En Bref
Création de l'opéra
Genèse
L’enlèvement au Sérail (Die Entführung aus dem Serail) est un singspiel en trois actes de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) sur un texte en allemand écrit par Gottlieb Stephanie « Le jeune » (1741-1800). Le livret est inspiré de celui d’un autre singspiel écrit par un marchand de Leipzig – Christoph Friedrich Bretzner (1748-1807) – pour le compositeur Johann André et intitulé Belmont und Constanze, oder die Entführung aus dem Serail (1781).
Le 16 mars 1781, Mozart arrive à Vienne où il a suivi son employeur le Prince archevêque de Salzbourg Hieronymus Colloredo. Mais le 9 mai, à la suite d’une dispute avec ce dernier, il démissionne. C’est l’opportunité pour le compositeur de commencer sa carrière de musicien indépendant vivant de ses compositions, de ses concerts et de ses leçons. Cherchant à faire produire ses œuvres scéniques, Mozart se rapproche du directeur de théâtre (également acteur et auteur dramatique) Gottlieb Stephanie à qui il montre certains de ses opéras. L’Autrichien, qui a eu vent du grand succès de son Idomeneo à Munich, est impressionné par la qualité de son travail et lui propose de collaborer à l’élaboration d’un singspiel.
Leur souhait de collaborer est rendu possible par une commande du protecteur de Mozart, l’empereur d’Autriche Joseph II. Ce dernier leur commande un singspiel pour célébrer à la mi-septembre la venue du futur Tsar, le duc Paul de Russie, dans la capitale autrichienne. Les délais étant extrêmement courts, Mozart se met immédiatement au travail dès réception du livret (le 29 juillet 1781). Alors qu’il vient de terminer le premier acte à la mi-août, il apprend que la venue du Tsar est reportée en novembre et que ce sera une œuvre de Gluck et non la sienne qui sera jouée à cette occasion.
Disposant de plus de temps, il entreprend un travail d’amélioration du livret avec Stephanie à qui il demande de s’éloigner un peu plus du livret originel pour avoir de meilleurs effets dramatiques et musicaux. L’empereur décide que l’œuvre sera finalement créée l’été suivant par la compagnie du Nationalsingspiel qui dépend du Burgtheater et Mozart décide d’interrompre sa composition entre le 26 septembre et le début de l’année 1782. Il termine ensuite le deuxième acte le 8 mai et le troisième le 29 mai.
L’opéra créé le 16 juillet 1782 au Burgtheater de Vienne fût un gros succès notamment grâce à une distribution hors norme qui comptait les meilleurs chanteurs des scènes viennoises de l’époque. Avec cette œuvre, le compositeur établit sa réputation à Vienne et devient l’un des plus grands compositeurs de musiques lyriques. L’opéra est repris de nombreuses fois à Vienne durant la vie de Mozart, ainsi que dans d’autres théâtres germaniques en Europe. Avec le recul historique, cette œuvre est maintenant considérée comme la première d’envergure écrite en langue allemande.
Le singspiel
Inspiré par l’opéra comique français et le ballad opera anglais, le singspiel est une œuvre théâtrale en allemand qui alterne les dialogues parlés avec des airs chantés souvent de coloration populaire. Au départ uniquement interprétés par des troupes de théâtre itinérantes, ils se développent ensuite dans les théâtres libres germaniques et s’imposent peu à peu comme l’unique représentant de l’opéra national germanique à travers notamment les œuvres de Beethoven (Fidelio, 1805) et de Weber (Der Freischütz, 1821). Il donne naissance, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, au drame musical wagnérien.
Initialement les livrets puisaient leur histoire dans l’univers des contes germaniques où le magique (avec ses créatures fantastiques) côtoyait le comique (dans la tradition du théâtre populaire viennois qui se caractérisait par le renversement des conventions dramatiques de sujets sérieux) et le merveilleux (avec notamment un deus ex machina hérité de l’opera seria italien). Les histoires s’inspirent ensuite de la philosophie des Lumières, des romans d’initiation ou de chevalerie et parfois des rituels de Franc-Maçonnerie (comme c’est le cas dans La Flûte Enchantée de Mozart). À la fin du XVIIIe siècle, le singspiel se caractérise par un soin particulier donné à la couleur des instruments et à leur symbolique (comme les cors qui évoquent la forêt), ainsi qu’à une intervention du magique qui permet la mise en valeur des possibilités techniques du théâtre à travers ses machineries.
Clés d'écoute de l'opéra
Le singspiel de Mozart
Fidèle à la tradition du genre, l’œuvre de Mozart explore peu les sentiments sombres des personnages, car elle est conçue comme un divertissement comique écrit pour l’amusement du public. C’est pourquoi la principale caractéristique de L’enlèvement au Sérail (Die Entführunf aus dem Serail) est d’être bâtie autour d’un comique de scène renforcé par la musique. Mais comme toujours, Mozart s’est approprié le genre (et l’a même transcendé) en choisissant de ne pas mettre en musique le rôle principal (celui de Selim) et en traitant du thème de la clémence, alors réservé aux œuvres sérieuses. Car à ce moment-là de la carrière du compositeur, l’écriture d’un singspiel n’était pas tant motivée par un élan nationaliste que par une volonté d’échapper aux carcans des genres lyriques établis et particulièrement à ceux de l’opera seria.
La liberté du singspiel lui a permis de concevoir des alternatives crédibles à la conception des airs qu’il a toujours voulu doter d’une fonction psychologique plus poussée que celle prévue dans les opera seria. Dans cette optique, il développe une nouvelle forme d’air dans le style du durchkomponiert (c’est-à-dire où la musique est toujours renouvelée) où le chant est formé à partir d’éléments thématiques caractéristiques et qui sont repris dans un esprit de constant renouvellement comme dans l’air de Belmonte à l’acte I « O wie ängstlich ». Par ailleurs, pour enrichir ses moyens de dire le drame, il renoue avec les mélodrames qui consistent à parler sur de la musique. Quant aux récitatifs, il les utilise lors des moments d’émotions intenses de Belmonte et de Konstanze (voir air de Belmonte précédemment cité).
Comme dans presque toutes ses œuvres, sa volonté de fusion des styles est présente dans cet opéra et se manifeste particulièrement dans le traitement vocal des deux couples. D’un côté, Konstanze et Belmonte qui incarne les personnages « nobles » de l’histoire et dont les lignes vocales sont imprégnées du genre sérieux. De l’autre, les lignes vocales des deux personnages populaires Pedrillo et Blonde que Mozart a doté d’accents folkloriques. Cette catégorisation vocale se décline également dans d’autres personnages comme celui du seul méchant de l’histoire, Osmin, qui chante des lignes vocales à mi-chemin entre l’opera buffa et les airs populaires. Quant à Selim, aucune de ses paroles n’a été à proprement parlé mise en musique.
La mode turque et le comique dans L’Enlèvement au Sérail
À l’époque de L’Enlèvement au Sérail, la mode exotique turque est à son comble et se manifeste dans tous les arts européens. En musique et plus particulièrement dans le monde de l’opéra, cette tendance profite plutôt au genre léger qui intègre un nouveau grand thème : celui de la comparaison des sociétés européennes jugées « éclairées » et « civilisées » avec celle des « barbares » et des « incultes » turques. Dans l’opéra de Mozart, cette influence se remarque à plusieurs niveaux de l’œuvre : à travers les personnages (Osmin est cruel, manipulateur et libertin), mais aussi l’histoire (l’action se passe dans un harem).
Comme beaucoup d’autres compositeurs de cette époque, Mozart a opté pour la composition de sa propre « musique turque ». En effet, il ne cherche pas à imiter la musique turque (ce serait de toute manière chose vaine puisqu’il faudrait disposer des instruments traditionnels), mais plutôt à en imaginer une. La « musique turque » de Mozart se manifeste à travers une orchestration « typique » (triangle, cymbale, grand tambour) censée rappeler les fanfares des janissaires qui stimulaient les troupes turques durant leur marche. Cette allusion à la musique turque se retrouve également dans l’utilisation de rythmes et d’harmonies caractéristiques (voire chœur des janissaires « Singt dem grossen Bassa Lieder », acte I).
Jouant de cette opposition entre les « barbares » turques et les Européens « civilisés », l’œuvre de Mozart est riche en comique. Ce comique est essentiellement associé au rôle d’Osmin qui semble au premier abord être un parfait idiot (d’où le développement de situations très comiques), mais qui s’avère finalement être un manipulateur sans cœur (il comprend l’évasion et se joue des « Européens »). Tout au long de l’œuvre, ce personnage est caricaturé autant par le texte que par la musique. En effet, il se dit musulman, mais jure (« par la barbe du prophète ») et boit du vin. Et lorsqu’il est pris d’un accès de folie furieuse (« Solche hergelaufne Laffen, acte I) il bafouille et sa ligne vocale n’est plus mélodique.
Plusieurs fois dans l’opéra, il y a également un comique de situation qui est renforcé par la musique. Par exemple lors du trio de Belmonte, Pedrillo et Osmin à la fin de l’acte I (« Marsch, marsch, marsch ! ») où les rythmes musicaux sont adaptés au jeu d’acteur et viennent renforcer le ridicule de la situation : Belmonte et Pedrillo essayent de passer devant Osmin qui les en empêche, s’en suit un jeu de feinte, de replis, de retour et de contournement entre les trois personnages. Ou encore lors du duo entre Osmin et Pedrillo (« Vivat Bacchus ! », acte III) où le premier, encouragé par le second, se saoule. Ici, la musique de Mozart s’emploie à retranscrire l’état second d’Osmin à travers des vocalises ridicules et un rythme hésitant.
Le style mozartien
Dans L’Enlèvement au Sérail, Mozart déploie à nouveau son propre style dramaturgique et musical en favorisant l’efficacité dramatique plutôt que la démonstration technique, en développant l’humanité de ses personnages et en proposant une fusion des styles.
Pour donner une grande efficacité dramatique à son œuvre, Mozart détourne des genres musicaux étrangers à la scène en les insérant à son opéra. Ce détournement lui permet d’enrichir ses possibilités de variations musicales et par là même de rendre possible de nouvelles situations dramaturgiques. Par exemple, le lied chanté en aparté par Osmin au début de l’acte I (« Wer ein Liebchen hat gefunden ») apparemment anodin contient de nombreuses paroles à double sens. À cela s’ajoute les multiples tentatives de Belmonte de rentrer en contact avec lui. Ainsi, le lied montre musicalement comment Osmin ignore Belmonte et continue à travailler. Ou encore la grande réussite musicale et dramaturgique de la romance de Pedrillo (« Im Mohrenland », acte III) lors de laquelle la musique de Mozart créée un climat de mystère et d’insécurité, mais aussi évoque l’environnement et la situation à travers le timbre (celui de la mandoline), le phrasé rythmique (lancinant et berceur), l’harmonie (alternance entre les modes majeurs et mineurs) et l’utilisation de la technique du mélodrame (c’est-à-dire de parler sur de la musique).
Une autre caractéristique du style de Mozart est très présente dans cet opéra : celle de la profonde humanité de ses personnages. Par exemple le dilemme auquel fait face le personnage de Konstanze est évoqué musicalement. Prisonnière de Selim, mais ayant juré fidélité à Belmonte, son premier air renferme des accents nostalgiques, mais dans son duo final de l'acte II avec Belmonte, elle fait preuve d’une grande sérénité et ne se laisse pas aller au drame passionnel (alors que son amant la soupçonne d’avoir été infidèle). Dans son air « Frisch zum Kampfe ! » (acte II) Pedrillo s’exhorte d’avoir le courage d’agir. Son dialogue avec lui-même est admirablement accompagné par la musique qui caractérise à la fois ses emballements (mus par un faux courage) et ses retraits (provoqués par une crainte réelle). Mais chez Mozart, ce sont les ensembles qui révèlent le mieux les dessous psychologiques des personnages. Par exemple, le quatuor entre Belmonte, Konstanze, Pedrillo et Blonde (acte III, « Ach, Belmonte ! ») qui, au-delà de constituer un épisode comique sur le sujet du dépit amoureux, révèle au spectateur l’individualité de chacun des personnages et leurs actions intérieures (leurs paroles et leurs mélodies sont individualisées).
Enfin, dans L’Enlèvement au Sérail, Mozart propose à nouveau une fusion des styles en utilisant par exemple des genres différents et étrangers à l’opéra comme celui de la romance ou du lied. L’intégration de ces nouveaux genres lui permet à la fois une grande variété musicale, mais aussi et surtout, de pouvoir inventer de nouveaux moyens d’expression dramatique. Cette fusion des styles se remarque également à l’échelle d’un seul et même numéro où Mozart juxtapose deux styles différents afin que la situation jouée (et chantée) acquière une vérité scénique. C’est le cas de l’air de Konstanze « Ah, iche liebte » (acte I) en deux parties bien distinctes : une première (adagio) dans le style plutôt allemand où elle chante son regret à Selim et sa fidélité à Belmonte, et une seconde (allegro) dans un style italien orné quand elle chante son bonheur disparu et les souffrances de sa séparation.