Alessandro de Marchi, Directeur du Festival d’Innsbruck : « Construire le puzzle de l’histoire de la musique »
Alessandro de Marchi, le Festival d’Innsbruck que vous dirigez vient de démarrer : pouvez-vous nous décrire les spécificités de ce festival ?
C'est un festival de musique ancienne qui existe depuis déjà 50 ans et qui se fixe comme objectif de redécouvrir des œuvres méconnues ou de donner des interprétations ou des versions différentes d’œuvres déjà connues. C’était au départ le festival de René Jacobs : je poursuis son travail depuis son départ il y a dix ans. Par exemple, nous avons donné la Clémence de Titus de Mozart, qui est très connue, mais que nous avons jouée dans la version de 1804 que personne n'avait entendue.
Quels seront les événements marquants de cette édition ?
Nous avons toujours deux ou trois productions d'opéra ainsi que de la musique de chambre et de la musique sacrée. En effet, nous bénéficions de très beaux lieux à Innsbruck pour jouer la musique dans des salles anciennes, un château, des églises baroques, et bien sûr le Tiroler Landestheater où nous faisons les productions d’opéra.
Cette année, je dirige ma propre version du Retour d’Ulysse dans sa patrie de Monteverdi : c'est une coproduction avec l'Opéra d’Oslo. Nous aurons une mise en scène assez moderne, mais très intelligente et intéressante, avec un vrai travail sur le texte et beaucoup d’humour. Chez Monteverdi, en dehors de l’Orfeo, la partition ne comprend qu’une ligne pour le chant et une ligne pour la basse continue : comme on ne peut pas jouer ces œuvres simplement avec un luth et un clavecin dans des salles de plus de 50 spectateurs, il est nécessaire de faire un travail de reconstruction. On sait qu’à l’époque, il était courant d’improviser des contrepoints, des lignes différentes, dans une sorte d’improvisation collective que l’on connait aujourd’hui dans le jazz, et qui produit une polyphonie harmonieuse. Aujourd’hui, il est difficile de faire cela car nous ne disposons pas des musiciens classiques formés pour le faire. J’ai donc préparé une sorte d'improvisation écrite qui sert de base aux musiciens, et sur laquelle ils peuvent improviser des ornements. Il y a trois représentations : avec ce fonctionnement, chacune sera réellement unique. Pour ce travail, je me suis inspiré de la partition de l’Orfeo pour ses couleurs orchestrales.
Christophe Rousset à l'Opéra Royal de Versailles (© Eric Larrayadieu)
J'ai par ailleurs invité mon fantastique collègue Christophe Rousset, qui dirigera pour la première fois un opéra à Innsbruck (il y a déjà dirigé des concerts). Il s’agit d’une collaboration avec l'Opéra de Potsdam et Versailles : l’opéra-ballet Pygmalion de Rameau, qu’il va mélanger avec d'autres pièces de Rossi, dans une sorte de pastiche.
Enfin, j'ai créé à mon arrivée en 2009 un concours de chant d'opéra baroque : les finalistes sont invités pour chanter un opéra lors de l’édition suivante. Cette année, il s’agit d’une œuvre assez rare de Reinhard Keiser (Octavia).
Vous dirigez votre ensemble depuis le clavecin : est-ce important pour donner l'impulsion, l'élan ?
Absolument. Dans un ensemble si petit, cela serait ridicule de diriger depuis un pupitre comme pour une symphonie de Mahler. Comme je suis claveciniste, j’utilise cette position qui est en effet idéale pour donner des impulsions et marquer des accents. Tous les musiciens sont des spécialistes et sont habitués à observer et à écouter pour décoder chaque geste et chaque inflexion.
Quelles sont les spécificités de cet ensemble, l'Académie Montis Regalis ?
Nous recherchons un son assez particulier. Tous nos musiciens partagent un idéal sonore et ont des bases de technique vocale : l'instrument à corde est pensé comme une imitation de la voix. Nous travaillons ce son à partir de trois règles anciennes dans le travail baroque des instruments à corde : il doit être doux, c’est-à-dire pas trop bruyant, long, donc pas trop rapide, et profond. Cette dernière caractéristique est essentielle.
Comment recrutez-vous les instrumentistes de cet ensemble ?
Notre ensemble repose sur une collaboration entre des musiciens stables de l'orchestre et les musiciens que l'on forme nous-même à Mondovì, un village proche de Turin en Italie. Nous y organisons des cours de musique baroque. Chaque année, nous organisons un concours assez sévère qui nous permet de former un orchestre parallèle de jeunes musiciens baroques. Les candidats doivent préparer des pièces orchestrales et solistes, et savoir déchiffrer. Ils doivent aussi disposer de qualités humaines car en concert, la communication est primordiale : je dois pouvoir avoir l’impression de ne presque pas avoir besoin de diriger ! Bien entendu, nous puisons dans cet effectif les meilleurs talents pour intégrer notre ensemble principal.
Vous avez dirigé votre ensemble en avril pour le récital de Sonya Yoncheva à la Philharmonie de Paris (lire notre compte-rendu). Comment cette collaboration est-elle née ?
Nous nous sommes souvent croisés avec Sonya Yoncheva mais l’élément déclencheur a été notre collaboration conjointe avec Sony Classical. Elle a un contrat exclusif avec eux, et j'ai beaucoup travaillé avec ce label, en particulier via le Festival d'Innsbruck, pour des enregistrements d’opéras live. Par ailleurs, son mari, Domingo Hindoyan, est un excellent chef d’orchestre et un très bon collègue : c’est de lui que j’ai reçu le premier appel.
Sonya Yoncheva et Domingo Hindoyan dans Siberia de Giordano au Festival Radio France (© Luc Jennepi)
Le récital est un exercice de mise à nu du soliste : quel est votre rôle en tant que directeur musical ?
Comme le pianiste dans un concert de Lieder, le rôle du chef est uniquement de mettre la cantatrice dans les meilleures conditions possibles pour lui permettre de s’exprimer au mieux. Il faut mettre de côté notre égo et nous mettre à la disposition du soliste. Il y a malgré tout des passages uniquement musicaux au cours desquels nous pouvons nous exprimer. Avec Yoncheva, nous avons eu de très beaux moments de communication entre le chef, l'orchestre et la soliste, dans une sorte de dialogue muet.
En quoi ce rôle est-il différent de celui qu’a le chef dans les autres genres musicaux ?
C’est un rôle très différent de celui qu’a le chef dans un concert symphonique dans lequel il est en tête d’affiche. C'est lui qui décide de tous les petits détails, il a le contrôle total sur ce qui se passe musicalement. Dans un opéra, le travail du chef est encore différent : il est le gardien de la vision d’ensemble. Il doit donc interagir avec le metteur en scène et les chanteurs, y compris sur des aspects qui ne sont pas purement musicaux, comme la distance à laquelle le chanteur est placé.
La saison prochaine, vous dirigerez deux Barbier de Séville, à Vienne et à Dresde, dans deux productions différentes rapprochées : comment votre travail s’adapte-t-il à chaque production ?
Durant mon travail préparatoire, je crée dans ma tête une version idéale de l’œuvre. Ensuite, les répétitions servent à adapter cet idéal au réel. Le premier paramètre est bien sûr les possibilités des chanteurs. Par exemple, dans le Barbier de Séville, il faut déterminer rapidement si le ténor peut chanter le grand air final ou non : s'il ne le chante pas très bien, il faut le couper, même si personnellement, je déteste couper cet air. En effet, beaucoup de ténors servent très bien le rôle, mais ne sont pas en mesure de chanter bien ce dernier air. Habituellement, le chanteur décide lui-même : il sait très bien ce qu’il est capable de faire ou non. Parfois, la décision se prend durant les répétitions : lorsqu’il ne s’agit pas d’un opéra de répertoire, il faut du temps pour découvrir ces difficultés. Nous sommes parfois amenés à faire des transpositions ou des coupures. Au contraire, on prévoit parfois de couper un passage avant de se rendre compte qu’il est magnifique et qu’il faut le garder. Lorsque l’on travaille sur une mise en scène existante, on est aussi obligé de s’adapter : on ne peut par exemple pas réintégrer un air qui aurait été coupé lors de la création de la production, car la mise en scène n’existe pas. Tout cela oblige à faire preuve de beaucoup de pragmatisme. Pour ce qui est de l'interprétation à proprement parler, le travail que je fais sur l'instrumentation ancienne m'aide beaucoup à trouver des couleurs particulières pour cette musique.
Dans sa récente interview à Ôlyrix, Antonello Allemandi expliquait attendre la répétition générale pour éventuellement transiger sur son tempo idéal : en est-il de même pour vous ?
J’adapte mon tempo idéal aux capacités des chanteurs car ils ont une limite physique que l’on ne peut pas dépasser. Par contre, je considère qu’on peut presque tout faire avec l'orchestre. Bien sûr, tous les orchestres n’ont pas les mêmes capacités, mais il y a une sorte de limite standard du jouable qu'il faut connaître. Je sens très vite jusqu’où je peux aller avec les musiciens. Je garde donc le même tempo de la première répétition à la dernière représentation : la durée des spectacles varie d’ailleurs rarement de plus d'une ou deux minutes entre les différentes dates.
Vous vous êtes spécialisé dans le répertoire baroque. Comment avez-vous déterminé votre répertoire ?
C'est un peu un hasard : quand j’avais 16 ans, j'ai eu ma première leçon de composition et mon professeur était le chef de la Chapelle Sixtine. Il enseignait les techniques de composition de manière très pratiques : les mains sur le piano. Après quelques années, je pouvais donc déchiffrer les partitions les plus complexes et, sans m’en être rendu compte, jouer n'importe quelle basse continue à vue. Sans le savoir, j’avais fait le même parcours que celui des jeunes compositeurs napolitains du XVIIème et XVIIIème siècle. La basse continue et l'improvisation ont été les lignes directrices qui m'ont porté vers le baroque et vers le jazz jusqu'à l'âge de 24 ans. Ces deux musiques étaient deux lignes parallèles, c'est ensuite que j'ai choisi laquelle poursuivre.
Alessandro de Marchi (© Sandra Hastenteufel)
Comment définiriez-vous votre répertoire ?
J'essaye de travailler des œuvres les plus variées possibles, car je sais qu'il est déjà impossible dans une vie d’aborder tout ce qui a de l’intérêt. J’essaie donc d’alterner des œuvres du XVIIeme, du XVIIIème, de l'italien, du français, de l'allemand. J’aborde aussi un répertoire plus moderne : je viens de faire du Stravinski, du Nino Rota et du Respighi. Je m'aperçois que la mentalité façonnée durant tout ce travail baroque, m'aide pour le reste. Inversement, la discipline qu'il faut pour la musique plus moderne, m'aide pour la musique baroque.
Avez-vous déjà envisagé d’utiliser vos connaissances en matière de composition pour créer une œuvre ?
Non. J'utilise uniquement mes études de composition pour l'analyse ou la reconstruction d'œuvres anciennes. Je ne crois pas avoir le talent pour être compositeur contemporain. Je ne suis pas sûr que je saurais quel langage musical emprunter !
Quels autres projets vous occuperont dans les prochains mois ?
Je travaille sur un opéra rare de bel canto, que nous jouerons sur instruments anciens. J’ai cette envie depuis que j’ai dirigé La Somnambule de Bellini avec Cecilia Bartoli et Juan Diego Florez. L’utilisation d’une instrumentalisation ancienne pour le bel canto change complètement l'esthétique de ces œuvres. Je souhaite absolument poursuivre ce travail, même si monter ces œuvres coûte très cher.
Vous travaillez régulièrement des œuvres anciennes et méconnues, qu'est-ce qui vous pousse à faire connaître ces œuvres (Achille in Sciro, La grotta di Trofonio, La Stellidaura vendicante) ?
Cette volonté vient de la nécessité de continuer à construire le puzzle de l’histoire de la musique: chaque fois que je découvre quelque chose, je ressens le besoin de compléter davantage mes connaissances, de découvrir de nouvelles œuvres, et de les partager avec le public : il y a tellement de choses merveilleuses. Il me paraît important d'en faire des enregistrements afin de multiplier le nombre de personnes qui peuvent en profiter.