Così Fan Tutte à Reims : la revanche des femmes
Retrouvez nos comptes-rendus des précédentes représenations de cette mise en scène : à Rouen puis à Massy
« Qui peut croire au déguisement » de Ferrando et Guglielmo, qui testent la fidélité de Dorabella et Fiordiligi en tentant de les séduire sous des identités d'emprunt ? Telle est la question rhétorique posée par cette mise en scène, qui décide donc que tous les personnages font un jeu de rôle : les amantes savent qu'elles sont face à leur amants déguisés (Frédéric Roels, qui a eu cette idée, vient de signer une Norma à l'Opéra de Rouen dont il quitte la direction, mais il poursuit de plus belle la mise en scène : présent vendredi pour la reprise à Reims, il était déjà reparti dimanche, vers une Carmen à Cremona).
Sur le papier, ce principe a une qualité exceptionnelle : il ne présente plus les femmes comme des êtres frivoles incapable de résister au fruit de la tentation ("Cosi fan tutte" signifie "Ainsi trompent-elles toutes"). Au contraire, les femmes reprennent le pouvoir. Elles ne sont plus les dupes mais les maîtresses du jeu. Sur le papier donc, le principe est génial mais il ne paraîtrait pas sur scène sans la lecture préalable de la note d'intention. Pour accomplir pleinement ce retournement, il aurait fallu changer le texte de Lorenzo da Ponte, ce que, bien entendu et bien heureusement, la mise en scène n'a pas fait. Toutefois, une mise en scène avec un point de vue se traduit dans une direction d'acteurs qui a du sens. Les interprètes habitent leurs rôles et leurs interactions enchevêtrées. La scénographie woman-power en bénéficie également (les rôles sont même échangés : la femme en costume militaire, l'homme en robe). Même dans une scène apparemment vaine lorsque les femmes rentrent d'une séance shopping chargées de paquets, elles n'admirent pas que des vêtements mais également un double vibromasseur pourpre.
Les voix bien marquées vont avec ces caractères affirmés. Les femmes se répondent, comme leurs robes : pourpre fleurdelisée pour Fiordiligi, en oiseaux imprimés bleus pour Dorabella. La soprano Sasha Djihanian en Fiordiligi capte l'attention et la lumière, déployant un vibrato rapide et large en intervalles. D'abord en difficulté, elle prend de plus en plus confiance et allie technique avec émotion sur son air de l'Acte II scène 2 "Per pietà". La mezzo Violette Polchi en Dorabella balaye un ambitus vocal et des subtilités d'actrice dignes d'une mezzo-soprano mozartienne.
La troisième femme de l'intrigue reprend elle aussi l'ascendant, le pouvoir sur son partenaire masculin. Despina, la soubrette érotico-comique d'Amélie Robins est une séductrice dominatrice, se languissant sur son sofa, écrasant de ses talents aiguilles la masculinité d'un Don Alfonso consentant, tout en faisant de son plumeau une cravache (qui servira de symbole phallique, comme les épées, entre deux airs chantés dans des positions suggestives). Vocalement portée par un large souffle, elle croît naturellement vers de beaux aigus et atteint même assez légèrement les notes graves du médecin barbu à talonnettes en lequel elle se grime.
Son comparse Don Alfonso campé par Laurent Alvaro est un conteur. Sa prononciation limpide, profonde et légère de l'italien sied au dramma giocoso ("drame joyeux"). Il a des résonances et les chaudes consonnes bondissantes d'une voix buffa, idoine pour son personnage mutin et manipulateur. Le Ferrando de Diego Godoy est un vrai ténor, appuyé sur le médium aigu et sachant couvrir avec métier et puissance (alors que ses aigus en voix mixte ou de tête manquent d'assurance). Son compagnon Guglielmo est le baryton Mathieu Gardon, à la belle assise dans le médium grave, produisant un son ample. Les tenues des amants ne sauraient être plus variés, partant du costume de ville uni coloré, passant par l'uniforme, allant jusqu'au jogging fluorescent (littéralement : lumineux dans le noir), auquel répondent les peignoirs transparents des amantes. Les jeunes épris (qui croyaient prendre) défouraillent bien en rythme, mais entrechoquent trop en rythme et avec systématisme des épées qu'ils peinent ensuite à ranger (Reims aurait pu se cotiser avec Paris, dont le Don Carlos aurait bien mérité, lui aussi, les conseils d'un maître d'armes).
Les qualités du plateau laissent au second plan des défauts à surveiller toutefois, au sommet desquels les quelques grands décalages rythmiques dans les ensembles. Les aigus de Sasha Djihanian ont tendance à grincer lorsqu'elle n'est pas chauffée et elle manque de graves poitrinés. L'excès de soutien abdominal de Diego Godoy serre quelque peu ses fins de phrase. Le voile vocal de Laurent Alvaro est la résultante de l'air qui passe dans une voix pas assez timbrée ni appuyée (ce qui donne toutefois de certaines nuances à ses récitatifs).
Tout cela étant dit, le spectateur aura bien de la peine à trouver un vrai défaut à Violette Polchi, voix complète pour ce répertoire, depuis de chauds graves poitrinés jusqu'à des aigus plus amples et naturels que la soprano même (ajoutez-là à vos favoris en haut de sa page). Intensément vibrée et vibrante, elle donne à son air fort attendu "Smanie implacabili" (Implacables passions) la fureur d'une tragédie baroque. L'Orchestre de l'Opéra de Reims peut alors croître sans craindre de la couvrir. Si ce solo n'est pas applaudi, c'est que le public est en admiration et en ce que la mise en scène de Roels, prenante, construit un vrai discours, loin d'enchaîner les numéros.
Sous la baguette précise et déterminée de Dominique Rouits, la fosse enchaîne les phrases en autant de plans très variés en tempi et en nuances : preste et forte, puis ample et marqueté de contre-temps accentués. Cela permet à l’orchestre de rappeler que Cosi est un dramma giocoso en montrant tour à tour le côté classique léger, giocoso et le dramma à l'ample son pré-romantique.
Depuis le parterre ou la scène, le Chœur ELCA (Ensemble Lyrique Champagne Ardenne) emplit le théâtre d'harmonies bien en place mais serrées dans l'aigu. Ces choristes sont affublés de symboles peu subtils renvoyant à l'infidélité, enjeu du livret : des cornes de différentes tailles et formes, ainsi qu'un serpent en plastique gigotant pour symboliser le désir.
Les personnages étant conscients de ce qui leur arrive, ils ne sont plus "terrifiés" par l'idée d'être confondus à la fin de l'opéra, mais tristes que le jeu de rôle se termine. Un jeu salué par de sonores applaudissements du public, après avoir fait place à la noce au champagne (Reims oblige) !