Philippe Jaroussky : « M'investir dans la direction dans cinq ans »
Philippe Jaroussky, vous répétez actuellement Only the sound remains de Kaija Saariaho à l’Opéra de Paris. Comment décririez-vous cette œuvre ?
Peter Sellars, qui connaît l’œuvre de Kaija Saariaho comme personne, affirme que depuis L’Amour de loin, cet opus est son plus grand chef-d’œuvre. C'est une forme totalement différente de ce que l’on connaît. Ce qui fait le génie de l’œuvre, c'est le quatuor vocal et les sept instruments qui créent une palette de couleurs, une texture que Kaija Saariaho est l'une des rares à pouvoir créer. Elle admet que son écriture vocale s'est beaucoup assouplie, qu'elle est plus épurée et plus simple. Le théâtre no japonais du XVIIIe siècle, qui inspire cette œuvre, l'a probablement aidée à trouver cette simplicité dans l'écriture. En revanche, le langage harmonique est tout autre : il y a énormément de superpositions. Trouver sa note n’est d’ailleurs pas aisé. Il s’agit d’une écriture parlé-chanté, ce qui fait d’ailleurs le lien avec celle de Monteverdi. Comme dans un grand tableau de maître, il y a une structure globale qui, en regardant de loin, est absolument parfaite et très équilibrée. Puis, lorsque l'on regarde chaque mesure, on y trouve une foule de détails : rien n’y est inutile. On découvre petit à petit la subtilité de cette musique. Pour autant, s’il y a une grande précision et une grande rigueur dans son travail, il y a aussi une certaine souplesse : à chaque fois que je lui demandais quelque chose ou que je sentais quelque chose différemment, on l'a changée.
Qu'évoque le titre ?
Sa signification se trouve dans la fin de la deuxième partie. Je me rappelle de l'émotion que j'ai eue en filant pour la première fois la pièce lors de sa création à Amsterdam. Ma voix, traitée par ordinateur, résonne toute seule pendant une minute dans toute la salle, puis disparaît petit à petit : dans cet opéra, le son de ma voix demeure donc seul dans l'espace après que j’aie fini de chanter. C'est une expérience assez forte que d'avoir cette voix qui scintille et qui se balade dans toute la salle.
Quel est votre rapport au répertoire contemporain ?
C'est la première fois que je chante du Saariaho. J'ai déjà participé à des créations contemporaines. J'ai créé et je chante beaucoup une pièce de Marc-André Dalbavie sur des sonnets de Louise Labé. Elle a un certain succès puisqu'elle est écrite pour contre-ténor et orchestre, ce qui est une formation assez rare. Je l'ai notamment jouée à Hambourg et à Paris. J'ai aussi créé une pièce moins facile à faire tourner, qui est passée plus inaperçue : le Caravaggio de Suzanne Giraud. C'était également une expérience très forte mais nous n'avons pu faire que deux concerts. Par ailleurs, avant d'être chanteur, j'ai abordé la musique contemporaine en tant qu’instrumentiste, au violon. J'avais la formation musicale pour : j’ai même passé un examen sur une pièce d'Éric Tanguy. Mon parcours au sein de la musique baroque a toutefois fait que, progressivement, j'ai laissé ce répertoire de côté. Nombre de chanteurs baroques de la première génération ont toutefois par la suite chanté des œuvres contemporaines.
Comment êtes-vous arrivé sur ce projet ?
C'est un peu atypique. Je faisais un récital à la Philharmonie de Berlin avec Andrea Marcon sur des airs de Porpora, le professeur de Farinelli. Or, Peter Sellars est un ami d'Andrea. Il me connaissait vaguement mais ne m'avait jamais entendu en vrai. Il m’a entendu à cette occasion et m'a proposé cette création dont il est partie prenante, non seulement en tant que metteur en scène, mais aussi en tant que créateur du concept de l’œuvre. C'est lui qui a suggéré à Kaija les deux histoires inspirées du no japonais. Il l'a vivement encouragée à se plonger dans cet univers. J'ai accepté, à condition de pouvoir chanter devant la compositrice, afin de m’assurer que ma voix entrait en adéquation avec sa vision de l’œuvre. J'ai donc rencontré Kaija à New York, dans un petit studio. J'avais travaillé deux scènes de la première partie qu'elle avait déjà écrites. J'étais un peu stressé, mais elle a été convaincue.
Au départ, je ne devais faire que l'Esprit dans la première partie (Tsunemasa), l'Ange de la deuxième partie étant distribuée à une femme soprano. À l'inverse, les deux rôles du Prêtre et du Pêcheur étaient tenus par la même personne. J'ai milité pour chanter également l’ange, ce que Peter a trouvé formidable. L’œuvre commençait seulement à être écrite, elle a donc finalement été bâtie ainsi. Comme la première partie est plutôt sombre, l'idée était de partir d'un registre plutôt medium et grave. Puis, on renforce le registre soprano en allant vers la lumière, en dessinant des traits de voix qui scintillent davantage. Au départ, Kaija n’écrivait pour personne, puis, au fur et à mesure, elle a vraiment écrit pour moi. C'est très agréable.
Comment s’est passée votre collaboration avec Peter Sellars ?
J'avais eu l'occasion avant de travailler avec lui pour un rôle qui ne m'intéressait pas beaucoup : j'avais refusé à contrecœur. Pourtant, Peter Sellars faisait partie des quelques metteurs en scène avec lesquels je souhaitais vraiment travailler. Ma saison a cela de formidable que je commence avec Peter Sellars, je continue avec Christof Loy dans Alcina au Théâtre des Champs-Élysées et je finis avec Robert Carsen, avec qui je n'ai jamais travaillé non plus. Pour mes 40 ans ce n'est pas mal !
Comment s’est déroulé le processus de création avec Kaija Saariaho ?
On considère souvent les compositeurs contemporains comme de grands intellectuels, pas des sensitifs. Pourtant, nous nous sommes retrouvés un jour avec Peter et Kaija pour enregistrer avec sept instrumentistes des échantillons dont ils avaient besoin pour commencer le travail du traitement de la voix. Nous avions filé la première partie, et cela l’avait émue aux larmes d’entendre l’œuvre pour la première fois. Elle avait commencé l'écriture de la première partie en 2014.
L’œuvre a été créée il y a deux ans : qu’est-ce qui a évolué depuis ?
J'ai fait la création à Amsterdam et nous allons reprendre la production à l'Opéra de Madrid et à New York pour deux performances. Je n'ai en revanche pas fait les reprises d’Helsinki ni les autres dates aux États-Unis. Je sais que la mise en scène a évolué. Ainsi, j’étais souvent derrière une toile transparente dans la première partie. Il semble que Peter ait retravaillé cet aspect pour plus me montrer, ce qui va m’aider car le contact avec le chef et avec mes partenaires n’était pas évident.
Vous êtes seul soliste avec le baryton Davone Tines : n’est-ce pas très intense ?
C'est en effet très intense. J’ai quelques pauses, mais Davone est constamment sur scène, dans les deux parties de 50 minutes. On peut dire que chaque œuvre est un parcours pour lui. C'est assez physique. Lorsque nous avons fait la production à Amsterdam c'était sa première production en Europe. J'étais assez scotché par la maturité de sa voix. Il est arrivé le premier jour des répétitions en connaissant la partition à la perfection, alors que c'est assurément le rôle le plus lourd. C'est un chanteur qui a tout pour lui. Il est très beau, très grand et il joue formidablement bien. Il est très sensible et très intelligent. Il a une formation musicale en béton armé. Il est très cérébral et physique en même temps, ce qui est assez rare chez un chanteur. Il a tout et je pense qu'il va faire une très belle carrière. C'était une très belle rencontre.
Quelles sont les autres difficultés de cette œuvre ?
Mes deux personnages sont très différents : c'est ce qui m'a plu mais cela ajoute de la difficulté. On dit toujours que j'ai une voix angélique, que j'ai de la lumière dans la voix. Je trouvais intéressant de l'assombrir au maximum dans la première partie, qui m'est du coup la plus difficile. L’Esprit que j’incarne est très torturé parce qu'il n'a pas trouvé la paix. Dans la seconde partie se dégage quelque chose de beaucoup plus évident avec le timbre de ma voix. J’y suis davantage présent physiquement parce que j'ai un double, une danseuse : dans la deuxième partie, nous sommes trois sur scène au lieu de deux.
Qu'est-ce qui vous plaît dans le travail avec Peter Sellars ?
La première fois que j'ai vu son travail, j'ai été frappé par sa direction d’acteurs. Peter n'essaye pas de nous transformer mais d'utiliser notre nature profonde. Il nous laisse nous approprier l’œuvre avec notre propre corps. In fine, je trouve que cela crée quelque chose de plus vrai. Le secret de Peter est son énergie : tous les matins, il nous dit que c'est un bonheur pour lui de travailler avec nous. Ça donne la pêche. Le matin, on court aux répétitions parce qu'on sait que ça va bien se passer. Il y a quelque chose de très spirituel chez lui. J'ai vu sa conférence à Amsterdam où il explique son projet : je me suis dit que j’avais de la chance d'être là. Il y a chez lui un optimisme face à l'avenir de l'opéra. Et c'est très intéressant que l'Opéra de Paris ait programmé et coproduise ce spectacle qui risque de dérouter certaines personnes.
Par quels aspects ce spectacle est-il déroutant ?
Par son aspect minimaliste ! En revanche, il n'y a pas d'effet dramaturgique poussé ou violent. Par ailleurs, beaucoup de gens avaient peur que ma voix soit traitée par ordinateur. Or, je trouve cela bien fait : le timbre est bien respecté. C’est une œuvre aussi révolutionnaire que d'autres plus violentes ou plus engagées politiquement. Même si elle peut paraître moins provocatrice, elle l'est tout autant car elle propose une autre conception du spectacle opératique.
Que souhaitez-vous dire aux personnes qui ont l'habitude de vous suivre et qui risquent d'être déroutées ?
Il y a une dimension hypnotique qu'il faut admettre. Il faut y adhérer et se concentrer, dès le début, non seulement sur ce qui se passe sur scène, mais aussi sur la texture des instruments. Il y a quelque chose d'un peu messianique chez Kaija. L'introduction orchestrale du début permet de rentrer dans un espace sonore. Le conseil que je donnerais, ce serait de se concentrer dès le début sur les détails musicaux : il y en a énormément, notamment dans les percussions et le kantele [instrument traditionnel finlandais, à cordes pincées].
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Cette production marque vos débuts à Garnier. Comment appréhendez-vous l'acoustique de la salle, qui plus est cette acoustique transformée ?
On dit toujours que l'acoustique de Garnier n'est pas la plus facile. L'avantage de cette production c'est que, comme nos voix sont traitées par ordinateur, nous sommes sonorisés en permanence. On a profité de ce traitement pour que le public ait un confort adéquat. Chaque instrument a été sonorisé de telle sorte qu'il y ait un équilibrage parfait entre les différentes parties, comme le désire Kaija. Le kantele est un instrument magnifique, mais si on ne le sonorise pas un minimum, il ne projette pas suffisamment à l'Opéra Garnier. Et puis il y a aussi des effets sur certains instruments. Je trouve amusant de faire mes débuts à l'Opéra de Paris dans une œuvre contemporaine, alors qu'il y a une à deux productions baroques tous les ans dans cette maison. Le faire avant le mois de mes 40 ans est très intéressant. Je me dis que ma carrière n'est pas totalement terminée.
Reviendrez-vous à Garnier dans du baroque ?
Pour l'instant, il n'y a rien de prévu. C'est intéressant pour moi, qui ai beaucoup chanté à Paris, d'y proposer un opéra contemporain. Cela me plait de défendre les créations de compositeurs encore vivants et de collaborer avec eux. De plus, le compositeur a une vision de notre voix qui n'est pas forcément celle que nous concevons, si bien qu'un véritable dialogue se fait entre chanteur et compositeur. Puis, lorsqu'on a une voix de contre-ténor, nous interprétons principalement le répertoire des castrats. Nous savons pertinemment que ce n'est pas du sur-mesure. Dans la musique contemporaine, on peut travailler différemment. La voix de contre-ténor a rapidement intéressé les compositeurs, comme Britten dans le Songe d'une nuit d'été. Il y a une vraie histoire des compositions contemporaines créées pour des contre-ténors. On a redécouvert énormément d'opéras baroques ces dernières années. Mais à un moment, on ne va pas pouvoir recréer des œuvres qui n'ont pas été écrites, donc la musique contemporaine va trouver sa place logiquement dans le répertoire des contre-ténors.
Vous chanterez Alcina au TCE dans la mise en scène de Christof Loy créée à Zurich avec la même distribution, très prestigieuse : que pouvez-vous nous en dire ?
Only the sound remains et Alcina sont les premières productions d'opéra que je reprends, et j'en suis très heureux parce que souvent, quand on travaille une production, on est très fatigué et on manque de distance. Le fait de pouvoir reprendre une mise en scène que l'on a déjà faite permettra d'aller beaucoup plus loin. L'appréhension de l'inconnu est moins présente parce qu'on sait ce que l'on doit faire. Le travail sera donc plus calme, plus serein. J'aurai également le plaisir de retrouver Cecilia Bartoli.
On sent une grande complicité entre vous (notamment frappante dans votre récital commun). D'où vient-elle ?
D'abord, ce qui est étonnant chez Cecilia Bartoli, c'est sa curiosité incroyable. Je sais qu'elle écoute énormément de jeunes chanteurs. C'est une très grande travailleuse et une très grande actrice. Je crois que l'on partage quelque chose d'assez profond. C'est une femme extrêmement simple dans la vie. Elle respecte tout le monde, dit bonjour à tout le monde : cela engendre une belle énergie. Quand elle est dans une production, il y a une espèce de magie, une aura qui se crée entre nous. On a envie de bien faire pour elle.
Vous interpréterez également Orphée et Eurydice mis en scène par Robert Carsen au Théâtre des Champs-Élysées et à Versailles. Que pouvez-vous déjà nous en dire ?
Je l'ai chanté une fois dans la version originale pour alto il y a dix ans au Théâtre de Tourcoing. Nous allons travailler cette fois une version plus tardive, de Naples, qui a été écrite pour un castrat aigu. C’est idéal pour ma voix. Le rôle d'Eurydice y est plus aigu et écrit pour une soprano colorature. Il y a aussi un duo et un air qui ont été composés par Diego Naselli, qui s’ajoutent à la partition. C’est Patricia Petibon, avec qui j’ai chanté Alcina à Aix, qui interprétera ce rôle. Emöke Baráth, une soprano que j'aime énormément et avec qui je ferai une tournée cet été avec mon ensemble, chantera Amour. Elle progresse à une vitesse lumière et fait des choses sublimes. Enfin, je suis heureux de rencontrer Robert Carsen, qui est l'un des grands maîtres actuels de la mise en scène.
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Le mythe d’Orphée, auquel vous avez consacré un album, est important pour vous : pourquoi ?
Orphée a été la cause de deux révolutions en musique : celle de Monteverdi et celle de Gluck. Cet Orphée de Gluck est pour moi une façon d'aller dans le sens de ce vers quoi j'aimerais aller : une sorte de retenue dans l'expressivité afin d'aller à l'essentiel. C'est une œuvre que je n'aimais pas beaucoup. Mais la première fois que j'ai chanté Che faro, je l'ai comprise. Je souhaitais vraiment que ce soit une œuvre de maturité pour moi, avec, en même temps, la tessiture adaptée. J'ai pris cette partition de Naples de 1774, et j'ai fait quelques arrangements pour en faire mon Orfeo, dont je peux annoncer qu'il sera bientôt au disque.
Parlons de votre Académie. Qu'est-ce qui est à l'origine de ce projet ?
À l'origine de mon Académie, il y a mon parcours personnel. Je ne viens pas d'une famille de musiciens : c'est au collège qu'un professeur a conseillé à mes parents de m'inscrire au conservatoire. Cela a changé ma vie : j'ai découvert les instruments, le violon, le piano, puis ma voix à 18 ans. Sans ce petit coup de pouce, je n'aurais pas fait de la musique. Quinze ans après, ça m'est un peu revenu comme un boomerang. Je me suis dit qu'il fallait que je donne cette chance à d'autres. Nous avons donc créé des cours gratuits, sur des cycles de trois ans. J'ai hâte d'être en février pour écouter la première promotion. Par ailleurs, beaucoup de jeunes chanteurs me disent qu'il est très difficile de passer du conservatoire à la vie professionnelle. Il faut souvent un agent ou un contact dans le métier pour pouvoir accéder à une audition. Je voulais donc aider ces jeunes à franchir cette barrière. Quand j'ai commencé les master-class, j'étais à la fois très heureux d'enseigner, mais en même temps assez frustré que ça ne dure qu’une après-midi : c'est un coup d'épée dans l'eau. Les trois stages d’une semaine chacun que j’ai faits avec Gérard Lesne à Royaumont m'ont mis le pied à l'étrier et m’ont permis de rencontrer Jean-Claude Malgoire, qui m'a engagé. J'essaye donc de reproduire ce parcours, qui m’a été si bénéfique.
Pensez-vous pouvoir pérenniser ce projet ?
Oui, il s'agit de créer quelque chose de pérenne. Nous cherchons même à développer des antennes dans d’autres lieux parce qu'on ne peut pas faire voyager les enfants trop loin. On se dit toujours que c'est extrêmement généreux de la part des artistes de mener ce type de projet, mais en fait cela m'apporte également beaucoup. Quand je ressors d'une semaine d'enseignement avec mes sept chanteurs, je chante mieux parce que j'ai tout reprécisé, j'ai donné des exemples, j'ai vu ce qui fonctionnait chez l'un et non chez l'autre. Cela m'aide énormément. Il y a un retour sur l’investissement de temps que cela constitue.
Qu’apprennent ces jeunes ?
Il y a beaucoup d'étonnement chez certains qui s'attendaient à apprendre à chanter Monteverdi ou Vivaldi. En réalité, je leur donne des cours assez techniques, assez essentiels sur la production du son, parce que je me suis moi-même posé énormément de questions là-dessus. J'ai énormément travaillé la technique, et je pense être à même de leur apporter l'expérience que j'ai et de solidifier leur connaissance. Il s'agit également de les rassurer. Beaucoup de jeunes interprètes, chanteurs ou musiciens, veulent être expressifs mais ne savent pas vraiment faire. Ils ont quelque chose à prouver alors ils veulent montrer qu'ils savent chanter fort, en plusieurs langues, etc. Le cerveau sait qu'il ment, et on se met dans une sorte d'engrenage dangereux. J'essaye de leur prouver que l'expression vient de l'intérieur. Je sens que certains élèves parviennent déjà à se relâcher totalement : cela leur semble maintenant évident.
Comment votre voix évolue-t-elle ?
Ma voix a pris du corps, de la projection. Elle a peut-être perdu légèrement en vélocité, mais elle a davantage gagné en expression du texte. Curieusement, en termes de tessiture, je ne trouve pas qu'elle ait tant changé que cela. Elle a peut-être perdu un demi-ton d'aisance dans l’aigu. J'étais convaincu il y a dix ans que je deviendrais un contre-ténor alto. Hier encore, j'ai refusé le rôle-titre de Jules César dans une très grande maison d'opéra, parce que je sais que ce ne sera jamais pour moi : on me l'a pourtant déjà proposé six ou sept fois.
Quels sont vos projets avec l’Ensemble Artaserse que vous avez créé en 2002 ?
Je veux le développer avec comme objectif ultime la direction. Cela m'intéresse beaucoup. J'avais prévu de le faire vers 40 ans, mais je vais profiter d’être encore en mesure de chanter : après il sera trop tard. Je commencerai alors à m'investir dans la direction vers 45 ans. À côté de cela, il y aura des projets en dehors de la musique baroque.
Vous avez déjà travaillé sur la mélodie et le répertoire allemand. Sont-ce des répertoires que vous souhaiteriez développer ?
Oui, bien sûr. Cela fait 20 ans que j'enregistre des disques : je pourrais ainsi compléter ma discographie avec d'autres choses. En même temps, j’aimerais aussi réenregistrer des disques qui sont déjà parus et que j’ai enregistrés trop jeune. Je vais profiter des cinq prochaines années pour compléter ma discographie. Ensuite, ma voix aura sans doute évolué.
Vous couplez souvent la sortie de CD et la tournée qui va avec. Pour vous, est-ce plutôt le CD qui porte la tournée ou la tournée qui porte le CD ?
Cette question se posait déjà durant l’âge d’or du disque. Mon album sur Vivaldi avec Jean-Christophe Spinosi s'est vendu à plus de 150 000 exemplaires, ce qui est impossible aujourd’hui. Les chiffres du Haendel sont excellents, mais on n'est plus du tout dans les mêmes ordres de grandeur. Aujourd’hui, cela marche dans les deux sens. Il m'aurait semblé difficile de sortir un CD sur Haendel sans la tournée de vingt concerts que j'ai faite, parce que la tournée aide le disque. Il est toutefois vrai que le disque me semble être aujourd'hui la valeur ajoutée d'une tournée. L'un aide l'autre, mais les artistes gagnent aujourd’hui leur vie avec les concerts plus qu'avec les disques. Pour moi, le plaisir d'enregistrer reste toutefois immense, et celui de faire une tournée après l'est également.
Le fait de graver votre voix est-il important ?
Au début je trouvais que c'était important, mais beaucoup moins désormais. Il y a quelque chose sur laquelle il ne faut toutefois pas être blasé, ce sont les retours des personnes pour qui il est important d'écouter notre voix.
Vous évoquez vos 45 ans pour aborder la direction : qu’entendez-vous par là ?
Cela fait deux ou trois ans que j'essaye de me projeter dans une diminution progressive de l'activité vocale. C'est très intéressant pour un chanteur de ne pas se dire que c'est pour toujours. Il faut se fixer des limites, et si on les dépasse, c'est alors une bonne surprise. Mais il ne faut pas se retrouver frustré parce qu'on ne peut plus faire ce que l'on faisait auparavant. Petit à petit, il faut remplacer ce bonheur de chanter par celui de la direction ou de l'enseignement. Les choses se feront naturellement je pense.