En Bref
Création de l'opéra
D’une écriture chaotique du livret…
De par sa date et son contenu, Capriccio constitue le testament artistique de Richard Strauss (1864-1949) dans le genre lyrique. Dernier opus du compositeur, créé sous le régime nazi, cette œuvre met en scène l’éternel débat autour de la suprématie du texte ou de la musique dans une œuvre opératique. L’idée de bâtir une œuvre autour de cette querelle esthétique revient à l’écrivain autrichien juif Stefan Sweig (1881-1942). En 1934, alors qu’il écrit le livret de La femme silencieuse (Die scheigsame Frau, 1935), Sweig découvre le livret écrit par Giovanni Battista Casti intitulé Prima la musica et poi la parole (1736, et mis en musique par Salieri en 1786) qui discute de l’hégémonie de la musique sur le texte à l’opéra. Inspiré, il fait part à Strauss de son idée d’écrire une œuvre traitant d’une réflexion théorique sur cette épineuse question. Séduit le compositeur accepte.
Cependant, un scandale entoure la création de leur opéra La femme silencieuse : avant la création, la censure nazie fait en effet retirer le nom de Sweig des affiches, à cause de ses origines juives. Mais Strauss intervient pour que celui-ci soit rétabli. Par ailleurs, les persécutions contre les artistes juifs, qui avaient commencé par les autodafés en 1933 des œuvres d’auteur juif comme Sweig, augmentent. Ce climat pousse l’écrivain autrichien à mettre fin à toute collaboration ouverte avec le compositeur et lui cède volontiers ses idées d’opéra, notamment celle à l’origine de Capriccio. Conscient du talent de l’auteur et voyant en lui le parfait remplaçant d'Hofmannsthal, Strauss refuse la rupture. Mais en 1939, la guerre éclate et avec elle s’ouvre une période de troubles et d’incertitudes artistiques. Pour Strauss, tout espoir de voir le régime nazi prendre fin rapidement s’effondre et il semble évident qu’il ne pourra plus collaborer avec Sweig. Suivant les conseils de ce dernier, il se résout alors à confier l’écriture du livret à Joseph Gregor qui, en contact avec l’écrivain en exil, élabore plusieurs versions successives. Mais aucune d’entre elles ne satisfait le compositeur.
Il décide alors de faire appel à son ami chef d’orchestre et directeur général de l'Opéra d’État de Bavière à Munich, Clemens Krauss (1893-1954), pour aider Gregor dans sa tâche. Rapidement Krauss évince Gregor (avec l’accord de Strauss) et rédige le livret lui-même, après avoir fait, dans un souci de vérité historique, des recherches complémentaires. Krauss fait par ailleurs appel au chef d’orchestre Hans Swarosky, alors en disgrâce auprès du régime nazi, pour la traduction en allemand du poème de Ronsard, des scènes récitées de Clairon et du choix du duo italien d’après Métastase.
… à un contexte de création défavorable
Strauss remanie la dernière version du livret et commence à en composer la musique dès juillet 1940. Il termine la partition pour piano en février 1941 et enchaîne sur l’orchestration. Les répétitions pour sa création commencent le 30 juin 1942, mais Krauss doit faire face à de nombreux problèmes qui retarde le travail : matériels d’abord, à cause du rationnement (il manque de colle, de bois, de métaux pour les décors, de tissus pour les costumes alors que le matériel d’orchestre peine à arriver), mais aussi artistiques du fait d’une pénurie de chanteurs, ceux-ci devant en plus être également de bons comédiens.
La création au Bayerische Staatsoper de Munich, prévue initialement en août 1942, est repoussée au 24 octobre 1942. Bien que cet opéra ait été créé sous le patronage du Reichminister Dr Joseph Goebbels, aucun haut dignitaire nazi n’était présent. Quant à l’œuvre elle-même, elle n’eut pas un grand succès, probablement à cause du contexte historique non favorable, du ton conversationnel qui semble mettre en valeur le texte plus que la musique ainsi que son sujet considéré comme trop abstrait. Les bombardements alliés sur les principales villes du Reich provoquant la destruction des théâtres germaniques les plus célèbres (Munich est bombardée le 2 octobre 1943, Vienne le 12 mars 1945 et Dresde le 13 février 1945) conjuguée au durcissement de la censure nazie entraînent la fin du règne de Strauss, qui se retire des scènes lyriques.
Capriccio : un manifeste esthétique
Depuis Le Chevalier à la Rose, la musique de Richard Strauss s’inscrit dans une volonté de fusion entre le passé et le présent. La particularité de sa démarche « néoclassique » dans Capriccio a été d’ancrer historiquement son histoire à l’aide de recherches scientifiques poussées sur la littérature et le théâtre français de la fin du XVIIIe siècle. À ses citations musicales habituelles, Strauss ajoute des citations littéraires dont il supprime les références afin d’éviter tout alourdissement du texte. Il réutilise par exemple un poème de Ronsard qu’il fait passer pour une création de son poète Olivier. Cette profession de foi de Strauss consistant à renouveler le présent avec le passé constitue la réponse du compositeur aux défenseurs de la modernité. Cela se manifeste par sa volonté de démontrer d’une part que le passé peut être une source d’inspiration (et par là même d’affirmer que l’abandon de la tonalité n’est pas la seule solution de renouvellement du langage) et d’autre part qu’il n’y pas nécessité de divorce entre les mots et la musique.
En mettant en scène une discussion théorique sur la primauté du texte ou de la musique dans une œuvre lyrique, Strauss déplore le déclin du « bon théâtre » à la faveur du théâtre « de mauvaise qualité », celui des opérettes et des revues. Ainsi, comme Wagner dans les Maîtres chanteurs de Nuremberg, Strauss vise ses contemporains, bien qu’il situe l’action de son opéra à Paris aux alentours de 1775, au moment de la querelle entre les piccinnistes et les gluckistes, où les premiers défendaient la primauté du texte sur la musique et les seconds l’inverse.
L’utilisation d’une mise en abyme à travers le théâtre et le chant n’est pas une nouveauté pour Strauss puisqu’il avait déjà utilisé ce procédé dans le prologue d'Ariane à Naxos. Strauss poursuit ainsi sa réflexion artistique en abordant un problème esthétique (primauté de la parole ou de la musique) après un problème dramatique (primauté de l'opera seria sur l’opéra comique).
Le différent esthétique fondamental discuté dans Capriccio, qui n’a pas d’équivalent dans l’histoire de la musique, s’articule autour de l’élucidation de la question qui de tout temps a préoccupé (voire opposé) les librettistes et les compositeurs d’opéra : quel est le plus important, la musique ou le texte ? Dans le but d’élucider cette question, l’opéra aborde les problèmes de l’art lyrique les uns après les autres : l’opposition effective ou non entre le mot et le son, le rapport entre le texte et la musique, les différences et points communs entre le discours et la mélodie, la notion de « spectacle », le rôle des imprésarios et des directeurs de théâtre, les goûts et les attentes du public, etc.
Pour parer au principal danger d’un sujet traitant uniquement d’enjeux théoriques, à savoir d’écrire des personnages désincarnés uniquement porteur de paroles et d’idées et n’ayant aucun déploiement dramatique propre, Strauss et Krauss ont intégré une intrigue amoureuse où le poète (Olivier) et le compositeur (Flamand), en plus d’être des rivaux artistiques deviennent des rivaux amoureux auprès de la Comtesse. En ce sens, l’histoire de Capriccio peut être rapprochée de celle des Maîtres Chanteurs de Nuremberg de Wagner où Beckmesser et Walther s’opposent artistiquement et cherchent à obtenir les faveurs d’Éva.
Clés d'écoute de l'opéra
Dramaturgie et structure
Dans Capriccio, Richard Strauss fait une synthèse de tous les arts en convoquant aussi bien la musique pure (voire le sextuor qui ouvre l'opéra), que le théâtre (voir l'échange entre le Comte et Clairon), la poésie (dans les moments parlés) et la danse (voire scène n°9). Utilisée à des fins dramaturgiques, chaque forme artistique est entièrement intégrée à l'action. Cette synthèse est particulièrement visible dans la scène n°9 où Strauss rend intéressant le débat esthétique par des interventions artistiques successives ayant pour rôle d'illustrer les échanges : à la danse succède un duo italien, puis un projet de mise en scène, etc.
Comme toujours dans les opéras, le temps dramaturgique ne pouvant pas être dilaté est concentré. Mais Strauss propose une alternative en mettant en scène un temps à la fois concentré (avec un enchaînement des actions et sans aucune rupture dramaturgique) et suspendu (comme lors des interventions du chœur ou du souffleur à la fin de l'opéra). Par cette double utilisation du temps, Strauss met en valeur le miroir de l'illusion théâtrale.
Dans Capriccio, le texte entre en interaction avec la musique à travers la stylisation de modèles musicaux appartenant au XVIIIe siècle. C'est ce procédé de signification par la musique que Strauss a appelé « conversation en musique ». Il répond à deux prérogatives : déclamer le texte à la même vitesse que s'il était parlé et lui donner un sens à travers son articulation avec la musique.
Pour pallier à la discontinuité des propos, Strauss propose dans Capriccio une structuration de l'œuvre non plus à travers le temps dramaturgique, mais à travers la continuité musicale qui se manifeste dans l'enchaînement souple, habile et naturel des différentes actions. L'unité musicale dont découle la structure globale de l'œuvre est atteinte grâce au procédé de leitmotiv inventé par Richard Wagner au XIXe siècle. Strauss utilise par exemple ce procédé pour caractériser le personnage de Clairon : toutes ses interventions ou toutes les allusions faites à ce personnage sont accompagnées de son thème. Mais chez Strauss, contrairement à chez Wagner, la réapparition d'un thème ne se fait jamais comme une simple redite : ils sont toujours transformés, notamment au niveau de l'orchestration (c'est-à-dire des instruments qui les jouent). Ces « adaptations » constituent pour lui le moyen de montrer musicalement que tel personnage à évolué depuis sa dernière apparition ou que les mots prononcés ont changé de sens. Cette structuration par la musique ne veut pas dire incohérence dans l'histoire puisque l'on peut aisément définir deux fils conducteurs dans l'opéra qui se manifestent par la double rivalité entre Flamand et Olivier : artistique et amoureuse.
Une conversation en musique
Le sous-titre « conversation en musique » de Capriccio ressemble à une mise en garde à destination des auditeurs : ils n'entendront pas un opéra avec une intrigue mais plutôt un jeu d'esprit. C'est aussi pour Strauss une manière d'annoncer que son œuvre renferme une musicalité d'une nouvelle sorte : celle d'une alliance intime entre la musique et le texte, qui mène à leur fusion totale et sans réserve. Dès Le Chevalier à la Rose (1911), il semble clair que Strauss cherche une alternative au recitativo secco et à l'arioso, au grand désespoir de son collaborateur d'alors, Hoffmansthal, qui lui a toujours reproché de ne pas mettre assez en valeur son texte et de l'écraser par sa musique. Dans Ariane à Naxos (1912) et plus tard dans Intermezzo (1924), Strauss poursuit cette recherche d'une ligne vocale qui capturerait les accents ordinaires de la parole. Mais il faut attendre Capriccio pour qu'il atteigne enfin son idéal dans la diction du drame où la musique et le texte (plus déclamé que chanté) soient considérés comme une seule et même entité autonome. Pour Strauss, cette forme de « conversation en musique » est une forme de réponse au paradoxe qui oppose le texte et la musique : le premier est fondé sur la vérité théâtrale et s'adresse à l'esprit, alors que le second émeut et s'adresse au cœur. Dans Capriccio, ils se fécondent : la musique transfigure le texte et le texte reste le seul vecteur possible de la musique. Serais-ce là le véritable message de cette œuvre ? Qu'une fusion des deux est nécessaire pour la création d'un opéra ? Qu'un opéra ne peut pas exister si l'un des deux est absent ?
Ce lien étroit entre le texte et la musique se retrouve notamment dans le travestissement d'une citation, à la scène 1, où le metteur en scène (La Roche) parodie la musique de Gluck afin de démontrer que les opéras de Gluck pêchent par leur absence de véritable mélodie. Il se retrouve également dans les leitmotiven qui illustrent des personnages ou des éléments dramaturgiques importants et qui donnent un sens particulier aux mots auxquels ils se rapportent. En somme, Strauss créé une multitude de sens à chaque mot par l'alliance du son et du discours.
Strauss caractérise ainsi musicalement ses personnages autant par leur traitement vocal que par leur accompagnement orchestral. Par exemple, l'opposition d'Olivier (le poète) et de Flamand (le compositeur) est particulièrement contrastant (surtout dans les premières scènes) : le premier déclame son texte presque comme une psalmodie (c'est-à-dire en chantant un texte sur une note ou deux) et le second par un lyrisme expressif. De son côté, le directeur de théâtre, La Roche, est caractérisé musicalement par le trait le plus saillant de son métier de metteur en scène : le coup de théâtre. Chacune de ses apparitions constitue ainsi une surprise musicale et s'accompagne d'un changement soudain à l'orchestre de timbres, de nuances ou de tempos. Le Comte et Clairon (la comédienne), tous deux défenseurs du texte, ont un traitement vocal semblable à celui d'Olivier, plus proche du texte déclamé que du chant. Chacune des questions du souffleur dans la scène 12 est accompagnée de notes accentuées aux trombones, et sa ligne vocale chromatique symbolise à la fois son sommeil, et ses rêves. La Comtesse, de loin le personnage le plus complexe de toute l'œuvre, a des lignes très lyriques et très expressives, témoignant de l'indécision qui habite son esprit.
Parodie, distanciation et citation : l'univers musical de Capriccio
Contenant de multiples références, autant musicales que littéraires, Capriccio est avant tout un opéra didactique et humoristique. Strauss se sert de la parodie musicale pour accompagner les jeux de mot ou les moqueries des personnages. Par exemple, dans la scène 2, la ligne vocale du Comte contient un travestissement du motif de « Flamand » qui a pour but de se moquer de sa sœur (la Comtesse). Inversement la ligne vocale de cette dernière évoque Clairon, pour qui le Comte a clairement une attirance. La parodie est également présente lorsque Flamand improvise, à la scène 4, sur le poème d'Olivier (en fait de Ronsard), pour tourner en dérision le métier de ce dernier et retrouver les faveurs de la Comtesse.
La reprise de ce même sonnet à la scène 6 acquiert plusieurs fonctions : d'abord esthétique, en montrant comment un élément du passé peut être transformé par l'orchestration, puis dramaturgique, en permettant l'écriture d'un trio (un des rares moments de « lyrisme » dans le sens classique du terme), puis enfin de distanciation, en intégrant, à la manière de Wagner dans Les Maîtres Chanteurs, un chant dans le chant. Cette distanciation par le biais du concert permet de placer les personnages spectateurs et le public dans une même position : la réception d'une œuvre. Cet aller-retour entre le réel et la fiction se retrouve également lorsque le sonnet est déclamé pour la première fois et lors du dialogue théâtral entre le Comte et Clairon. À l'audition de l'œuvre, cette intégration du théâtre ou du poème dans l'opéra se remarque par l'absence de toute musique.
L'utilisation de citations exactes (c'est-à-dire d'une musique existante) ou stylistiques (c'est-à-dire écrite par Strauss dans le style de) dénote de la volonté du compositeur de renouveler le présent par le passé. Dans Capriccio, il se cite lui-même en empruntant les tierces ascendantes caractéristiques de l'air d'Ariane « Es gibt ein Reich » (dans Ariane à Naxos), mais aussi son poème symphonique Don Quichotte et certains lieder de son recueil Krämerspiegel. Mais il cite également d'autres artistes comme lorsqu'il reprend l'accompagnement extrait d'Iphigénie en Aulide de Gluck dans la première scène.
Pour illustrer musicalement le débat, Strauss fait également appel à des citations stylistiques comme le continuo (violoncelle et clavecin) qui accompagne des gammes descendantes à la clarinette et à la flûte pour évoquer la musique de Couperin. Ces types de citations relèvent également d'un néoclassicisme d'ambiance comme au début de l'opéra où le sextuor pour cordes est sensé évoquer l'univers des salons intimes de la fin du XVIIIe en France.