En Bref
Création de l'opéra
Opus ultimum
Falstaff est le dernier opéra de Verdi, composé à l'âge de 80 ans. Cet opéra-bouffe est créé le 9 février 1893 à La Scala de Milan et le 18 avril 1894 à l'Opéra Comique de Paris (sous la supervision de Verdi, comme pour son précédent opus, Otello). Il s'agit seulement de son second opéra comique, après une œuvre de jeunesse, Un jour de règne créé sans succès en 1840. Verdi boucle ainsi la boucle de son catalogue empli de drames et de tragédies sur une note plus légère, un opéra-bouffe marqué par une liberté musicale, une aisance mélodique et dans lequel "tout est bien qui finit bien".
Verdi aura souhaité toute sa carrière composer un opéra plus léger, malgré l'avis de son collègue Rossini qui déclare : « Bien que j'admire grandement Verdi, je le pense incapable de composer un opéra comique. » Certes, le catalogue de Verdi contient très peu de légèreté, ou bien il mène vers des événements dramatiques (comme les festivités de La Traviata, d'Un Bal masqué ou les plaisirs du Duc de Mantoue dans Rigoletto).
Une œuvre (in)attendue
Falstaff est attendu comme un événement culturel. D'autant plus que Verdi avait frustré son public après le triomphe d'Aïda au Caire en 1871 (élevé comme opéra de légende dès sa création). Le compositeur se retire alors dans une ferme et ne produit plus d'opéra pendant 15 ans. Le monde lyrique doit ainsi patienter jusqu'en 1887 pour la création d'Otello, avant-dernier opéra du maître (avant cela, il aura révisé son Simon Boccanegra en 1881 avec Arrigo Boito et le texte français de Don Carlos en 1884).
L'une des personnes les plus frustrées par ce silence était Giulio Ricordi, fondateur d'une célèbre maison d'édition italienne (encore reconnue de nos jours) qui ne pouvait supporter que soit gâché un tel génie (et si rentable !). C'est donc Ricordi qui suggéra à Verdi de travailler avec celui qui deviendrait le librettiste de ses deux derniers opéras : Arrigo Boito, auteur des triomphaux Otello et Falstaff. En 1889, Boito écrit ainsi à Verdi : « Il n'y a qu'une seule façon de finir mieux qu'avec Otello et c'est de terminer triomphalement avec Falstaff : après avoir brisé tous les cris et les gémissements du cœur humain, finir avec un énorme éclat de rire - qui étonnera le monde. »
Dès les premières représentations d'Otello, son avant-dernier opéra, Verdi informe la Scala de Milan qu'il souhaite composer un opéra bouffe. Verdi déclare ainsi : « Après avoir massacré sans relâche tant de héros et d'héroïnes, j'ai enfin le droit de rire un peu. » Verdi considère d'abord un livret d'après le célèbre dramaturge italien Carlo Goldoni mais il cherche un texte plus direct. Il parcourt les œuvres de Molière et même Labiche avec Le Voyage de Monsieur Perrichon, se décide presque sur le Don Quichotte de Cervantès avant d'en parler avec Arrigo Boito. Le compositeur fait part à l'écrivain de sa volonté de composer une œuvre dans la veine du Mariage secret de Cimarosa et du Don Giovanni de Mozart (le dernier acte de Falstaff porte d'ailleurs les traces de ce modèle). Boito n'en informe pas Verdi, mais il se met à travailler sur un personnage qui lui paraît aussi opératique que les sombres Iago (Otello) et Méphistophélès (dans le mythe de Faust, Boito rédige d'ailleurs le texte de l'unique opéra qu'il compose lui-même Mefistofele) : le personnage de Falstaff, présent dans Les Joyeuses commères de Windsor et Henri IV parties 1 et 2 de Shakespeare. Boito s'inspire également de l'œuvre italienne originelle dans laquelle Shakespeare avait lui-même puisé, Il Pecorone (1378-1385) de Giovanni Fiorentino. Recevant le livret en juillet 1889, Verdi est tout d'abord désarçonné par ce choix (il considère que seul Mozart serait à la hauteur du génie de Shakespeare), mais il compose bientôt avec enthousiasme. Cependant, le compositeur a l'habitude de travailler sur le texte en collaboration avec son librettiste qui doit donc être disponible. Or, Boito est accaparé par le poste qu'il acquiert à la direction du conservatoire de Parme. Ce dernier quitte le poste de Directeur en 1891 et la composition de Falstaff s'achève en septembre 1892.
Secret et triomphe
Verdi, ayant acquis un statut de légende vivante en cette fin de carrière, un nouvel opéra de ce maestro était d'avance un événement (au point que le compositeur doit ruser et imposer des embargos et huis clos durant les répétitions de ses œuvres pour que ses mélodies ne se répandent pas avant les créations). Le public est d'abord surpris par ce tournant comique. Mais il obtient le soutien farouche du chef d'orchestre Arturo Toscanini (1867-1957) qui impose la reprise de Falstaff à La Scala et au Metropolitan Opera de New York depuis les années 1890 jusqu'aux débuts du XXe siècle. L'oeuvre est ensuite notamment défendue par Herbert von Karajan, Georg Solti ou encore Leonard Bernstein.
La création a lieu à la Scala de Milan le 9 février 1893. Très différente des précédentes productions de Verdi, l'œuvre est pourtant un triomphe. Le compositeur retravaille ensuite Falstaff, opérant de nombreux changements et notamment les mouvements rapides de l'Acte II, le final au milieu de l'Acte III, avant de s'intéresser à la traduction française de l’Opéra Comique à Paris. Comme d'autres opus de Verdi et de nombreux opéras, chaque production de Falstaff commence donc par le choix d'une version.
Clés d'écoute de l'opéra
Falstaff, Shakespeare et l'opéra
Une douzaine de drames de Shakespeare inspirent de nombreux opéras majeurs du répertoire. Falstaff en fait partie grâce à l'œuvre de Verdi, mais le personnage inspire également Le tre burle (Falstaff, ou les trois plaisanteries), un dramma giocoso d'Antonio Salieri en 1799, le Singspiel (opéra comique allemand) Die lustigen Weiber von Windsor (Les Joyeuses Commère de Windsor) à Carl Otto Ehrenfried Nicolai en 1849, Sir John in Love à Ralph Vaughan Williams en 1929 ou encore une pièce orchestrale, l'Étude symphonique en do mineur composée en 1913 par Edward Elgar.
Concernant Verdi, Falstaff est son troisième opéra basé sur l'œuvre de Shakespeare, après Macbeth (1847) et Otello (1887). Verdi admirait profondément l'œuvre de Shakespeare, il possédait une édition intégrale de ses pièces, reliée en cuir et passablement usée par des consultations assidues. L'influence de Shakespeare balaye donc presque un demi-siècle, du début à la toute fin de sa carrière et du dramatique au comique. Durant sa carrière, Verdi a d'ailleurs envisagé de composer bien d'autres opéras d’après Shakespeare : Hamlet, Cymbeline, Antoine et Cléopâtre, La Tempête, Roméo et Juliette. Toute sa carrière, Verdi voudra également composer un opéra d'après Le Roi Lear. Il y travaille sans le mener à son terme, entre 1843 et 1867.
Falstaff est basé sur une comédie de Shakespeare, Les Joyeuses Commères de Windsor (publié en 1602, le personnage de Falstaff étant déjà apparu dans Henri IV écrit entre 1596 et 1598). Un auteur de tragédies qui compose une œuvre comique : le parallèle entre Shakespeare et Verdi est flagrant avec Falstaff. Cette comédie est un fait unique dans le catalogue de Verdi, qui compte des drames, mélodrames, tragédies ou grands opéras (la seule exception étant l'opus de jeunesse Un jour de règne ou Le Faux Stanislas, un dramma giocoso : drame joyeux). Toutefois, et à l'inverse, la comédie est un genre très important dans le catalogue du grand dramaturge anglais : Shakespeare a écrit autant de comédies que de tragédies (outre des pièces historiques, des romances tardives et des poèmes).
Bouffe musicale verdienne
Verdi aborde le genre de l'opera-buffa et cet opus unique dans son catalogue avec son génie habituel. Il met au service du comique tous ses talents, en les adaptant aux conventions du genre dont il transcende les formules et les structures. Dès le début de l'opéra, Verdi prouve sa maîtrise du buffa, entrant sans introduction dans un discours musical plein d'accents énergiques, comiques. Mais ces interventions répétant souvent une note (pour accentuer d'autant mieux les traits), viennent d'emblée dialoguer avec de souples lignes, presque des réminiscences du bel canto Verdien. Cette opposition est un ressort comique mais elle permet aussi de tailler des personnages, qui se prétendent nobles et animés de grands sentiments, pour mieux retomber dans leur nature humaine. Les insultes s'enchaînent à toute vitesse, interrompues subitement par de grands airs sentimentaux. La musique confronte ces caractères, les superpose même parfois, illustrant cette dualité humaine qui est au cœur des comédies de Shakespeare (lui aussi un auteur noble sachant confronter la belle plume aux basses intentions). L'humour est profond, l'ironie mélancolique, notamment vers la fin de l'œuvre et dans le soliloque abattu de Ford.
Falstaff est un personnage bouffe, caractérisé par son amour de la bonne chair. Cet anti-héros vit des péripéties dignes de la commedia dell'arte. Cela étant, la version de Verdi et de son librettiste atténue sa bouffonnerie en opérant des coupes dans Les Joyeuses Commères de Windsor et en ajoutant des passages d'Henry IV, parties I et II notamment les scènes dans l'auberge et les personnages de Bardolfo et Pistola (Doll et Pistol chez Shakespeare), dont le comique diminue par comparaison le ridicule de Falstaff. Le monologue mélancolique au début de l'Acte III dans l'opéra rappelle également le passé glorieux de Falstaff, relaté dans Henry IV par Shakespeare.
Contrastes expressifs
Le rythme soutenu de l'opéra bouffe est renforcé par les brèves interventions des personnages, mais l'ensemble alterne avec des stases plus sentimentales et mélancoliques, avec d'amples sérénades, de nobles romances, revenant ensuite au caractère bouffe. Cette alternance savante est un procédé esthétique qui permet de révéler les viles intentions sous l'apparence de fausse noblesse. Cela permet aussi à Verdi de montrer une fois encore son génie dans les passages amoroso avec des lignes vocales poignantes introduites par des instruments solo ainsi qu'avec des ensembles orchestraux.
Mais ce nouveau style léger et allant lui permet aussi de nouvelles constructions en contrepoint et fugue, ce qui est symboliquement une forme de vengeance finale sur le début de sa carrière, lui qui fut refusé du Conservatoire de Milan à 19 ans. La fin de l'opus avec un grand ensemble tutti est une habitude des opera buffa, mais le XIXe siècle n'est plus habitué à la forme que choisit Verdi : la fugue (les personnages entrent les uns à la suite des autres avec des mélodies qui s'imitent et se complètent). Le vieux Verdi boucle ainsi deux boucles dans son dernier opéra : après avoir développé la progression globale de son catalogue (reliant les airs et les scènes pour bâtir des drames), il revient à un genre léger et une forme fuguée ancienne et classique. De nombreuses raisons peuvent être données à cette scène finale du catalogue de Verdi. Cette fugue peut être une recommandation du vieux maître, invitant les générations suivantes à ne pas oublier les bases du métier.
Départ immédiat
Les opéras commencent traditionnellement par une ouverture ou un prologue de plusieurs minutes qui présente les thèmes mélodiques et les caractères de l'œuvre à venir. Les opéras de Verdi proposent des ouvertures parmi les plus belles et célèbres du répertoire. Mais Falstaff est une exception, la dernière œuvre de Verdi n'a pas d'ouverture, le chant entre au bout de quinze secondes (lorsque le chef prend bien le tempo Allegro vivace). Trois accords enchaînés par des contre-temps donnent encore plus d'allant à cette plongée immédiate dans la querelle et le vin.
Des voix de caractère
Les personnages ont des tempéraments vocaux très variés, dont l'opposition fait le sel de l'œuvre : bouffe, léger, coloré, fin ou large. Les personnages et leurs voix associées s'opposent et se rejoignent dans cette intrigue. C'est même un unique personnage qui peut changer de registre, passer du rire aux larmes, de la légèreté au drame, trahissant ses intentions véritables.