En Bref
Création de l'opéra
Opéra du triomphe
Créé le 9 mars 1842 à Venise, Ernani est un triomphe comparable à celui rencontré par Nabucco à La Scala de Milan exactement deux années auparavant. Le nom de Verdi devient alors synonyme d'Opéra. Le compositeur sollicité par toute l’Europe produira une douzaine d’opéras rien que sur la décennie suivante et jusqu’à trois par an ensuite. Le succès d’Ernani est immense, inédit : l’opéra est repris un nombre incomparable de fois à travers le continent, en Amérique, Turquie, Algérie et demeure l’opéra le plus populaire du répertoire avant d’être remplacé par un autre opus de Verdi, Le Trouvère en 1853. En 1904, Ernani devient même le premier opéra à être enregistré dans son intégralité.
L’affirmation d’un nouveau pouvoir pour le compositeur
Ernani est le cinquième opéra dans le catalogue de Verdi, le premier qu’il compose spécifiquement pour La Fenice de Venise. Auréolé du succès de Nabucco et des Lombards à La Scala de Milan, Verdi est approché par de nombreuses maisons d’opéra et il peut imposer ses conditions. De La Fenice, et de son président, le marquis Nanni Mocenigo, il requiert d’être engagé pour deux opéras durant la saison 1843-44 (le premier sera la reprise des Lombards, avant la création d’Ernani), la somme de 12.000 lires autrichiennes payables dès la première (Venise proposait de payer à la troisième représentation, mais Verdi avait le souvenir cuisant de la seule et unique exécution de son deuxième opéra, Un Jour de règne en 1840), il refuse également de fournir en avance la partition d’orchestre. Autre exigence inédite dans le monde de l’opéra (et marquant de fait la puissance de Verdi), le compositeur exige de choisir lui-même son sujet et son librettiste. Il intervient dans l’écriture du texte et il obtient même de ne commencer à composer la musique qu’une fois le livret entièrement achevé, revu et corrigé par lui-même. Dans un véritable renversement du pouvoir, au profit du compositeur contre les directeurs d’opéras et les vedettes du chant, Verdi demande également à choisir lui-même les interprètes parmi la troupe pour les différents rôles. Il tenta bien de trouver un premier rôle pour la contralto Carolina Vietti en considérant tout d’abord la répartition suivante : la soprano Elvira, la contralto Ernani, le ténor Don Carlo et le baryton Silva, mais une fois que la police de Venise valida le livret, le compositeur imposa son idée (avec soprano, ténor, baryton et basse). Suite à la création des Lombards en 1843 avec un plateau vocal désastreux, Verdi menaça de rompre le contrat et imposa ainsi le recrutement du ténor Carlo Guasco. Dernière péripétie de la distribution vocale, la basse Rosi fut considérée comme trop peu expérimentée pour un rôle tel que Silva, son remplaçant Meini se retira car il n’atteignait pas les notes graves et Verdi dut recourir à un choriste. Grand bien lui en prit, toutefois, car ce dénommé Antonio Selva se révéla très talentueux et effectua une belle carrière.
Un sujet grandiose
Verdi avait d’abord songé à mettre en musique Le Corsaire de Byron, mais aucun baryton n’aurait été à même d’endosser ce rôle. Le compositeur délaissa également l’idée d’un opéra basé sur la famille vénitienne Foscari, car celle-ci comptait encore des descendants dans la cité des doges et la censure aurait interdit les représentations. Ces deux idées donneront toutefois les opéras ultérieurs Il corsaro (Le Corsaire, 1848) et I due Foscari (Les deux Foscari, 1844). Comme pour Nabucco, Verdi cherche un sujet sublime, un monument historique et littéraire. Ernani (écrit Hernani en français, dans la pièce de Victor Hugo) convient doublement : par l’histoire qu’il narre (associant noblesse, héroïsme et passion dans un sublime romantisme) et par l’histoire qui l’entoure (la fameuse “bataille d’Hernani” qui avait déchaîné la guerre entre les anciens et les modernes lors de la création de la pièce de Victor Hugo en 1830).
Victoire sur la censure
Ernani marque la première d'une longue et belle série de dix collaborations entre Verdi et le librettiste Francesco Maria Piave. Ensemble, ils adaptent la pièce de Victor Hugo pour résister à la censure tout en conservant la puissance du texte. Le livret de cet opéra est surveillé de près par les autorités, mais le compositeur parvient à déjouer les censeurs. Cela étant, l’intrigue de l’opéra ne conserve pas la scène où le roi se cache dans un placard pour surprendre Elvira et Ernani. Il n’en reste pas moins que la véritable censure aura lieu en France, à l’endroit même où la pièce de théâtre polémique avait pourtant été créée ! C’est même un comble : le censeur n’est autre que Victor Hugo lui-même, qui refuse le droit d’adaptation de sa prose en musique. Toutefois, les raisons ne sont pas politiques mais esthétiques puisque Victor Hugo déclare refuser systématiquement que ses écrits soient mis en musique (il déclarait “Défense de déposer de la musique le long de mes vers”, mais ce désaccord était à géométrie variable puisque l’on relève des notations musicales dans ses collections et qu’il composa même un livret d’opéra tiré de son roman Notre-Dame de Paris pour la compositrice Louise Bertin). Ce refus catégorique de Victor Hugo, qui multiplie même les procès, contraint l’opéra à changer de nom : en France, il s’appellera Il Proscritto et les personnages changeront de noms, eux aussi.
Clés d'écoute de l'opéra
L’affirmation d’une nouvelle écriture
Cet opéra marque une étape importante dans une écriture davantage dramaturgique. Les opéras n’enchaînent plus les numéros mais sont construits en actes entiers, avec une continuité (déjà en germe dans Nabucco). Ernani est aussi un moment esthétique fondamental pour Verdi et pour l’opéra, affirmant notamment les archétypes vocaux des voix d’homme (un baryton comme compromis entre la basse noble et le ténor passionné). Le théâtre de Venise, plus petit en taille et embauchant une troupe plus restreinte de choristes, contraint Verdi à limiter quelque peu son écriture de grands ensembles (c’est notamment la raison pour laquelle on ne trouve pas un chœur aux dimensions du Va, pensiero de Nabucco, mais toutefois un très beau Si ridesti il leon di Castiglia). Toutefois, Verdi a tout loisir de travailler les ensembles de solistes et il ne s’en prive pas : il souligne avec volontarisme les oppositions héroïques entre les personnages. Les grands duos Verdiens renforcent l’identité et la distinction franche entre les voix. Les longs mouvements parallèles consonants (traditionnellement à la tierce et à la sixte) sont délaissés et uniquement convoqués lors de conciliations finales. Dans le même esprit, alors que l’opéra s’achevait traditionnellement sur un “rondo final” où la soprano concluait par une aria en deux mouvements, Verdi remplace cette forme par un ensemble conclusif, notamment pour Ernani et Le Trouvère (Il Trovatore).
Ce choix personnel de Verdi est aussi une marque du pouvoir acquis par le compositeur, alors que les interprètes étaient auparavant les véritables stars. Verdi peut ainsi refuser d’écrire un rondo final dans Ernani pour la soprano Sophie Löwe (interprète allemande, créatrice d'Elvira dans Ernani, d'Odabella dans Attila, prévue pour le rôle d'Abigaïlle dans Nabucco et qui doit décliner le rôle de Lady Macbeth que Verdi lui offre, pour cause de grossesse). La cantatrice vedette aura beau se plaindre et résister de toute son aura, c’est le compositeur qui aura le dernier mot.