En Bref
Création de l'opéra
L'opéra de la dernière chance
Nabucco (initialement appelé Nabuccodonosor) est un opéra en 4 actes du compositeur romantique italien Giuseppe Verdi (1813-1901), créé en 1841 suite à une commande de la Scala de Milan. Le livret, écrit par Temistocle Solera (1815-1878) d'après le drame en quatre actes de l'auteur dramatique français Auguste Anicet-Bourgeois Nabuccodonosor (1836), évoque l'épisode biblique de l'esclavage des juifs à Babylone décrit dans les livres de Jérémie et de Daniel (Ancien Testament).
La création de cet opéra – et a fortiori le lancement de la carrière de Verdi – a été permise par persévérance de l'imprésario de la Scala, Bartolomeo Merelli. En 1838, après le succès du premier opéra du compositeur intitulé Oberto, Merelli commande au jeune Verdi deux autres opéras. Le compositeur se lance alors dans l'écriture d'une œuvre comique Un giorno di regno. Mais la perte de sa femme et de ses deux enfants en l'espace de deux années entrave son travail entraînant une création ratée en 1840. Ces drames familiaux successifs et son humiliation professionnelle font jurer à Verdi de ne plus jamais rien écrire et il décide de mettre fin à sa carrière de compositeur avant même qu'elle n'ait commencée. Mais Merelli, au détour d'une rencontre fortuite près de la Scala au début de l'année 1841, lui fait parvenir le livret de Solera et le convainc de faire une dernière tentative de composition d'un opéra. L'insistance de Merelli pousse Verdi à reconsidérer sa décision, et il se met à composer la musique de Nabuccodonosor.
L'opéra, créé le 9 mars 1842 à la Scala de Milan, a un succès colossal auprès du public (à tel point qu'il éclipse totalement les opéras de ses contemporains comme Donizetti), notamment à cause des aspirations révolutionnaires que cette œuvre véhicule et qui trouvent une résonance dans le public lombardien alors sous contrôle autrichien. L'accueil des critiques est en revanche plus réservé, car dans Nabucco, Verdi rompt totalement avec les principes du genre et propose un nouveau type d'opéra italien. Cela n'empêche pas sa création dans de nombreux théâtres italiens et européens (notamment à La Fenice de Venise) dès la fin de l'année 1842. Le changement de nom pour Nabucco s'opère lors de sa création au théâtre San Giacomo de Corfu en septembre 1844.
Nabucco, un opéra politique
La compréhension de la dimension politique de cet opéra passe par sa contextualisation. Dans les années 1840, la Lombardie (sous occupation autrichienne) et plus généralement l'Italie connaît un véritable sursaut nationaliste qui se manifeste dans les arts par un chauvinisme assumé dans les milieux aristocratiques italiens. En musique cela se manifeste par la promotion de l'opéra par opposition à la musique instrumentale qui est associée à l'occupant d'origine germanique. À travers ces choix artistiques et esthétiques, les Italiens manifestent leur volonté d'unité : ce sont les prémisses du Risorgimento (l'unification italienne), qui commence par un soulèvement du peuple italien en 1848 et se termine par l'annexion de Rome le 20 septembre 1870.
En 1840, l'occupant, conscient de l'enjeu que représente le développement d'une musique italienne et sa possible instrumentalisation politique, instaure une série de censures. Il interdit par exemple la création d'œuvres susceptibles d'attiser les aspirations révolutionnaires. Ainsi lorsque Verdi met en scène un peuple opprimé dans son mélodrame, il va à l'encontre de la censure de l'époque. Que les autorités aient vu ou non sa dimension politique, qu'elles aient choisi consciemment ou inconsciemment de ne pas en empêcher la production est assez secondaire. En revanche, les conséquences de cet opéra sur la carrière de Verdi sont très importantes à commencer par l'étiquette qui lui est dès lors associée : celui d'un compositeur « engagé », en révolte contre l'ordre social et politique de son temps et qui met en scène des prototypes de héros révolutionnaires qui combattent les injustices sociales. Dès sa création, Nabucco devient le symbole de l'art italien, et par là même le signe de ralliement musical d'une Italie réunifiée. Son chœur du troisième acte, « Va pensiero », devient un hymne à la liberté.
Clés d'écoute de l'opéra
Nabucco, un mélodrame musical
En homme de théâtre avant tout, Verdi choisit pour Nabucco un sujet riche en langage poétique et en situations dramatiques. Sa logique dramaturgique repose sur la succession rapide (voir brutale) de situations fortes (qu'il appelle « situazione ») aux caractères contrastés. De cette dramaturgie du conflit découle une structure en larges tableaux à l'intérieur desquels il se plie aux formes traditionnelles de l'air ou du récitatif, lorsqu'elles servent son intention dramatique. Car pour Verdi, rien ne doit couper le rythme dramatique qui mène à la catharsis finale. Le compositeur pose le drame en quelques interventions et rentre immédiatement dans l'histoire avec le chœur des Hébreux qui informe les auditeurs de la problématique de l'opéra : l'oppression et le martyre du peuple juif.
En commençant son œuvre par un chœur, Verdi nous informe de l'importance que ce dernier va jouer dans le drame et ce qu'il représente. Les chœurs dans Nabucco, et particulièrement celui des Hébreux et celui des esclaves au troisième acte, représentent l'individualité collective : le chœur est un personnage à part entière, voire le personnage principal de ce drame. Ce sont d'ailleurs les chœurs qui véhiculent les références patriotiques qui ont enflammé les aspirations révolutionnaires du public lors de sa création. Et pour renforcer cette idée « d'unité du peuple », Verdi fait parfois chanter ses chœurs à l'unisson (voir le début de « Va pensiero »).
Cette prédominance des chœurs se fait au détriment des personnages solistes qui, happés par une machinerie dramatique implacable, peu développés au niveau psychologique, restent dès lors peu nuancés, au point parfois de paraître grossiers. Mais pour Verdi, fortement influencé par le théâtre populaire italien qui n'hésite pas à mettre en scène l'invraisemblable, tout cela n'a aucune importance si la vérité est assurée dans les grands moments dramatiques : avec lui, on entre véritablement dans la dramaturgie de l'événement.
Un nouveau genre d'opéra italien
Le traitement musical de Nabucco rompt avec les principes du genre italien établi par Rossini, Bellini et Donizetti et établit les futurs canons des opéras verdiens. Mais singularité ne veut pas dire rupture, puisque le travail Verdi se place plutôt dans le renouvellement d'un certain nombre de procédés musicaux à des fins théâtrales que dans la fondation d'un nouveau genre niant tout lien avec le passé. Son attitude de synthèse se manifeste notamment à travers l'écriture de finale à la manière de Rossini où tous les protagonistes sont sur scène et expriment leurs états d'âme sur fond de grossissement orchestral d'un même motif.
L'innovation tient ici dans le fait d'intégrer le chœur aux cadences finales (fins de numéros) : il soutient ainsi à la fois l'ensemble vocal et ajoute une tension dramatique à la scène. Verdi, ne voyant pas d'intérêt aux moments d'introspections et voulant privilégier l'avancement de l'action, abandonne l'opéra à numéro et réduit la part donnée aux récitatifs. Ainsi, avec Nabucco, Verdi propose un nouveau type de forme que l'on pourrait qualifier de « linéaire » caractérisée par une mélodie non interrompue. Cette nouvelle structure musicale ne l'empêche pas de maintenir l'air (cavatine ou ballade) de présentation d'un personnage comme celui d'Abigaïlle au début de l'acte II, et de prévoir des duos entre les principaux protagonistes.
Enfin, la sinfonia (l'ouverture) qui ouvre l'opéra constitue également un bel exemple d'innovation, car elle s'apparente à un montage musical construit d'après les thèmes des moments dramatiques forts de l'opéra : les accords en tutti annoncent ceux de la cavatine de Zaccaria, le thème de l'Allegro est bâti sur le chœur « Il maledetto » (scène 2, acte II), puis la présentation de « Va pensiero » à la clarinette et au hautbois, suivi des thèmes des Prêtres de Baal et enfin du motif extrait du face-à-face entre Abigaïlle et Nabucco au troisième acte.
Le traitement vocal : l'avènement du chant verdien
Dans Nabucco le chœur constitue le centre de gravité musical. En occupant les deux tiers de l'opéra, le chœur verdien – à l'image du chœur de Gluck – renoue avec sa fonction antique de commentateur du drame et c'est d'ailleurs à travers lui que Verdi choisit de nous faire rentrer dans le drame au début de l'opéra. Mais le compositeur lui donne une nouvelle dimension en le traitant vocalement comme un personnage soliste : par exemple, dans le finale de l'acte II, il chante le même motif que les autres personnages. Ce traitement « à égalité » est renforcé par des unissons qui participent à cette personnification du chœur comme dans « Va pensiero ». Au niveau mélodique, le traitement du chœur se caractérise par des doublages en tierce ou en sixte (le chœur chante la même mélodie que les solistes, mais sur un ton différent), des sotto voice (il ne chante pas à pleine voix), des progressions en quartes (les mélodies commencent par une quarte ascendante), ou encore des homorythmies (tous les protagonistes chantent sur le même rythme).
Pour renforcer la tension dramatique de certaines scènes, Verdi propose également de nouveaux effets acoustiques comme celui de la spacialisation : par exemple au début de l'acte IV où le chœur commence à chanter en coulisse une marche funèbre pour accompagner le sacrifice de Fenena et s'approche au fur et à mesure. Le traitement vocal des solistes témoigne de la volonté de Verdi d'instaurer de nouveaux canons vocaux différents de ceux du bel canto. D'une manière générale, le chant verdien se caractérise par un abandon des ornements à la faveur de mélismes dans les courbes mélodiques (formule mélodique qui consiste à tourner en huit autour d'une même note) où le syllabisme (une seule note est chantée par syllabe, sans vocalises) et les départs en levée (démarrage du chant en contretemps avant la mesure, afin de donner une impression de vivacité) sont rois.
Avec Nabucco, le compositeur fait appel à des tessitures nouvelles comme celui du baryton « verdien », Nabucco (à qui il est attribué un rôle dramatique plus important, et donc des airs plus viruoses), et de la soprano dramatique, Abigaïlle (qui doit avoir la capacité vocales d'une soprano colorature, tout en sachant interpréter des parties plus graves et plus chaudes).
Son éloignement des conventions se manifeste également par son refus de faire l'usage d'une virtuosité vocale à outrance en lui préférant des lignes plus simples où les envolées lyriques au moment des cadences sont écrites (et non improvisées, comme ce pouvait être le cas jusque là). Enfin, c'est à travers le traitement vocal que Verdi symbolise l'opposition des deux personnages principaux du drame, Nabucco et Abigaïlle. Par exemple, dans leur face-à-face du dernier acte, lorsque Nabucco demande à Abigaïlle de laisser la vie sauve à sa fille légitime Fenena, il chante un chant très lyrique et très expressif. Ce chant contraste totalement avec celui d'Abigaïlle qui, hors d'elle, enchaîne des lignes vocales très virtuoses. Cette opposition entre la plaidoirie de Nabucco et la violence de la réponse d'Abigaïlle est par ailleurs renforcée par l'accompagnement orchestral pour lequel Verdi a écrit des rythmes resserrés joués aux cuivres, renforçant ainsi la tension dramatique de la scène.