerais de me lasser ! J'ai beau adorer Mozart, ce serait comme manger du caviar tous les jours : le risque serait la monotonie et la perte de l'excitation de découvrir de nouvelles saveurs !
Je ne reste jamais longtemps dans ma zone de confort !
Ce qui me plaît, c’est de pouvoir choisir des musiques, des époques et des langues variées dont j'apprécie à chaque fois les spécificités. Les grands écarts peuvent d’ailleurs être extrêmes : il m'est arrivé de passer d'une création contemporaine à du Monteverdi, difficile de faire plus éloigné ! J'ai aimé passer d'époque en époque et me fondre dans une esthétique différente tout en gardant les caractéristiques propres de ma voix. Ce qui m'intéresse quand je choisis un rôle, c’est le challenge qu’il va m'apporter, je ne reste jamais longtemps dans ma zone de confort !
Vous évoquez souvent le pouvoir du texte. Quelle importance lui accordez-vous ?
Je ne sais pas si je me sens à proprement parler "chanteuse". Ce qui m'intéresse, c'est de raconter une histoire, de transporter les gens dans cette dimension parallèle qu'est la scène. J'ai développé ce goût des mots, cette envie de transmettre une émotion au-delà de mon chant. La voix chantée est un outil formidable pour colorer le texte. Cela a commencé pendant mes études de lied et de mélodies. J'ai un profond amour pour la poésie et une poésie mise en musique prend une autre dimension, elle en est transcendée. Ma rencontre avec Gluck et surtout avec Rameau a été fondamentale, car j'ai découvert à travers leurs livrets la déclamation, cet art de goûter les mots, sans artifices, sans vers ni rime. Je me suis rendue compte que des extraits de livret pouvaient m'émouvoir autant qu'un poème et contenir une beauté où chaque mot est un vrai plaisir à dire et à entendre. Si le texte me prend aux tripes, cela fait souvent pencher la balance entre deux projets ! En revanche, si instinctivement parlant, je n'arrive pas à m'accaparer le texte, c'est très compliqué ! Comment le transmettre au public ? Le jeu sur scène s'en ressent. Avec le texte, on donne sens. En tant que pianiste, j'attache évidemment une grande importance à la musique. Musique et mots sont indissociables mais j'ai découvert petit à petit le goût de dire.
Pour vous, que signifie être chanteuse lyrique aujourd'hui ?
Question épineuse ! Tant de légendes nous ont précédés. La liste est longue ! Quand on décide d'en faire son métier, on se demande parfois : « Qu'est-ce que je fais là, après telle ou telle chanteuse qui a marqué l'esprit des gens dans tel ou tel rôle ? Que puis-je apporter d'autre ? ». On pourrait se dire que tout a été fait mais la formation des chanteurs est bien différente aujourd'hui. Il y a des côtés positifs et des côtés « c'était mieux avant » ! Avec l'ère d'internet, on a accès à une telle opulence d'archives, de partitions, d'enregistrements ! Notre oreille est forcément de plus en plus aiguisée. L'enseignement en conservatoire est accessible à tous. On arrive également avec un bagage scénique autre que nos prédécesseurs. Est-ce l'influence du cinéma, de l'Actors Studio ? Ou tout simplement une recherche d'expression théâtrale plus directe, spontanée et plus naturelle, en un mot réaliste ? Quand je vais voir un spectacle, je veux pouvoir y croire, être transportée dans un autre monde. Je me prends au jeu des artistes sur scène, je suis dans l'histoire parce que les chanteurs sont crédibles et se donnent.
Essayez de compter le nombre de chanteurs français par saison dans certains théâtres... cela fait froid dans le dos !
Le revers d'un tel attrait face à cette modernité, c'est qu'il n'y a jamais eu autant de jeunes chanteurs lyriques au niveau mondial dans un contexte économique et culturel morose voire alarmant, dans lequel il est de plus en de plus difficile d'exercer son métier dans son propre pays. Personnellement, j'effectue quasiment les deux tiers de mes saisons dans d'autres pays d'Europe, l'Allemagne essentiellement, je n'ai donc pas à me plaindre, mais il est triste de constater que beaucoup de théâtres en France soutiennent de moins en moins leurs chanteurs, aux charges plus élevées. Essayez de compter le nombre de chanteurs français par saison dans certains théâtres... cela fait froid dans le dos ! Les places sont chères, il faut réussir à se démarquer, mais ça, on le sait déjà et cela ne nous arrête pas : la raison n'a pas souvent sa place quand on fonctionne avec passion !
Vous dites aimer être surprise et surprendre votre public. Vers quels rôles aimeriez-vous aller aujourd'hui ?
Ah ! Si je le dévoile, ce ne sera plus une surprise ! J'aimerais défendre le répertoire français plus souvent. On ne peut pas nier que chanter dans sa langue maternelle apporte une profondeur en plus. Naturellement, j'ai envie d'aborder Gluck, Massenet, Berlioz ! Le champ des possibles reste large ! Pour le moment, je me laisse porter par mon instinct : cela m'a jusqu’ici plutôt porté chance.
Pourriez-vous nous en dire plus sur vos projets futurs ?
Après Don Giovanni, je serai à La Monnaie dans le titre d'Hänsel dans Hänsel und Gretel, je reprendrai le rôle d'Idamante au Theater an der Wien en janvier, toujours sous la direction de René Jacobs. Puis je retournerai à Francfort pour Radamisto de Haendel, l'Heure Espagnole à Munich au printemps et enfin au Komische Oper de Berlin dans la reprise de Castor et Pollux. J'ai dû annuler certains projets car la saison prochaine s'annonce très riche avec notamment quatre prises de rôles-titres et cela demande une préparation bien en amont. De plus, je suis dans la préparation de mon premier enregistrement, c'est un projet que j'attends avec impatience !
Quatre prises de rôles-titres en une saison, cela représente énormément de travail. Comment allez-vous vous y prendre ?
J'ai dû prendre la décision de lever le pied cette saison afin de me réserver du temps de repos et de commencer mes préparations pour ces rôles. J'ai refusé certains contrats et en ai annulé d’autres à contre-cœur. La saison dernière a été très intense. Peut-être trop, je me suis posée la question... Quand j'ai vu mon emploi du temps se remplir, sachant que j'allais avoir des rôles-titres pour la saison qui suivait, je me suis dit que ça n'allait pas être gérable et qu'il fallait réagir. C'est toujours à contre-cœur que l'on refuse des projets, surtout quand les gens nous font confiance, qu'on les connaît, qu'on s'entend très bien humainement et artistiquement parlant. Mais on ne peut pas chanter sans repos !
Vous avez dit espérer chanter Carmen, le public français aura-t-il la chance de vous voir prochainement dans ce rôle ?
Parmi les rôles-titres de la saison prochaine figure en effet Carmen, mais ce sera à Francfort ! Il y a eu des propositions en France, mais je n'étais malheureusement pas libre. J'espère que les opportunités futures colleront aussi avec mon emploi du temps qui, je ne vais pas m'en plaindre, est rempli. J'y vais avec précaution et je croise les doigts.
Parmi ces quatre rôles-titres figure également celui de Mélisande. Comment allez-vous préparer mentalement ces deux rôles si opposés, Carmen et Mélisande ?
Si on respecte la partition, les trois quarts du travail sont faits. Le reste, c'est instinctif ! Je vais m'appuyer sur la mise en scène. Pour l'instant, je ne sais pas encore à quelle sauce je vais être mangée ! Mais c'est moins cérébral qu’on ne l’imagine. Une fois que l'on est plongé dans un univers, notre rôle est d'être un caméléon : on se fond dans cet univers-là et on donne corps au personnage.
Si vous deviez faire un premier bilan depuis votre sortie du Conservatoire, que diriez-vous ?
Je me trouve très chanceuse. Les choses vont bien. Calmement, mais sûrement. Je n'ai pas précipité de prise de rôle ou des débuts dans un répertoire qui ne me convenait pas. J'ai appris à me connaître et à connaître cette voix qui est difficilement classable. Quand on est chanteur, c'est très déroutant de ne pas avoir un répertoire prédéfini au départ. Une colorature a tout de suite son propre répertoire par exemple. Moi, il a fallu que je tâtonne, que je me découvre. Finalement, j'ai découvert un répertoire que je ne soupçonnais pas. Cela reste une aventure surprenante et enrichissante. Je profite aussi de ce moment, parce que les rôles qui vont arriver sont des rôles de premier plan, dans des maisons d'opéras qui me font confiance, ce qui est très gratifiant ! Je touche du doigt un rêve ! Je reste à la fois prudente et suffisamment entourée pour que cela continue sereinement. Même si dans une carrière, on ne reste jamais serein longtemps !
Chaque saison est différente, j'évolue et je prends confiance.
Chaque saison est différente, j'évolue et je prends confiance. Je m'en suis rendue compte la saison dernière : quand j'étais à Munich pour Falstaff, on m'a demandé de faire un remplacement au pied levé pour le soir-même dans Cosi Fan Tutte [de Mozart, mis en scène par Dieter Dorn, ndlr] au Staatsoper, l'un des théâtres les plus importants en Europe ! Chanter du Mozart en Allemagne, au pied levé, dans un rôle que je n'ai pas rechanté depuis deux ans ! La peur, l'excitation, l'envie, le doute se sont mêlés... Finalement, l'instinct l'a emporté, je me suis lancée et tout s'est très bien passé. Là, je me suis rendue compte que je me faisais confiance.
Propos recueillis le 13 août 2015.
(Photo : © Gilles Brébant)
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Voir le compte-rendu d'Ôlyrix sur Don Giovanni à l'Opéra Bastille.