En Bref
Création de l'opéra
En avril 1830, Vincenzo Bellini reçoit une commande pour deux opéras, faisant suite aux triomphes de Pirata (1827) et La Straniera (1829) à la Scala de Milan, et Les Capulet et les Montaigu (1830) à la Fenice. Cette commande émane d'Alessandro Lanari, l'impresario de ces deux théâtres lyriques, et prévoit la création du premier ouvrage en décembre 1831 pour la Scala, et pour la saison du Carnaval vénitien de 1832 pour le deuxième opéra. La genèse de Norma remonte à l'été 1830, une période de convalescence pour Bellini : c'est à partir du mois de juillet que le compositeur travaille sur un nouvel ouvrage basé sur Hernani de Victor Hugo avec son librettiste Felice Romani, pendant son séjour chez la cantatrice Giuditta Pasta. Bien que la composition avance à grands pas grâce à Romani et Pasta, Bellini renonce rapidement à ce sujet qui risque d'être bloqué par la censure italienne – la pièce de Hugo ayant provoqué un grand scandale lors de sa création à Paris en février 1830 – sans pour autant abandonner ce qui a déjà été composé. Le compositeur utilise ainsi les extraits de son Ernani pour La Somnambule, créé en mars 1831, et pour Norma, composé entre août et novembre 1831 pour honorer la commande de 1830.
Norma est le neuvième opéra de Bellini, mais également le septième issu de la collaboration entre le compositeur et le librettiste Felice Romani. Il est composé juste avant La Somnambule, écrit pour le Teatro Carcano, une maison lyrique milanaise concurrente de la Scala. Mais si La Somnambule obtient un grand succès lors de sa création en mars, Norma se heurte à l'indifférence du public lors de sa première représentation à la Scala le 26 décembre 1831. Les interprètes appréhendaient l'opéra dès les premières répétitions commencées le 5 décembre, en particulier Giuditta Pasta qui jouait le rôle-titre, et le ténor Domenico Donzelli qui avait dû apprendre à la hâte le rôle de Pollione, du fait de la complexité vocale et dramatique de ces rôles. Cet échec lors de la création de Norma affecte profondément Bellini qui écrit à son ami Francesco Florimo : « Fiasco ! Fiasco ! Grave fiasco ! ». Mais le compositeur exagère l'accueil en demi-teinte du public. En réalité, les critiques de la presse visent surtout les finales des actes qui s'éloignent des conventions opératiques, le premier acte se finissant par un trio entre Pollione, Adalgisa et Norma et non par un grand tutti, tandis que le second acte conclut l'opéra sur une grande scène à mi-chemin entre air soliste et ensemble accompagné par le chœur alors que le public attendait un grand air de l'héroïne. Norma n'est pas un échec complet comme le laisse entendre le compositeur, puisque l'opéra triomphe à partir de sa quatrième représentation, et son succès ne fera que croître au cours des 34 représentations ultérieures pour sa première saison à la Scala.
Clés d'écoute de l'opéra
La genèse du livret de Norma
Norma présente un livret original dans la production de Bellini par l'ambivalence entre le néo-classicisme et le romantisme du sujet. Écrite avec le concours de Jules Lefèvre, la Norma d'Alexandre Soumet (de son titre complet Norma ou l'Infanticide) est empreinte d'une couleur ancienne en reprenant la forme classique de la tragédie en cinq actes et en situant l'intrigue dans une sphère des druides gaulois, non sans rappeler les œuvres d'Ossian, de Chateaubriand ou de Walter Scott du début du XIXe siècle. Le personnage de Norma est inspiré de la Médée d'Euripide, dont la force du drame séduira autant les compositeurs pré-romantiques que les librettistes, et en particulier Felice Romani. Le librettiste italien est en effet également à l'origine du livret de Medea in Corinto de Mayr (1813), de La Sacerdotessa d'Irminsul (1820) de Pacini et de La Straniera (1829) de Bellini. Enfin, la présence de l'auteur Alexandre Soumet dans le domaine de l'opéra n'est pas anodine, puisqu'il avait collaboré avec le librettiste Luigi Balocchi pour Le Siège de Corinthe, le premier opéra français de Rossini, créé à Paris en 1826 et à Rome en 1827. Cette collaboration avec l'un des compositeurs italiens les plus en vue du début du XIXe siècle montre à quel point l'œuvre du dramaturge français connaissait un rayonnement important en Europe.
Associé à Bellini depuis Il Pirata (1827), son troisième opéra, Felice Romani a considérablement remanié la tragédie de Soumet pour la Norma, en étroite collaboration avec le compositeur et la cantatrice Giuditta Pasta. Dans l'opéra, l'infanticide n'est pas commis et Norma ne cède pas à la folie – pourtant pas exclue de l'opéra au XIXe siècle, comme en témoignent Lucia di Lammermoor de Donizetti et Les Puritains et La Sonnambule de Bellini. Par ailleurs, le livret de Felice renonce à certains lieux communs romantiques de la Nature et du fantastique de la tragédie de Soumet pour concentrer son drame sur la tension entre passion, famille et religion. Il ancre davantage l'opéra dans la sphère sacrale des druides gaulois. Cette dimension religieuse est plus présente que dans la pièce française, à travers la prière de Norma (« Casta Diva », acte I) et les exhortations du peuple (acte I et acte II) ainsi que le sacrifice final de l'héroïne. Ainsi, en se détournant de l'infanticide et du suicide de la Norma de Soumet et en incluant davantage de scènes rituelles, Bellini et Romani érigent un drame original dans lequel l'héroïne conserve une stature noble et autoritaire jusque dans son sacrifice tout en dressant un portrait psychologique complexe de cette femme.
Norma : un opéra entre bel canto et déclamation
En plus d'être l'un des compositeurs italiens les plus reconnus de son vivant, Vincenzo Bellini est avant tout connu comme étant l'un des compositeurs emblématiques du bel canto italien, notamment grâce à l'air « Casta Diva » (acte I) qui obéit à la structure traditionnelle de la solita forma. L'air commence par une cavatine lyrique correspondant au caractère élégiaque de la prière de Norma (« Casta Diva »). Suit une partie intermédiaire à un tempo intermédiaire (« Fine al rito ») pour préparer la rapidité de la cabalette aux vocalises virtuoses (« Ah ! Bello a me ritorna »), qui illustre tout à la fois l'appréhension, la fragilité mais aussi la combattivité de Norma pour ne pas trahir son amour secret aux yeux de tous. Cette virtuosité caractéristique du bel canto italien se retrouve également dans les duos entre Norma et Adalgisa, toutes deux confrontées à un amour impossible avec Pollione, et en particulier dans le duo scellant leur amitié dans l'acte II (« Deh ! Conte te li prendi … Mira, o Norma … Sì, fino all'ore »).
Pourtant autant, la Norma de Bellini ne se limite pas aux formes stéréotypées du bel canto d'un Rossini ou d'un Donizetti mais les dépasse pour aller vers des scènes d'une force dramatique plus prégnante et d'une expression musicale d'une plus grande ampleur, notamment grâce à un développement de l'écriture harmonique et orchestrale. Tout d'abord, le compositeur et le librettiste se détournent des conventions opératiques, et ce en particulier pour les finales des deux actes qui furent critiqués par la presse lors de la création de Norma, pour insuffler un élan dramatique certes plus intimiste dans l'acte I, mais plus orienté sur la tension inhérente au nœud de l'opéra. Plus encore que dans la Médée de Cherubini, qui développait déjà une écriture plus déclamatoire, Bellini offre à son héroïne une puissance dramatique hors du commun lorsqu'elle tente de tuer ses enfants (acte II « Dormono entrambi … Teneri figli »). L'originalité de Norma réside dans cet équilibre entre le bel canto italien traditionnel et cette puissance déclamatoire typiquement romantique, caractérisant ainsi la difficulté du rôle de Norma écrit tout spécialement pour Giuditta Pasta.