En Bref
Création de l'opéra
Lorsque Massenet commence à composer un opéra d'après le roman épistolaire Les souffrances du jeune Werther (1774) de Goethe, sa carrière dans le domaine de l'opéra est déjà établie grâce à Hérodiade (1881), Manon (1884) et Le Cid (1885). Les premières esquisses de Werther remontent à 1880, mais Massenet ne se consacrera réellement à cet opéra qu'entre 1885 et 1886, c'est-à-dire juste après avoir créé Le Cid. Une fois l'orchestration achevée en 1887, il faudra attendre cinq années pour que Massenet puisse créer son ouvrage lyrique, qui n'émanait d'aucune commande : le directeur de l'Opéra-Comique de Paris, Léon Carvalho, jugea l'opéra trop sérieux pour son théâtre. Plusieurs événements peuvent expliquer pourquoi Massenet se détourna de Werther pendant cinq ans : l'incendie de la salle Favart en juillet 1887, l'interruption des spectacles qui s'en suivit et le remaniement de la direction de l'Opéra-Comique. Outre les difficultés rencontrées pour faire exécuter son Werther, Massenet se consacre surtout à la composition de nouveaux ouvrages – les opéras Esclarmonde (1889) et Le Mage (1891), ainsi que le poème symphonique Visions (1891) et les premières esquisses de l'opéra Amadis – en parallèle des cours qu'il dispense au Conservatoire de Paris.
Après le triomphe de Manon à Vienne en 1890, Massenet reçoit une nouvelle commande de du Théâtre impérial Hofoper de Vienne à l'automne 1891 et propose alors Werther, ce qui explique pourquoi la création de cet opéra fut programmée dans la capitale austro-hongroise le 16 février 1892 dans une version allemande. L'ouvrage reçoit un accueil chaleureux du public viennois. La première représentation de Werther en français fut exécutée le 27 décembre 1892 à Genève. Quant à la première représentation en France, elle fut programmée par Léon Carvalho, revenu depuis peu à la tête de l'Opéra-Comique et voulant « rapatrier ce Werther ». Le succès rencontré dans un premier temps à l'étranger ne fut pas démenti lors de la création parisienne le 16 janvier 1893 et se confirmera dans les grandes maisons d'opéra internationales de New-York, Chicago et Londres en 1894, puis Milan et Naples en 1895. Considéré comme l’un des principaux chefs-d'œuvre de Massenet avec Manon, Thaïs (1894) et Cendrillon (1899), Werther a été joué plus de 1 500 fois rien qu'à Paris depuis sa création.
Clés d'écoute de l'opéra
Werther, du roman à l'opéra
Opéra emblématique de l'œuvre de Massenet, le mystère qui entoure Werther ne se limite pas qu'à la création difficile de l'opéra, mais touche également sa genèse. Les véritables raisons qui ont motivé Massenet à écrire un opéra sur un roman allemand publié plus d'un siècle auparavant restent obscures, puisque le récit du compositeur dans son autobiographie intitulée Mes Souvenirs n'est pas sans quelques incohérences. Il affirme en effet avoir commencé à travaillé à cet opéra en 1886, après que l’éditeur Georges Hartmann lui eu suggéré ce thème, alors même que les premières esquisses de Werther datent de 1880, et que ses premiers travaux sur la partition date de 1885.
Le passage du roman à l'opéra provoque également une certaine curiosité : alors que le roman est à l'origine du courant romantique (publié en 1774, il marqua nombre de générations entre la fin du XVIIIe siècle et durant tout le XIXe siècle), l’opéra a été composé à la fin du siècle romantique, avec une esthétique marquant son apogée dans le domaine musical. Le Werther de Massenet exalte les grands thèmes du romantisme tels que la douleur amoureuse, la condamnation à l'errance ou encore la salvation dans la mort, qui trouvent leur expression dans l'air de Werther « Lorsque l'enfant revient d'un voyage » (acte II), dont les modulations ainsi que le crescendo orchestral sont l'aboutissement de cette esthétique. Autre grand thème romantique par excellence : celui de la Nature, qui est tantôt paysage apaisant pour Werther dans son invocation à la Nature (« Je ne sais si je veille », acte I), tantôt reflet de l'âme tourmentée du poète dans le Lied d'Ossian (« Pourquoi me réveiller », acte III).
Les librettistes Édouard Blau et Paul Milliet ont néanmoins dû adapter la dramaturgie afin de transposer les échanges épistolaires du roman en un livret destiné à la scène lyrique. Outre la condensation extrême du temps du roman d'origine, l'opéra de Massenet modifie considérablement les personnages et leurs relations, en particulier pour Charlotte. Chez Goethe, son rôle est relégué à un plan plus secondaire car le portrait psychologique est essentiellement centré sur le héros. D'autre part, Charlotte choisit délibérément de se marier avec Albert, contrairement à la promesse faite à sa mère sur son lit de mort dans l'opéra. L'opéra de Massenet propose ainsi une toute autre héroïne, partagée entre ses devoirs familiaux et conjugaux et l'ardeur de ses sentiments pour Werther. C'est notamment à partir du troisième acte, avec l'air des lettres (« Werther ! Qui m'aurait dit ? Ces lettres ! »), puis son duo avec Sophie (« Va, laisse couler mes larmes ») que l'évolution psychologique de la jeune femme se fait sentir, lui conférant ainsi un rôle aussi important que le héros éponyme. Enfin, c'est au cours du deuxième tableau de l'acte IV que la jeune femme confie enfin à Werther son amour, ultime scène qui fait basculer la mort de Werther d'un suicide solitaire dans le roman d'origine en un duo d'amour passionné.
Le rôle de l'orchestre dans Werther
Sur l'ensemble de l'opéra, l'écriture vocale oscille entre l'air et le récitatif, les moments lyriques dévolus aux « airs » des personnages étant assez rares. Massenet a même recours à une écriture proche du parlé à deux reprises : la première fois, lorsque le Bailli annonce le retour d'Albert à Charlotte (fin de l'acte I), et la seconde fois lorsqu'Albert rentre chez lui et découvre sa femme dans un trouble extrême (fin de l'acte III). Le compositeur préfère ainsi adopter une écriture arioso (entre le récitatif et l’air) au profit de la continuité dramatique et musicale. Celle-ci est assurée par des motifs confiés à l'orchestre et symbolisant à la fois les personnages principaux et secondaires, mais également leurs sentiments (l'amour passionné, les regrets de Charlotte, etc), et font office de ressorts dramatiques essentiels : bien plus que le livret, c'est l'orchestre qui prend en charge la puissance de la passion qui est au cœur de l'opéra.
Le cœur de l'opéra réside également dans le génie orchestral de Massenet, qui adopte tantôt une écriture chambriste et tantôt un tutti symphonique flamboyant. Les scènes intimistes sont mises en valeur par la division du pupitre des cordes allégeant la texture orchestrale, et surtout par l'abondance des lignes solistes des bois – l'orchestre de Werther est d'ailleurs écrit pour un effectif réduit de bois par deux (alors qu’ils sont plus souvent par quatre à l’époque de Massenet). Parmi les timbres que Massenet emploie, ceux du cor anglais et du saxophone alto (particulièrement mis en avant dans l'air des larmes de Charlotte au troisième acte) sont privilégiés pour figurer la mélancolie et la déploration des personnages. Fait plus exceptionnel encore, l'opéra ne contient aucun chœur, si ce n'est le cantique de Noël entonné par les six enfants du Bailli au début et à la fin de l'opéra. À l'inverse, Massenet opte pour une orchestration plus massive et des tensions harmoniques plus importantes pour figurer la violence des sentiments des personnages (passion de Werther, mais surtout l'issue irréductible de cet amour). À cet égard, le prélude de l'opéra qui réapparaît au début de l'acte III ainsi que la Nuit de Noël (premier tableau de l'acte IV) constituent deux exemples les plus prégnants de cette orchestration tantôt puissante et solennelle, amplifiée par les cuivres, tantôt ténue et intimiste.