En Bref
Création de l'opéra
Les différentes versions du Tannhäuser
Tannhäuser et le tournoi des chanteurs à la Wartburg est le cinquième opéra dans la production lyrique globale de Richard Wagner (1813-1883) et le deuxième de sa période dite « de maturité ». Composé entre 1843 et 1845, cet opéra intitulé « opéra romantique » s'inspire de deux légendes germaniques. En 1842, le compositeur achève la partition du Fliegende Holländer à Paris et cherche un sujet puisé dans l'histoire allemande comme base de son futur opéra. Un ami lui suggère la légende du Tannhäuser racontée par le poète Ludwig Tieck (Le fidèle Eckhart et le Tannenhäuser, 1812). Séduit, il complète ses sources avec le poème d'Heinrich Heine (Le Tannhaeuser, légende, 1836), une nouvelle d'Ernst Theodor Amadeus Hoffmann (Le combat des chanteurs, 1819), puis avec L'art divin des Maîtres Chanteurs de Joyann Christoph Wagensteil, Les légendes d'Eisenach et de la Wartburg, de l'Hörselberg et de Rheinardsbrunn de Ludwig Bechstein et À propos du tournoi de la Wartburg de C.T.L. Lucas.
Après avoir terminé ses lectures, Wagner se lance dans la rédaction du livret jusqu'en avril 1843, puis enchaîne sur la composition de la musique entre juillet 1843 et octobre 1845. Cette version originelle dite de « Dresde » est suivie d'une seconde version qui a consisté en un remaniement du livret et de la musique entre octobre 1845 et mai 1847. Il y ajoute de nouvelles modifications en septembre 1851. Les évolutions concernent essentiellement l'introduction du troisième acte et la fin de l'opéra. Entre septembre 1859 et mars 1861, Wagner effectue de nouvelles transformations dans le livret et la musique. C'est lors de cette troisième version, dite de « Paris » (la plus jouée aujourd'hui), que le compositeur supprime la fin de l'ouverture et ajoute le ballet du début de l'opéra. Ce dernier remaniement, le plus conséquent, ne fut pas le dernier puisque Wagner revint sur sa composition tout au long de sa vie.
Créations et réception
La création de la première version du Tannhäuser a eu lieu, sous la direction du compositeur, le 19 octobre 1845 au Königliches Sächsisches Hoftheater (Opéra royal de la cour de Saxe) à Dresde, où il occupait le poste de second du Kapellmeister depuis le début des années 1840. Mais la première ne suscita pas autant d’intérêt que son précédent opus créé en ce lieu, Rienzi. Wagner, insatisfait du résultat final, se remet immédiatement au travail en modifiant notamment la fin qu'il jugeait trop faible par rapport au reste de l'opéra. En 1861, sur la suggestion de la princesse autrichienne Pauline von Metternich (la femme de l'ambassadeur d'Autriche à Paris), Napoléon III commande une œuvre lyrique pour l'Opéra de Paris à Wagner. Ce dernier propose d'adapter son opéra Tannhäuser au goût français en ajoutant notamment un ballet et en traduisant le livret en langue française. Mais dès les répétitions, des conflits se font jour, notamment à propos de la place du ballet, que la direction de l'Opéra de Paris souhaitait voir placé au deuxième acte et non pas au premier. Wagner refuse, mais la polémique prend une ampleur telle que cette œuvre ne fut jouée que trois fois, avant d’être retirée de l'affiche. Mais cette fois, le bilan n'est pas que négatif pour le compositeur, puisque même s'il a perdu beaucoup d'argent, cette polémique lui offre une renommée internationale, sa démarche artistique commençant à être connue et même célébrée.
L'art des Minnesänger
Les Minnesänger constituent l'équivalent des troubadours et des trouvères dans les pays de langue allemande entre le XIIe et le XIVe siècle. Connus pour leur style de poésies épiques et lyriques, les Minnesänger tirent leur nom de la dénomination de leur chant, le Minnesang (littéralement chant d'amour), dans lequel ils idéalisent une femme douée des plus nobles qualités de l'esprit et des plus hautes vertus. Dans les légendes, la femme ainsi célébrée, toujours inaccessible socialement pour le poète, est souvent la femme de son seigneur et protecteur.
Dans son livret, Wagner a utilisé des personnages devenus mythiques, mais qui ont a priori existé, même si l'existence du Tannhäuser n'a jamais pu être vraiment historiquement attestée à cause d'une biographie très obscure. L'argument de Wagner se base sur deux grandes légendes germaniques : celle basée sur le Busslied de Tannhäuser dans lequel le chevalier et poète raconte comment il a découvert le Vénusberg, la demeure souterraine de Vénus, et celle d'un concours appelé « Sängerkrieg » (littéralement « guerre de chanteurs ») qui aurait eu lieu au début du XIIIe siècle dans la résidence d'Eisenach.
Clés d'écoute de l'opéra
Le traitement orchestral et vocal
Tannhäuser marque une nouvelle étape vers la réalisation de l'idéal wagnérien, selon lequel l'orchestre doit dire le drame. En effet, dans cet opéra, celui-ci acquiert une autonomie de plus en plus grande par le biais notamment des leitmotivs, comme au troisième acte où il donne vie au récit de Rome du Tannhäuser. Sans encore être généralisé à tous les aspects du drame, Wagner utilise ici le procédé de leitmotiv pour illustrer le contraste entre les deux mondes de son histoire : celui de Vénus, identifiable par la présence envahissante du chromatisme, et celui de la Wartburg qui se caractérise par une impression de plénitude musicale. L'ouverture de l'opéra constitue d'ailleurs un résumé des forces du drame, à travers l'énonciation de deux leitmotivs : celui des pèlerins (qui annonce la rédemption de Tannhäuser) et celui du Vénusberg.
Afin de renforcer le rôle de l'orchestre dans le récit du drame, Wagner associe des timbres avec des personnages, comme la clarinette pour les personnages féminins (Vénus et Élisabeth) ou les cordes graves pour Tannhäuser. Ce procédé de personnification des timbres permet d'appuyer la fonction dramaturgique du traitement vocal : il est le reflet des différentes forces du drame. Par exemple dans la scène 2 de l'acte I, les mélodies de Tannhäuser et de Vénus sont totalement contrastantes ce qui symbolise musicalement leur désaccord. Les mélodies du premier sont dans un tempo lent, conjointes et ponctuées par des bois, alors que les interventions de la seconde s'apparentent plus à des bribes de motifs agités aux cordes dans un tempo plus vif.
Ces contrastes se retrouvent entre les différents chants d'Élisabeth : celui de la scène 1 de l'acte II (« Dich teure Halle ») a des allures de chant d'opéra italien, avec ses contours mélodiques simples, collés au texte, articulés en phrases courtes de quatre mesures, diatoniques, avec des rythmes réguliers et quelques envolées lyriques. L’air de sa prière (acte III, « Allmächt'ge Jungfrau, hör mein Flehen ») se caractérise lui par sa simplicité liturgique.
Enfin, une autre opposition importante de ce drame est celle qui implique Wolfram et Tannhäuser. Celle-ci se remarque particulièrement lors du concours où ils s'opposent, tant par leur vocabulaire (religiosité pour le premier ou sensualité pour le second) que par leur chant (chant travaillé avec un récitatif suivi d'un aria pour l’un, et chant libre, d'un seul jet, dans un tempo rapide et dans une tonalité plus haute pour l’autre).
Une nouvelle conception dramaturgique
Le Tannhäuser tient une place stratégique dans la production de Wagner, car il constitue le tremplin musical de sa production ultérieure et contient tous les thèmes à venir : la maléficité de l'univers et l'amour comme seul remède pour supporter le monde (qui se manifeste ici par le sacrifice d'Élisabeth). Il met également en scène un personnage en quête de rédemption à travers lequel s'exprime un double espace musical et social : Wagner combine dans le personnage de Tannhäuser à la fois les éléments mythologiques caractéristiques de l'opéra romantique allemand et le temps médiéval. Dans cet opéra, le compositeur établit également sa dynamique des figures en trinôme (Elisabeth, Tannhäuser, Vénus), où la psychologie de chacun des personnages est très bien caractérisée pour permettre le développement de leur action intérieure : celle du sacrifice pour Élisabeth, celle de la rédemption pour Tannhäuser et celle de la manipulation pour Vénus.
Au niveau structurel, Tannhäuser annonce la future dramaturgie de Wagner avec le développement d'actions dans un temps non linéaire, à la fois étiré et resserré, qui voit se succéder trois pans dramatiques : l'exposition, la péripétie et la catastrophe. Wagner transpose cette conception en trois temps à une plus petite échelle comme à la scène 2 de l'acte I, lors du face-à-face entre Vénus et Tannhäuser, ou encore dans le récit de Rome de Tannhäuser à l'acte III.
Les airs plus conventionnels, comme ceux de « l'hymne à l'amour » de Tannhäuser dans l'acte I ou « la romance à l'Etoile » de Wolfram dans l'acte III témoignent de l'influence des chants Bar (ancêtres du lied) dans la pensée dramaturgique wagnérienne, à laquelle il emprunte cette structure en deux tentatives (c’est-à-dire deux strophes avec deux musiques différentes) suivies par un aboutissement (dernière strophe mélangeant les musiques des deux premières, sur un troisième texte). Par exemple, dans « l'hymne à l'amour », par deux fois, Tannhäuser supplie Vénus de le laisser partir. Mais c'est seulement à sa dernière tentative qu'elle se résout à accéder à sa demande. Comme dans Les Maîtres Chanteurs, Wagner utilise également le procédé musicodramatique du chant dans le chant lors des moments pivots du drame.
Vers le drame wagnérien
Considérant déjà qu'il ne doit pas y avoir de superflu musical ou dramaturgique, Wagner ne laisse rien au hasard dans Tannhäuser, et tous les éléments concourent au drame. Il utilise par exemple les conventions lyriques et théâtrales à des fins dramaturgiques comme lors du concours de chant à l'acte II, où le compositeur se sert des conventions musicales des récitatifs, des airs et des ensembles accompagnés par des formules de remplissage harmonique pour évoquer musicalement l'environnement, nécessairement conventionnel, du concours. L'air de Wolfram (« War's zauber, war es reine Macht ») constitue un exemple de chant conventionnel que l'on pourrait d'ailleurs rapprocher de ce que faisaient les italiens à cette époque-là : une forme A-B-A, avec un accompagnement aux cordes en arpèges égrenées et une doublure du chant au hautbois dans la reprise du A.
Cette utilisation des « conventions » n'empêche pas Wagner de les dépasser comme dans le duo d'amour entre Tannhäuser et Elisabeth à la scène 2 de l'acte II, qui commence de manière conventionnelle (voix parallèles, homophones, avec des rythmes simples, des répétitions et des reprises) et se transforme en un style vocal plus souple où les frontières entre le récitatif et l'air ne sont plus si évidentes. L'organisation du rapport entre les voix et l'orchestre y est d’une grande originalité.
Enfin, dans certaines scènes, Wagner développe de nouvelles conceptions dramaturgiques qui annoncent clairement le « drame wagnérien » comme dans le récit de Rome (scène 3, acte III) où Wagner fait raconter à Tannhäuser ce qu'il ne peut matériellement pas mettre en scène et qui exige une parfaite coïncidence entre le texte et sa prise en charge musicale (vocale ou orchestrale). Wagner a également conçu le concours de chant de l'acte II comme un vaste crescendo dramatique et musical culminant dans l'acte profanateur de Tannhäuser. Tout est ici mis au service de l'intelligibilité du texte. Car pour le compositeur, ce dernier est le seul garant de la totale compréhension du drame par les auditeurs : l'accroissement de l'isolement de Tannhäuser à travers une accélération des interventions de ses accusateurs.