En Bref
Création de l'opéra
Richard Strauss découvre en novembre 1905 la pièce Elektra de Hugo von Hofmannsthal au cours d'une représentation mise en scène par Max Reinhardt au Kleines Theater de Berlin. Écrite en 1903, la tragédie de Hofmannsthal reprend celle de Sophocle et met l'accent sur le caractère profondément tourmenté de l'héroïne, mue par une haine violente, alors même que Freud et Breuer publient en 1895 leurs premiers travaux sur l'hystérie dans le domaine de la psychanalyse.
Strauss obtient une réelle reconnaissance en tant que compositeur d'opéra suite à la création de Salomé. Il soumet à Hofmannsthal le projet d'adapter sa pièce pour la scène lyrique au début de l'année 1906, soit peu de temps après la création de Salomé en décembre 1905. Elektra est le quatrième opéra de Strauss. Il marque le début de la collaboration du compositeur avec Hugo von Hofmannsthal, qui écrira pour le compositeur les livrets de cinq autres opéras : Le Chevalier à la rose (1911), Ariane à Naxos (1912), La Femme sans ombre (1919), Hélène d'Égypte (1928) et Arabella (1933).
Elektra est achevé en septembre 1908 pour être donné pour la première fois le 25 janvier 1909 sous la direction d'Ernst von Schuch et dans une mise en scène de Willi Wirk, qui avaient tous les deux créé Salomé. La première représentation d'Elektra a suscité des réactions positives, certes plus modérées qu'à la création de Salomé, les critiques ayant surtout raillé le poids trop important l'écriture orchestrale de Strauss.
Clés d'écoute de l'opéra
Genèse du livret
La rencontre entre Richard Strauss et Hugo von Hofmannsthal a lieu à Paris en mars 1900. Le futur collaborateur que le compositeur qualifiera plus tard comme un « librettiste né » propose un argument pour un ballet (Le triomphe du temps) sans que le projet n'aboutisse. Le jeune poète, dramaturge et essayiste opère un changement dans sa conception littéraire, et décide d'adopter un sujet issu du théâtre antique grec dès 1903 avec Elektra. Pour Strauss, le choix d'un sujet sur la tragédie de Sophocle pour un opéra semble avoir été motivé par plusieurs antécédents. Le compositeur avait déjà écrit en 1881 une pièce pour chœur d'hommes et orchestre sur l'Électre de Sophocle, mais il semblerait que ce soit surtout la pièce de Hofmannsthal (dans une mise en scène de Max Reinhardt, avec Gertrud Eysoldt dans le rôle-titre) qui l'ait véritablement décidé. D'autre part, Strauss avait déjà mis en musique un sujet antiquisant avec Salomé, pièce d'Oscar Wilde que le compositeur avait découverte dans une autre production de Reinhardt en novembre 1902.
Si le livret de l'opéra respecte la trame de Sophocle, il n'en demeure pas moins que la pièce de Hofmannsthal est une réécriture moderne de la tragédie, car au-delà du mythe antique, Strauss et Hofmannsthal mettent au cœur de l'opéra autant la violence de la haine d'Elektra envers les meurtriers de son père que son isolement (contraint et volontaire) qui explique sa sauvagerie. Par ailleurs, le compositeur a fait remanier la pièce de Hofmannsthal pour condenser l'action. La longueur de la scène d'Oreste a ainsi été réduite. Le dramaturge avait même proposé de supprimer ce personnage, mais se confronta au refus catégorique de Strauss. Ce premier opéra témoigne d'une relation unique dans l'histoire de l'opéra entre un compositeur et un librettiste, qui ont collaboré de manière étroite à la genèse du drame. Leur relation a été particulièrement fertile puisqu'elle a donné naissance à cinq autres ouvrages. Arabella, le dernier livret de Hofmannsthal est d'ailleurs l'une de ses dernières œuvres, laissée inachevée suite à son décès.
Esthétiques post-romantique et expressionniste
Considéré comme l'un des compositeurs les plus emblématiques de la première moitié du XXe siècle, Richard Strauss affirme musicalement son ancrage dans la tradition germanique, notamment à travers l'influence de Wagner qui reste présente chez plusieurs compositeurs de sa génération. Celle-ci se manifeste dans Elektra autant à travers l'utilisation des leitmotiven, éléments musicaux qui caractérisent un personnage ou une idée via un motif mélodique ou un accord, que dans l'inspiration puisée dans les mythes. Strauss assigne par exemple un leitmotif pour évoquer Agamemnon, pourtant absent de l'opéra puisque l'intrigue se situe sept ans après sa mort, et un accord qui caractérise le personnage éponyme de l'opéra (présenté sous forme d'accord ou mélodiquement). Par ailleurs, l'écriture orchestrale de Strauss repose sur un contrepoint particulièrement dense, qui superpose plusieurs lignes mélodiques et leitmotiven. Wagner avait déjà expérimenté ce procédé à la fin de sa Tétralogie. En prenant sa source dans la culture antique grecque, Strauss s'inscrit en partie dans la lignée du compositeur-dramaturge qui fonda les livrets de la Tétralogie sur la mythologie scandinave.
Toutefois, l'opéra de Strauss va plus loin que ceux de Wagner, d'où l'association au courant post-romantique. Touchant aux limites de la tonalité, le langage de Strauss repose autant sur des enchaînements harmoniques que sur un chromatisme mélodique modernes, qui dominent notamment l'intervention de Clytemnestre. Le traitement orchestral met également en œuvre un effectif colossal qui n'a cessé de croître depuis Wagner, les bois et les cuivres par quatre conférant à l'orchestre une puissance sonore impressionnante. Dans une visée proche du courant expressionniste, Strauss et Hofmannsthal ont davantage approfondi la psychologie des personnages en ce qu'elle a de plus sombre et de violent : l'exacerbation du comportement et des sentiments douloureux de l'héroïne se traduit ainsi par une écriture vocale aux registres extrêmes, proche d'une esthétique du cri radicalement moderne. À cet égard, Elektra présente de nombreuses similitudes avec le précédent opéra de Strauss, Salomé. Strauss redoutait d'ailleurs le rapprochement avec cet opéra, et avait d'abord envisagé contrecarrer la critique en écrivant sur un sujet plus léger. Il entreprendra finalement ce projet quelques années plus tard avec Le Chevalier à la rose, son ouvrage suivant composé avec Hofmannsthal. La modernité du langage harmonique post-romantique et l'esthétique expressionniste de Strauss peut ainsi rappeler le style du jeune Schönberg, dont l'opus 17 Erwartung est exactement contemporain d'Elektra.