En Bref
Création de l'opéra
Platée de Jean-Philippe Rameau fut écrit en l'honneur du mariage entre Marie-Thérèse d'Espagne et le Dauphin de France, le fils aîné de Louis XV. Composé à l'origine pour être représentée à l'Opéra de Paris (appelé à l'époque l'Académie Royale de Musique) entre l'été et l'automne 1745, cet ouvrage remplaça Pandore, une tragédie lyrique de Royer qui figurait initialement au programme des festivités. La première représentation eut lieu le 31 mars 1745 dans la Petite Écurie du Château de Versailles, aménagée en théâtre pour l'occasion.
Outre Platée, Rameau composa la comédie-ballet La Princesse de Navarre, sur un texte de Voltaire. La place de Platée est exceptionnelle dans l'œuvre de Rameau, tant sur le plan musical que dramatique. Il s'agit de l'un des rares ouvrages dramatiques à ne pas appartenir au genre de la tragédie lyrique, ni à ceux de l'opéra-ballet ou de l'acte de ballet, qui sont les plus courants chez le compositeur. Ainsi, Rameau n'a écrit que deux comédies lyriques dans sa carrière, la seconde étant Les Paladins (1760).
Grâce aux deux commandes (Platée et La Princesse de Navarre) reçues de la cour royale pour le mariage souverain, Rameau confirme sa position de compositeur officiel de la Cour en recevant de Louis XV le titre de compositeur de la musique de la chambre du Roi, en plus d'une pension annuelle accordée pour sa reconnaissance. Peu de témoignages relatent la réception du public lors de la création de Platée à la Cour, mais la plupart laissent penser que l'œuvre reçut un accueil modéré et qu'elle passa inaperçue. Elle rencontrera davantage de succès lors de sa deuxième représentation à l'Académie Royale de Musique de Paris le 9 février 1749, dans une version considérablement modifiée du livret d'Adrien-Joseph Le Valois d'Orville par Ballot de Sauvot. C'est à la suite de cette version remaniée que paraît la première édition, dans laquelle Rameau rattache son ouvrage au genre de la comédie lyrique. Platée est ensuite repris l'année suivante, puis en 1754 où elle triomphe en pleine querelle des Bouffons avant de retomber dans l'oubli jusqu'à sa reprise en 1956 au Festival d'Aix-en-Provence (direction musicale Hans Rosbeaud, avec une mise en scène de Jean-Pierre Grenier).
Avec Platée, Rameau signe un opéra singulier, dont le caractère surprenant n’a rien perdu de sa superbe depuis sa création il y a 275 ans à l’occasion des noces du Dauphin et de l’Infante d’Espagne. Les nombreux détournements du genre de la tragédie lyrique comme de la tragi-comédie font de l’ironie l’arme maîtresse de l’ouvrage. Sous sa main, l’Olympe est tourné en dérision, la superbe mythologique une farce, les grandes intrigues un simple concours de vanités. Car Platée devient ici l’histoire d’un laideron dont la vanité n’a d’égal que l’objet de son amour, Jupiter. Et d’être vulgairement et cruellement trompée à la fin de l’ouvrage lorsque Jupiter remontent au ciel avec Junon, la laissant subir les quolibets du chœur. Inventivité narrative, mais aussi musicale, car le compositeur n’hésite pas à explorer un langage d’une grande variété au service de l’humour. La théâtralité de l’écriture est exquise, et laisse facilement cultiver les correspondances avec certaines pages d’Offenbach (le chœur « Hé, bon, bon, bon », etc.).
Clés d'écoute de l'opéra
Un ouvrage d'exception chez Rameau
Platée est une œuvre particulière dans l'œuvre de Rameau et même dans l'histoire de la musique française, puisque c'est l'un des premiers ouvrages appartenant au genre de la comédie lyrique, c'est-à-dire entièrement chantée à la différence des autres genres tels que l'opéra-ballet ou la comédie-ballet dont les dialogues sont parlés. Parmi les antécédents les plus notables dans le genre du divertissement, Les amours de Ragonde de Jean-Joseph Mouret (créé en 1714 et entré à l'Académie Royale de Musique en 1742) ou encore Don Quichotte chez la Duchesse de Boismortier (1743) mettent en scène une intrigue où le personnage principal est tourné en ridicule, que ce soit à travers la figure quotidienne et ridicule de la vieille Ragonde ou les aventures fantaisistes d'un Don Quichotte qui se fait piéger par la Duchesse. Deux ans après l'opéra-ballet de Boismortier, Rameau prend le contrepied de ces antécédents en situant l'action de Platée dans un cadre mythologique et en optant pour une structure en un prologue et trois actes proche de la grande tragédie lyrique, le genre éminemment noble et sérieux créé par Jean-Baptiste Lully au XVIIe siècle. Le compositeur a d'ailleurs acheté les droits de la pièce de Jacques Autreau afin de pouvoir l'adapter et la remanier en profondeur, librement. Platée sera même remanié sous la plume de Ballot de Sauvot pour sa création à l'Académie Royale en 1749 afin d'accentuer la dimension bouffonne de l'œuvre, notamment par l'ajout du personnage allégorique de la Folie.
Le compositeur fait preuve d'humour dans le traitement musical du texte à travers une mauvaise prosodie aux accents déplacés, assonances et allitérations exagérées. Ces caractéristiques musicales décalées sont assignées à Platée dès son entrée dans l'acte I avec son ariette badine (selon les termes du compositeur) « Que ce séjour est agréable », dont le rythme de menuet, danse noble de la Cour, est en décalage avec le ridicule du personnage : Platée chante des syllabes à l'accentuation faible sur le temps fort de la danse. La scène se poursuit avec Platée, Clarine, Cithéron, et le chœur des grenouilles dont les interventions en « oi », en écho aux indignations de la nymphe, sont proches du coassement, renforçant ainsi l'aura burelesque de la nymphe des marais. Du reste, le Prologue est intimement lié au reste de l'opéra et donne tout de suite le thème de cet opéra : un divertissement qui raillera autant les Dieux (Jupiter et Junon principalement) que les amours et les illusions dérisoires de la nymphe des marais. Par ailleurs, le personnage de Momus, Dieu de la satire et des bons mots, bien que secondaire dans la mythologie grecque, est présent à la fois dans le Prologue, le deuxième et troisième acte, ce qui tisse une certaine cohérence sur l'ensemble de la comédie lyrique.
Platée dans la Querelle des Bouffons
Cette comédie lyrique de Rameau connaît un grand succès en 1754, alors que la France connaît la « Querelle des Bouffons » dans la décennie 1750 qui oppose l'opéra italien et français. Suite à l'arrivée en 1752 de la troupe italienne d'Eustacchio Bambini à l'Académie Royale de Musique se tient un grand débat esthétique, où fusent les pamphlets contre la tradition des tragédies lyriques française. Et pourtant, Rameau, alors considéré comme le représentant de l'art lyrique à la française tant décrié, n'a pas hésité pas à tourner en dérision les lieux communs de la tragédie lyrique comme si la comédie lyrique se présentait comme un faux-jumeau du grand genre institué par Jean-Baptiste Lully. Platée met en scène des dieux qui se métamorphosent en animaux dérisoires (Jupiter en âne, puis en hibou) de manière scabreuse, et pour des raisons inutiles puisque Platée est toute acquise. Les chanteurs de la création s'étaient également pris au jeu, puisque le haute-contre Pierre Jélyote avait interprété le rôle-titre de la nymphe des bois, loin des rôles de héros dans les Tragédies lyriques de Rameau auxquels il s'était accoutumé, tandis que Marie Fel, qui s'était illustrée en outre dans le rôle de Vénus dans Dardanus, interprétait la Folie. C'est également par le biais de l'orchestre que Rameau parodie le trépignement et les plaintes de son héroïne, et ce dès l'ouverture qui oppose un motif agité de notes répétées et un autre motif chromatique indolent et plaintif, ou encore en plaçant une chaconne (danse populaire hispanique) juste avant le mariage de Platée, alors même qu'il s'agit d'une danse placée à l'apogée du divertissement selon les conventions opératiques françaises. Plus flagrante encore, la scène d'orage (très répandue dans les tragédies lyriques, mais généralement absentes des comédies lyriques) figurée par l'orchestre lorsque Jupiter descend des cieux est tournée en dérision par la réplique dérisoire d'une Platée affolée : « Ciel ! Quelle terrible rosée ! » (acte II).
La frontière avec l'opéra italien n'est parfois pas aussi démarquée que ce que les détracteurs de l'opéra français veulent laisser croire lors de cette querelle esthétique. En effet, plusieurs airs de Platée sont construits sur la forme italienne de l'aria da capo (ABA'), caractérisé par une partie intermédiaire contrastante et un retour à la partie initiale, le chanteur prenant généralement la liberté d'ornementer cette dernière partie. L'air le plus représentatif de cette forme dans l'opéra de Rameau est « Aux langueurs d'Apollon Daphné se refusa » (acte II), ô combien virtuose et démonstratif et proche de l'écriture bel cantistique italienne. Porté comme l'étendard de l'identité musicale française lors de cette querelle, Rameau n'en demeure pas moins un esprit inventif qui joue librement de ce qui caractérise tantôt l'opéra français, tantôt l'opéra italien dans Platée. Le compositeur s'auto-parodie même dans la longue suite de danses de chaconne de l'acte III qui ne fait qu'accroître l'impatience de Platée, forçant le trait sur l'une des attaques des défenseurs de l'opéra italien sur la place des danses dans l'opéra français. Enfin, un dernier clin d'œil – plus qu'une auto-parodie – s'est glissé dans la réplique « Je veux finir / Par un coup de génie / Secondez-moi, je sens que je puis parvenir / Au chef-d'oeuvre de l'harmonie » du personnage allégorique de la Folie à Momus et à ses suivants à la fin de l'acte II : comment ne pas rapprocher ces paroles de l'autre activité de Rameau, théoricien révolutionnaire des conceptions harmoniques du siècle des lumières ?
L'humour dans Platée apparaît à travers de multiples aspects, certes souvent mieux identifiables pour les connaisseurs de la musique lyrique baroque, mais aussi par le biais de l'orchestre, dimension instrumentale qui joue toujours un rôle important dans les productions lyriques de Rameau. L'ouverture aux nombreuses ruptures musicales montre ainsi le génie orchestral du compositeur, toujours à des fins comiques et théâtrales. Dans un souci d'amplifier l'aspect parodique de son orchestre, il y intègre des flageolets, une sorte sifflet qui servait à l'époque à domestiquer les oiseaux. Par-delà le débat qui agite la capitale française jusqu'au départ de la troupe italienne en 1752, Platée illustre à bien des égards l'originalité, la subtilité, voire les paradoxes de l'œuvre de Rameau : si ses opéras se cantonnent aux genres musicaux instaurés par Lully pendant le siècle de Louis XIV, bien des éléments musicaux prouvent la modernité de la conception théâtrale et orchestrale de Rameau.