En Bref
Création de l'opéra
Richard Wagner commence en 1848 à élaborer le projet de L'Anneau des Nibelungen, dans un premier temps pensé en trois volets, après avoir créé Lohengrin et avant de composer Tristan et Isolde. Le compositeur rédigea les livrets « à rebours » en commençant par la fin, c'est-à-dire par Le Crépuscule des Dieux. Initialement intitulé Siegfrieds Tod (« La Mort de Siegfried »), le dernier opéra de la Tétralogie ne comportait que trois actes en octobre 1848 mais fut complété dès le mois de novembre par le Prologue que l'on connaît aujourd'hui. Une fois versifié en novembre, le livret connut encore quelques rajouts comme le monologue de Hagen (acte I, scène 2), mais il faut attendre 1851 pour que Wagner le remanie véritablement.
Entre-temps, le compositeur doit s'exiler en raison de sa participation à la révolution de Dresde. Il rédige des essais théoriques engagés artistiquement et politiquement, laissant inachevés le livret ainsi que plusieurs esquisses musicales du Prologue de Siegfrieds Tod à l'été 1850. C'est en octobre 1851 que l'idée du Ring se précise comme un « festival scénique en un Prologue » (L'Or du Rhin) suivi de « trois journées » (La Walkyrie, Siegfried, La Mort de Siegfried). Il extrait alors de Siegfrieds Tod la trame de l'opéra originellement appelé Le jeune Siegfried, dont le titre a été réduit au seul prénom du héros. La fin de l'opéra – et du même coup, de la Tétralogie – a par la suite été changée trois fois (une fin alternative proposait un final heureux, tandis que l'autre avait une fin à plus grande portée philosophique) jusqu'à la version définitive que Wagner a adoptée en 1874. La musique fut véritablement commencée en octobre 1869 pour être achevée (orchestration comprise) en novembre 1874. Le Crépuscule des Dieux fut créé le 17 août 1876 au cours du premier Festival de Bayreuth, selon les conditions fixées par Wagner : après le Prologue donné au cours d'une soirée (L'Or du Rhin), les trois volets suivants de L'Anneau des Nibelungen furent donnés au cours des trois journées suivantes.
Clés d'écoute de l'opéra
La genèse complexe de la fin de la Tétralogie
Entre le début de la rédaction du livret en octobre 1848 et le choix définitif du compositeur pour la fin de l'opéra en 1874, la genèse du Crépuscule des Dieux est marquée par une élaboration laborieuse, dans la mesure où le dernier volet de L'Anneau des Nibelungen contient tout le drame et donc l'essence de la Tétralogie. Les revirements de Wagner concernant l'issue de l'opéra entre décembre 1848 (fin de la copie de Siegfrieds Tod) et l'année 1851, correspondent en réalité à un temps de réflexion sur les doctrines philosophiques, voire métaphysiques, que Wagner découvre à cette période. C'est le tournant de la décennie 1850 qui détermine la trajectoire du Crépuscule, même si paradoxalement, Wagner laisse l'ouvrage de côté. Le compositeur est en pleine remise en question et baigne dans l'effervescence intellectuelle pendant les révolutions en Europe : celle de 1848 en France, suivie par celles de plusieurs villes germaniques dont celle de Dresde, à laquelle Wagner prend part. Parallèlement à ces événements, la rédaction d'essais fondamentaux tels que L'œuvre d'art de l'avenir (1849), et Opéra et drame (1851) ainsi que la lecture de Feuerbach et Schopenhauer expliquent en partie la suspension du vaste chantier de L'Anneau des Nibelungen. Wagner va même jusqu'à s'éloigner de celui-ci en travaillant sur des sujets d'opéras autour de grandes figures de la culture occidentale comme Achille, Frédéric Barberousse (Empereur romain germanique du XIIe siècle), Wieland (dieu forgeron de la mythologie nordique) ou encore Jésus Christ (dont quelques esquisses musicales subsistent).
Plusieurs fins ont été pensées pour le dénouement du Crépuscule des dieux, celles-ci ayant été successivement marquées par les diverses philosophies explorées par Wagner. Parmi toutes les révisions que le compositeur a pu écrire, celle inspirée par Feuerbach (1852) et celle inspirée par Schopenhauer et la philosophie bouddhiste (1856) ont été déterminantes pour la fin que Wagner commence à élaborer en 1872 et qu'il adopte définitivement en 1874. C'est l'amour rédempteur et le sacrifice de Brünnhilde, issus de la version de 1852, qui triomphent dans le livret, tandis que l'extase de Brünnhilde (le nirvana bouddhiste) et la vision nihiliste de Schopenhauer serait incarnée par la musique, selon une note de Wagner dans une édition du livret de l'opéra. Le finale de l'opéra et de l'ensemble de la Tétralogie, ne donnent aucun sens explicite à celle-ci, si ce n'est par la destruction du Walhalla et le tourbillon des leitmotiven : le Feu, la Malédiction, le Walhalla, la Rédemption puis le Rhin. Wagner laisse son œuvre ouverte à l'interprétation de chacun, notamment par une évolution des tonalités du motif du Rhin entre le Prélude de L'Or du Rhin en mi bémol majeur et le ré bémol majeur de ce finale qui montre que le cycle n'est pas clos.
Le Crépuscule des Dieux
Dès 1848, Wagner entreprend ce cycle de quatre opéras dans lequel il met en application les principes qu'il a théorisés dans ses ouvrages théoriques. La Tétralogie wagnérienne se démarque des genres opératiques dominant la seconde moitié du XIXe siècle, que ce soit le Grand Opéra Français de Meyerbeer ou l'opéra italien populaire de Verdi, en se détournant des aspects les plus « artistiquement séducteurs » alors en vogue.
L'un des principes absolus défendus par Wagner est l'intelligibilité du texte, sérieusement compromise dans les ensembles ou dans les scènes de chœur : c'est pourquoi les lignes vocales dans les ensembles de la Tétralogie ne se superposent que rarement, Wagner préférant au minima le tuilage de celles-ci, tandis que les chœurs sont absents jusqu'au Crépuscule. Le dernier volet de L'Anneau des Nibelungen est à ce titre une exception notable : si Wagner a minimisé le rôle du chœur qu'il voyait comme un « élément de machinerie que l'on fait se déplacer et chanter », il ne se contredit pas forcément en introduisant les chœurs. Ceux-ci viennent d'une part ancrer davantage le drame de la Tétralogie dans la dimension humaine avec le peuple des Gibichungen, mais permettent également de mettre en valeur les intentions des personnages principaux. Wagner utilise justement le chœur comme un moyen pour renforcer l'extériorité de Hagen, qui tient les commandes du palais avant le retour de Gunther, par opposition à ses réelles intentions – directement reliées à celles de son père Alberich. Les scènes avec chœur sont également capitales puisque la foule est prise comme témoin de la trahison de Siegfried envers Brünnhilde (acte II scène 4).
Le Crépuscule des Dieux est par ailleurs l'opéra de la Tétralogie qui entre le plus pleinement dans les intrigues de l'échelle « terrestre », à savoir principalement humaine. Le Prologue de l'opéra entérine la fin des Nornes et de leur savoir éternel avec la rupture de la chaîne des Destinées, rongée par la malédiction de l'Anneau. Après avoir perdu sa lance face à Siegfried, Wotan ne refait d'ailleurs plus surface dans le dernier volet de la tétralogie : désormais, la conquête de l'Anneau se fera par des complots humains, fomentés principalement par Hagen.