En Bref
Création de l'opéra
Échec en italien, Triomphe en français
Le projet de Gluck est à ce point novateur, et même révolutionnaire en bien des points, qu'il peine d'abord à être parfaitement compris par le public et par les artistes : l'œuvre est d'abord un échec, notamment du fait des interprètes choisis, habitués au répertoire buffa. Dix ans après la création au Burgtheater de Vienne le 26 décembre 1767, l'opéra est adapté en français sur un livret de François-Louis Gand Le Bland Du Roullet et Gluck révise sa partition, afin que musique et texte s'unissent intimement dans le drame, comme le prône sa réforme. Gluck s'inspire des avis de Jean-Jacques Rousseau, mais il résiste longtemps avant de se conformer à l'esthétique de la tragédie lyrique à la française en ajoutant un ballet. Le succès est alors total, au point que c’est cette version française qui est traduite en italien et en allemand pour être donnée sur les scènes à travers l’Europe.
Ces changements touchent si profondément à l'essentiel du lien entre texte et musique que les deux versions constituent deux opéras différents. D'autant que le passage à la nouvelle version a entraîné la suppression du personnage Ismene (la confidente d’Alceste), les deux enfants (Eumelo et Aspasia) perdent leurs noms et deviennent des rôles parlés. Enfin le rôle capital d'Hercule est ajouté de toute pièce. Les scènes sont recomposées, réordonnées, parfois supprimées ou ajoutées.
Clés d'écoute de l'opéra
La Préface
Moins de deux ans après la création de l'opéra, Gluck publie la partition avec une préface de Ranieri de Calzabigi, véritable manifeste esthétique appelant à une réforme du genre opératique pour lui donner toute la puissance d'un drame. Les arias da capo doivent être supprimées car elles répètent un texte, rompant la continuité de l'histoire. Ces répétitions étaient aussi l'occasion de multiplier les ornements et la réforme de Gluck prône justement de réduire au maximum les démonstrations de virtuosité gratuite des chanteurs qui viennent au détriment du sens du texte et de l'incarnation. L'écriture est davantage syllabique, avec une note par syllabe et non pas de longs mélismes (plusieurs notes sur une voyelle) qui diminuent l'intelligibilité du texte. De ce fait, la division entre arias et récitatifs est amoindrie, les récits sont accompagnés en transition vers des airs à la diction davantage naturelle.
Divinités du Styx
Le grand air d'Alceste est l'acmé de l'opus et un chef-d’œuvre de l'art lyrique, interprété par les plus grandes sopranos. Divinités du Styx représente la résolution de l'héroïne au sacrifice et l'air incarne à lui seul la réforme de Gluck : la confrontation de l'humain et du mythologique par de nouveaux moyens musicaux.
L'orchestre souligne d'emblée toute la détermination d'Alceste face au destin. Le rythme est en contre-temps qui avancent dans un tempo Andante (allant). Les cordes sont majestueuses et les cuivres éclatants. La première phrase chantée, "Divinités du Styx", est répétée avec l'intervalle musical le plus puissant qui soit : un saut de quarte ascendant sur une cadence parfaite (résolution musicale depuis la dominante vers la tonique : la tonalité est La bémol majeur et Alceste chante la cadence parfaite Mi bémol - La bémol sur "du Styx"), puis l'autre intervalle fondamental et glorieux de la tonalité occidentale : un saut sur septième de dominante (accord avec un intervalle de 7 notes entre la fondamentale et l'aigu, qui entraîne avec force vers la tonique). L'effet est démultiplié par les nuances avec le passage du piano au forte claironnant sur les deux notes de la cadence (piano et forte qui alternent même d'une mesure sur l'autre, emportant l'orchestre dans des déferlements). Alceste défie les dieux et la mort elle-même par toute la puissance de la voix et du chant lyrique. La mère et la femme sacrifiée devient une héroïne mythologique, par le drame musical.
Le rythme ralentit vers un Adagio ("À l'aise"), l'amplitude mélodique se réduit à l'extrême avec une appogiature (dissonance appuyée) au demi-ton sous la dominante et ne remontant que d'un ton pour retomber dans "la mort". Le ralentissement accompagne un changement de caractère avec une modulation du La majeur au La mineur. Cela souligne la douleur qui accable Alceste, mais elle prend immédiatement le dessus invoquant la "pitié cruelle" sur un crescendo massif qui monte jusqu'au la bémol aigu.
"J'enlève un tendre époux à son funeste sort" s'enroule avec la douceur d'une épouse fidèle qui s'abandonne. La reprise da capo ("de la tête" : du début) est d'abord plus sombre, tombant dans le grave au lieu de jaillir dans les aigus, mais elle revient à sa gloire initiale après un mouvement qui s'anime Andante espressivo ("Allant expressif") et accélère même jusqu'au Presto ("Rapide").