Hervé Niquet : « Faire le zouave, pourquoi pas ! »
Hervé Niquet, vous avez présenté l’Opéra Imaginaire en juillet dernier dans le cadre du Festival Radio France (lire ici notre compte-rendu) : pouvez-vous nous décrire ce spectacle ?
Pour fêter les 30 ans du Concert Spirituel, nous voulions faire quelque chose d'inhabituel. Nous pouvions ressortir une œuvre inconnue, mais cela se fait déjà couramment. Avec Benoît Dratwicki, Directeur scientifique et artistique du Centre de musique baroque de Versailles, nous avons eu l'idée de nous inspirer de ce qu'avait fait Louis XIV : il avait commandé une création regroupant tous les ballets qu'il avait dansés pour en faire « Le Ballet des ballets ». Il avait fait de même pour les comédies à la Comédie Française. Pour un travail pareil, il faut néanmoins que les pièces soient cohérentes les unes avec les autres. L'idée était donc de refaire une histoire cohérente autour de certaines œuvres que le Concert Spirituel avait déjà jouées, et d'autres qu'on ne jouerait jamais, car on ne va pas jouer un ouvrage moyen en entier juste pour entendre un ou deux airs. Benoît Dratwicki est très cultivé à ce sujet et a choisi des choses incroyables, telles que Méléagre de Stuck, qui est somptueux mais que personne ne connaît. Notre histoire se concentre donc sur trois héros typiques : une Reine mezzo-soprano, qui aime un jeune homme ténor, qui lui aime une autre jeune fille soprano. En somme, l'histoire habituelle des tragédies lyriques. Autour de cela, on a choisi des airs tirés de tous ces opéras, et on recrée une trame en deux actes : c'est ainsi qu'on a obtenu un opéra complètement imaginaire, qui dure environ deux heures. Il y a donc des souvenirs du Concert Spirituel, puisqu'il y a des extraits de Destouches, Dauvergne, de Semele de Marin Marais, de Médée de Charpentier, et beaucoup d'autres choses encore. Ce sont deux heures de gourmandise !
Y gardez-vous la structure des opéras de l'époque, où s’enchaînent récitatifs et airs ?
Il y a très peu de récit : tout s'enchaîne, jusqu'à la passacaille d'Armide de Lully, qui est un sommet de l'opéra français. La forme se rapproche plutôt du style XVIIIe siècle, parce qu'on se prend à la fois pour Louis XIV et Louis XV. C'est donc un enchaînement d'airs, de chœurs, de symphonies, d'une ouverture jusqu'à la chaconne finale.
Vous tournez avec cette œuvre, comme vous en avez l’habitude : vous arrive-t-il de faire évoluer les œuvres au fil des reprises ?
Je ne vais pas retirer un récit ou rajouter un air : les génies qui ont composé ces œuvres ont une idée de la dramaturgie beaucoup plus solide que la nôtre, et savent exactement comment mener l'auditeur et gérer la fatigue du musicien. Je ne toucherai pas à ça parce qu'ils sont beaucoup plus techniciens à ce sujet. La seule évolution, qui se produit nécessairement, concerne la façon dont on s'approprie l’œuvre et la relative facilité avec laquelle on l’interprète : tout devient plus gérable parce qu'un opéra, c'est vraiment très lourd pour les musiciens, les chanteurs et les choristes. Ça devient de plus en plus fluide et plus personnel au fil du temps.
Quel est le lien entre le Concert Spirituel et le Centre de musique baroque de Versailles ?
Nous avons quasiment commencé ensemble, il y a 30 ans. Les 15 premières années, j'effectuais mes recherches moi-même (éditions, recherches annexes, etc.) puis je les ai confiées au Centre de musique baroque. Notamment notre travail sur les œuvres de Benevolo, qui est l'autre gros programme du Concert Spirituel pour les 30 ans, dont j'ai légué toutes les partitions au Centre, pour qu'elles puissent être accessibles à tout le monde. C’est un échange. Nous organisons également de nombreux projets scientifiques et musicologiques, ainsi qu’au moins un opéra par an et une série de concerts. C'est surtout un référent important : il y a une assemblée de chercheurs, dont Benoît, qui est très érudit sur le sujet et répond à nos questions. C'est donc un référent historique, musicologique, organologique et esthétique important.
L’un des autres événements de votre prochaine saison sera une Médée à Rouen : pouvez-vous déjà nous en parler ?
Cette Médée de Cherubini s’intègre dans mon mi-temps que je ne consacre pas au Concert Spirituel. Je suis en effet également Premier chef invité du Brussels Philharmonic, Directeur musical du Chœur de la Radio flamande, et je suis très régulièrement invité dans des maisons d'opéra à diriger des orchestres. Je suis content de replonger dans Cherubini dont je travaille l’œuvre depuis longtemps : c'est vraiment un très grand auteur, qui n'a pas la place qu'il devrait avoir. Ça me plaît de me replonger dans cette Médée, qui est une histoire mythologique que je connais grâce à celle de Charpentier que j'ai déjà explorée. Je me réjouis aussi de jouer un spectacle mis en scène : c'est toujours excitant. De plus, j'aime bien l'Orchestre de l'Opéra de Rouen, et il m'aime bien aussi ! Je les ai invités à mon Festival de Saint-Riquier en Picardie et j'étais ravi d'être sur le banc de touche en tant qu'organisateur et de m'occuper d'eux. C'était très sympathique et on est content de se retrouver sur un projet dramatique.
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Après Le Roi Arthur la saison écoulée, vous reprendrez cette saison à Massy Don Quichotte chez la Duchesse dans la mise en scène de Shirley et Dino. Pourquoi vous être lancé dans cette aventure ?
C'était surtout un besoin de travailler ensemble ! Quand je vois l'état de mon Chœur sur le plateau avec Shirley et Dino, on travaille tellement dans le bonheur que je ne vois pas pourquoi on se priverait de faire de telles folies ! Dans la comédie il faut constamment inventer et innover. C'est un gros projet, assez lourd à gérer parce qu'il n'y a pas qu'un tableau, il y a énormément de machinerie. C'est donc la joie pour la technique qui est énormément mise à contribution. Il y a toujours au moins 30 techniciens (autant que les choristes, voire plus) à faire le spectacle avec nous. Avec Shirley et Dino, on aime bien prendre une maison et y mettre le feu ! Et tout le monde est concerné : de la maquilleuse à l'habilleuse, l'électricien ou le cintrier. Depuis plus de 10 ans, nous sommes vraiment devenus amis. Ce Don Quichotte a même été jusqu'au Mexique, où on a réussi à remplir l'Opéra de Mexico ! On l'a bien sûr adapté au public mexicain : toutes les parties parlées étaient en espagnol. Emiliano Gonzalez Toro, qui parle très bien l'espagnol, était Don Quichotte et racontait l'histoire. Nous l'avons également donné au Festival Cervantes à Guanajuato. C'est une production comme l'était Le Roi Arthur, un très joli spectacle visuellement et dramatiquement. Et dès qu'il est à l'affiche, il est complet.
Vous y jouez des castagnettes, d'où vous vient ce talent ?
Ce n'est pas du talent mais du travail ! Les castagnettes sont un instrument extrêmement difficile à jouer. Il y a 15 ans au Canada, j'avais appris à en jouer avec une danseuse. Je donne l'impression que je sais en jouer mais c'est une catastrophe ! Ça fait partie du deal et des choses rigolotes que l'on propose.
Avez-vous d'autres projets avec Shirley et Dino ?
Oui, nous avons d'autres projets très sérieux d'opéras, mais je ne peux pas encore en parler ! On continue de travailler ensemble parce qu'il y a une génération de jeunes du Roi Arthur. Lorsqu'on l'a enregistré il y a 10 ans, des gamins de 10 ans l'écoutaient. Aujourd'hui ils en ont 20 et ils viennent me voir à la fin du spectacle. On a donc participé à l'approche musicale de nombreux jeunes qui n'auraient pas été à l'opéra si nous n'avions pas fait ça. On a laissé de jolies traces et c'est pour cela que nous continuons à travailler ensemble. Comme disait ma grand-mère : « Il n'y a pas de mal à se faire du bien ! ».
Vous semblez prendre un plaisir fou à faire rire : avez-vous toujours exploité votre potentiel comique ?
Quel comique n'a pas de plaisir à faire rire son audience ? C'est très agréable, et c'est mieux que de faire pleurer les gens ! En ce moment, tout est tellement difficile, morose, pénible : quand on voit ce qu'il se passe dans le monde, j'ai assez de plaisir à rendre les gens heureux. Pendant deux ans, j'ai fait des chroniques sur France Musique. Ça m'a valu beaucoup d'ennemis parce que j'ai osé dire des choses qu'on ne dit pas. J'ai appris que dans les médias, tout est lisse : l'époque est lisse ! La direction m'avait demandé de parler des choses dont on ne parle jamais de la vie du musicien : les coulisses. J'ai donc simplement raconté des histoires qui me sont arrivées, qui arrivent à tout le monde, et que tout le monde dans le milieu connaît. J'ai essayé de les rédiger pour rendre le tout rigolo, jubilatoire, plein de bons mots, ce qui est un gros travail. Écrire pour la radio est d'autant plus difficile que je ne dispose que de 4 minutes, pendant lesquelles il doit y avoir une ouverture, une histoire et une chute. Le ton doit être radiophonique : ça m'a demandé du travail, mais ça m'a aussi beaucoup appris. J'ai même reçu le prix Alphonse Allais de l'humour Radiophonique, ce dont je suis très fier. Ça m'a donné envie d'écrire : j’arrête cette chronique après deux saisons pour me consacrer à d’autres projets.
Vous arrivez à trouver le temps d'écrire dans votre emploi du temps ?
Je ne pratique plus d'instrument donc je n'ai plus besoin de ces trois ou quatre heures de piano ou de clavecin par jour. Par ailleurs l''avantage qu’il y a à beaucoup voyager, c'est que l'on passe beaucoup de temps à bord de trains ou d'avions, ou à attendre dans les aéroports : ce sont des moments propices à l'écriture.
Imaginez-vous travailler sur d’autres supports comme la presse écrite ou la télévision ?
Non, je préfère la scène directe. La radio m'amuse beaucoup parce qu'on est obligé de faire des images, mais je ne suis pas du tout intéressé par la télévision.
Vous avez créé le Concert Spirituel il y a tout juste 30 ans : quelles étaient à l’époque vos motivations ?
À 30 ans, j'étais engagé dans une formation dirigée par un grand monsieur étranger, qui avait reçu des subventions du gouvernement français pour défendre la musique française. Il est arrivé un jour devant Les Lamentations pour la Semaine Sainte de Jean Gilles et des motets de Rameau. Il nous avait dit en soupirant : « Que vais-je pouvoir faire avec ça ? La musique française, c'est que des petits bouts ! ». Ça m'a mis dans une colère noire ! Alors je me suis juré que le jour où j'aurais un centime, j'enregistrerais Les Lamentations pour la Semaine Sainte de Jean Gilles. Je l'ai fait : c'était mon premier disque. C'est donc une colère qui m'a poussé à créer le Concert Spirituel : c'est grâce à ce monsieur que je ne nommerai pas et qui avait un mépris total pour la musique française, que j'ai eu l'envie de défendre mon patrimoine et de lui montrer qu'on était aussi bons que les compositeurs allemands qu'il adorait.
J'ai ensuite eu la chance de tomber sur Jean et Nicole Bru, qui ont été mes mécènes du premier jour, et encore aujourd’hui. Jean est décédé il y a quelques années, et Nicole a pris le relais. Ils nous ont maintenus en vie jusqu'à présent. J’ai aussi rencontré William Christie, qui m'a tout appris. En 1987, je faisais partie de l'équipe d'Atys de Lully où j'ai rencontré Jean-Paul Fouchécourt, Isabelle Desrochers, Marc Minkowski, Véronique Gens et Christophe Rousset. J'étais déjà fasciné par les textes sacrés, et la musique française.
Est-ce nécessaire de créer son ensemble pour officier dans le répertoire baroque ?
On ne peut pas faire autrement. Sans cela, il n'existe rien. D'ailleurs, c'est une chance puisque cela nous force à rester au top si on veut se vendre. L'inconfort est permanent : si vous êtes mauvais un soir, vous perdez les concerts de l'année suivante : on ne peut pas se permettre d'être faible. Même après 10 heures passées dans un train, on n’a pas le droit d'être fatigué. Il n'existe pas d'autre modèle que celui d'un orchestre créé autour d'un chef. Si vous voulez voir un terrain d'expérimentation, il faut vous le créer.
Comment faites-vous pour vous exporter à l'international ?
Nous faisons des disques et nous allons prospecter dans toutes les salles à l'étranger avec un chargé de diffusion qui fait bien son travail. Il faut aussi avoir la bosse du commerce parce qu'un ensemble, c'est une entreprise. Avoir des idées en sol mineur ou sol majeur ne fait pas vendre le concert. Il faut une équipe derrière qui fait son travail : un administrateur, un chargé de diffusion, un chargé de production, la recherche de mécénat. C'est une grosse boutique !
Qu’est-ce qui a évolué en 30 ans de travail du Concert Spirituel ?
Absolument rien ! Dès le premier jour, j'ai dépensé beaucoup d'argent à répéter, et c'est encore le cas. Contrairement à beaucoup de productions qui ne font que deux répétitions et font confiance aux spécialistes de la musique baroque pour résoudre les problèmes, ça n'a jamais existé chez nous. Nous répétons beaucoup pour interpréter les œuvres avec un certain confort. Ceux qui intègrent le Concert Spirituel doivent se donner à fond s'ils veulent y rester. Certains musiciens sont là depuis le premier jour. L'exigence de travail reste la même après 30 ans.
L’un des événements de la saison écoulée était la recréation de La Reine de Chypre, qui ne s’est pas exactement passée comme prévu (lire ici notre compte-rendu) : pouvez-vous nous raconter cet épisode de votre point de vue ?
Sébastien Droy a reçu la partition autour de minuit et devait chanter le lendemain à 20h. Il lit très bien et il a passé la matinée à se mettre le rôle dans la voix, avec beaucoup de passion. Je lui ai dit de faire attention à ne pas s'épuiser, parce que c'est un rôle très lourd. On a tout de même répété et fait des raccords avec l'orchestre. Il a tellement chanté dans la journée qu’il a perdu sa voix : c’est un réflexe d'auto-défense du corps. Personne ne peut lui reprocher d'avoir osé prendre ce risque et que la nature ait dit stop.
En tant que chef, je n'avais pas beaucoup de solutions : soit je pleurais, soit je partais, soit je continuais. Il y avait 1.800 personnes dans la salle et 100 sur le plateau, avec beaucoup d’enjeu. Être Chef, c’est aussi assumer ce genre de situations. On a fait le point à l'entracte et on a décidé de faire comme si la voix était là : ses collègues lui donnaient la réplique comme s’il pouvait chanter. C'est très dur, mais on y a été. Toutes les pièces symphoniques étaient là, tous les autres solistes étaient là, le chœur était là, ce sont des choses qui arrivent. Nous avions commencé un enregistrement : nous allons le terminer et il pourra sortir.
Un autre concert sera-t-il donné ?
Malheureusement non. Il y a quelques années avec le Brussels Philharmonic, j'avais enregistré Herculanum de Félicien David, qu'on avait fait une fois en concert et qui s'était également mal passé. C'était Karine Deshayes qui chantait l'un des rôles et elle a perdu la voix de fatigue pendant l'enregistrement. On a fait le concert, on a sorti le disque, et c'était tellement bien qu'un grand festival irlandais a programmé cet ouvrage l'année suivante. C'est le but du Palazzetto Bru Zane que de donner des opportunités d'entendre des œuvres : aux autres ensuite de les reprendre ! J'espère que cela fonctionnera aussi pour La Reine de Chypre qui est un ouvrage formidable.
Comment définiriez-vous votre répertoire ?
Mon répertoire principal est français même si on s'aventure ailleurs aussi avec le Concert Spirituel, comme avec Benevolo qui est un compositeur italien. On a aussi joué Purcell et Haendel.
Êtes-vous attiré par d’autres répertoires ?
Il y a beaucoup de répertoires que j'admire beaucoup mais que je ne me vois pas diriger, comme le russe (avec Tchaïkovski que j'adore, ayant été élevé au Ballet de l'Opéra de Paris), les grands Allemands (même si j'ai fait pas mal de Mendelssohn et de Beethoven). En tant qu'auditeur, je suis fasciné par les œuvres de Mahler, c'est une musique d'une classe absolue. J’ai beaucoup dirigé le répertoire italien lorsque je travaillais à l’Opéra de Paris. Depuis, on m'a proposé de diriger du Puccini mais j'ai toujours refusé car je ne me vois pas diriger cette musique. Mais je prépare régulièrement des artistes à aborder ce répertoire.
Lors des représentations, lorsque vous n’êtes pas en kilt ou en armure, vous portez une tunique argentée qui finit par caractériser votre personnage de chef d’orchestre : comment avez-vous défini ce style ?
Il y a des chefs qui ont peur de perdre leur légitimité s'ils montrent leurs fesses, ou s'ils ne sont pas dans leur habit de pingouin : c'est vraiment réduire le rôle de chef à pas grand-chose ! De même, certains me demandent comment je fais pour diriger sans baguette, mais ça ne se réduit pas à ça. Je n'ai pas de limite : j'ai la chance de vivre avec un ami qui a une idée esthétique de ce que je dois représenter sur scène donc c'est lui qui m'habille. Il trouve l'aspect visuel important, alors que moi je m'en fiche. Il m'a fait faire des habits qui me vont bien, qui ont des coupes et des tissus inhabituels. Je trouve ça rigolo, et les gens se souviennent des vestes. C'est au service d'un spectacle, et puis c'est aussi du commerce puisque ça marque. Ça ne fait pas partie d'une stratégie mais je me sens bien dans ces tenues. Avoir un frac avec la queue qui vous bat les jambes pendant deux heures, c'est un cauchemar ! Sans parler du temps perdu à s'habiller et se déshabiller ! Quant à faire le zouave, pourquoi pas ! En travaillant avec Shirley et Dino, j'ai réalisé que la comédie était bien plus difficile que la tragédie.