En Bref
Création de l'opéra
Des débuts difficiles
Les pêcheurs de perles est un opéra en trois actes du compositeur français Georges Bizet (1838-1875) sur un livret d'Eugène Cormon (de son vrai nom Pierre-Etienne Piestre, 1810-1903) et de Michel Carré (1821-1872). Écrite en 1863 par un tout jeune compositeur alors seulement âgé de vingt-cinq ans, cette œuvre dénote déjà de la grande maîtrise musicodramaturgique de son auteur à qui l'on pardonne quelques défauts de jeunesse tant dans la conception que dans la réalisation stylistique qui manque encore, à certains endroits, de singularité.
De nos jours, la production de ce compositeur (notamment Les pêcheurs de perles et bien sûr Carmen) est particulièrement mise en avant dans les maisons d'opéra. Pourtant, la carrière de Bizet et son opéra Les pêcheurs de perles ont faillit ne pas voir le jour. En effet, durant la seconde moitié du XIXe siècle, il est devenu très compliqué pour les jeunes compositeurs d'opéra de s'imposer sur les scènes parisiennes. Les directeurs d'opéra préfèrent monter des œuvres sûres comme les grands opéras historiques de compositeur comme Meyerbeer ou encore les opéras de Verdi.
Pourtant Bizet a mis toutes les chances de son côté : il s'est plié au rite de passage du Prix de Rome qu'il gagne en 1857 avec sa cantate Clovis et Clothilde. De plus, il a déjà prouvé sa valeur en tant que compositeur scénique avec son opérette Docteur Miracle (1856) écrite à l'occasion d'un concours organisé par Jacques Offenbach et qui avait précisément pour but la promotion de jeunes auteurs français. Mais rien n'y fait.
Une commande inespérée
Puis en avril 1863, par l'entremise des deux auteurs qui deviendront les librettistes de son opéra Les pêcheurs de perles, Bizet rencontre le directeur du Théâtre Lyrique de Paris Léon Carvalho qui lui propose la composition d'un opéra sur un livret de Cormon et Carré. La démarche de Carvalho est entre autres motivée par une rente annuelle donnée par l'ancien ministre des Beaux-Arts, le Comte Walewski, pour financer chaque année la création du premier opéra d'un lauréat du Prix de Rome.
Bizet accepte avec entrain, d'autant plus que les productions de Carvalho sont connues pour être grandioses. Le contrat signé, il s'empare du livret et commence la composition de son opéra. Pressé par le temps (l'opéra devait être monté en septembre de cette même année), Bizet décide de réutiliser des musiques préexistantes dans son opéra Ivan IV (prélude et la mélodie du duo des amants de l'acte III « Ô lumière sainte"), dans son Te Deum (choeur « Brahma, divin Brahma »), dans sa cantate Clovis et Clothilde (air de Leïla « Ô courageuse enfant »), ainsi que dans son opéra-bouffe Don Procopio (choeur « Ah chante, chante encore »).
Une fois la partition livrée, Bizet continue à la modifier tout au long du processus de création y compris pendant les répétitions au cours desquelles il rajoute notamment le chœur « L'ombre descend » et modifie la forme de son opéra. En effet, Bizet l'a conçu au départ comme un opéra comique (donc avec des dialogues parlés) et l'a transformé ensuite en opéra avec récitatifs chantés.
Création, réception et postérité : les versions successives
L'opéra est créé le 30 septembre 1863 au Théâtre Lyrique de Paris dans une production aux décors incroyables et avec des chanteurs d'une très grande qualité. Le soir de la première, l'œuvre est bien accueillie du public, mais les critiques méprisantes et hostiles durant les jours suivants entraînent sa disgrâce. Après seulement dix-huit représentations, Les Pêcheurs de perles sort du répertoire de cette scène et ne sera plus jamais remontée en France du vivant du compositeur.
À partir de l'année 1886, l’œuvre est reprise régulièrement partout en Europe et aux États-Unis. C'est la Scala de Milan qui ouvre le bal le 20 mars de cette année-là. Elle réapparaît en France dans une nouvelle version à l'Opéra Comique le 21 avril 1893. En effet, le succès de Carmen conjugué à la mort soudaine du compositeur en 1875 seulement trois mois après la première a laissé le public sur sa faim. C'est pourquoi Carvalho (devenu entre-temps directeur de l'Opéra-Comique) décide de reprendre cette œuvre de jeunesse en la faisant préalablement remanier.
Une réhabilitation de l'œuvre de Bizet
Ainsi, pendant longtemps ont cohabité plusieurs versions qui n'étaient pas du compositeur : celles plutôt fidèles au déroulement originel, mais où la psychologie des personnages est renforcée, et celles dont l'action a été profondément remaniée jusque dans ses péripéties principales (par exemple en faisant mourir Zurga).
La partition autographe étant perdue, cette tradition de jouer les nouvelles versions perdure jusqu'en 1970, date à laquelle un effort de reconstruction de l'œuvre originelle est entrepris par des interprètes à l'aide de musicologues. Au début des années 2000, la découverte d'une partition pour piano de cette œuvre annotée de la main de Bizet permet de reconstituer l'orchestration des parties modifiées (ou manquantes). De nos jours, c'est plutôt cette dernière version mise au point par Brad Cohen qui est jouée.
Le point faible de l'opéra Les Pêcheurs de perles : son livret
A l'époque de la création, ce qui a au départ déchaîné les critiques n'est pas tant la musique de Bizet que le livret de son opéra. En effet, ce dernier est unanimement jugé trop faible notamment à cause de ses personnages stéréotypés qui n'ont aucune profondeur. La presse (bientôt rejointe par le public) critique le manque d'imagination dramatique des auteurs et les nombreuses imperfections des actions.
Au-delà d'un manque évident d'attention et d'intérêt de la part de Cormon et de Carré, le livret de cette œuvre a souffert de nombreux remaniements qui ont contribué à l'affaiblissement de son histoire. Au départ, les librettistes décident de s'appuyer sur une œuvre d'Octave Sachot parue juste avant la commande du Théâtre Lyrique et intitulée L'île de Ceylan et ses curiosités naturelles. En premier lieu, ils déplacent l'action initialement au Mexique sur une île asiatique et suppriment trois personnages. Puis, pour rendre leur livret plus opératique et plus captivant, ils s'inspirent du célèbre opéra de Spontini La Vestale pour la trame de leur second acte.
À leurs ajustements s'ajoutent les modifications voulues à la fois par Bizet pour des raisons musicales et par Carvalho pour des raisons esthétiques. Toutes ces transformations ont pour résultat la confection d'un livret dramaturgiquement faible et extrêmement compliqué à rendre intéressant par le compositeur. Mais cela n'a pas empêché ce dernier d'écrire de magnifiques passages aux qualités musicales indéniables.
Clés d'écoute de l'opéra
Un opéra d'apprentissage
D'un point de vue musical, Les Pêcheurs de perles révèlent les positionnements intellectuels et artistiques encore hésitants de Georges Bizet. Dans cet opéra de jeunesse, le compositeur semble encore chercher à se forger son propre style. Pour ce faire, il se tourne vers les grands dramaturges du XIX siècle et leur emprunte certaines caractéristiques, d'où les reproches de la part des critiques de l'époque de vouloir faire « comme les grands » et de tenter (vainement selon eux) de concilier des genres et des styles par essence contradictoires.
Pour sa facture vocale, Bizet se tourne essentiellement vers deux grands maîtres italiens, Verdi et Bellini, mais aussi le mélodiste Charles Gounod. Au premier, il emprunte l'impact d'une part d'une vocalité qui s'épanche généreusement comme dans le duo entre Leïla et Nadir (acte I), et d'autre part la conception d'une ligne mélodique qui se déploie petit à petit (voir air de Zurga « Si tu restes fidèle », acte I). Du second, il retient la confection d'une ligne vocale virtuose (pour le personnage de Leïla) que le compositeur italien a particulièrement développé dans son opéra Norma. Enfin, pour le personnage de Nadir, Bizet s'inspire du naturel et de l'élégance des lignes mélodiques vocales de Gounod comme dans son air au début de l'acte I.
Au niveau du traitement orchestral, Bizet prend modèle sur un grand compositeur d'opéra allemand : Weber. L'influence de ce dernier se manifeste particulièrement dans le style concertant où les couleurs instrumentales, le plus souvent du violoncelle, de la flûte, du cors ou de la clarinette, émergent de la masse orchestrale et effectuent un contrepoint aux lignes de chants. C'est le cas dans le récit et la cavatine de Leïla à l'acte II, où les cors dialoguent avec sa ligne vocale et renforcent le climat mystérieux qui entoure ce personnage.
Enfin, Bizet se tourne vers Wagner et Rossini pour structurer son discours musical et garantir la cohésion et l'unité de son œuvre. En effet, le compositeur français s'inspire du procédé de leitmotiv développé par Wagner et l'adapte à ses besoins. Ainsi, il reprend cette idée de « sens ajouté » au texte par un motif musical récurrent, mais ceux de Bizet évoluent avec l'action. Si bien que chacune de leur apparition prend un sens particulier comme c'est le cas pour le thème de la déesse, pour la première fois entendu dans le duo entre Nadir et Zurga à l'acte I. De Rossini, il reprend la manière d'organiser la tension dramatique par des moyens purement musicaux, que le compositeur italien a particulièrement développé dans son dernier opéra Guillaume Tell. Ainsi chez le maître italien comme chez Bizet, la musique avance par le jeu de tensions internes (harmoniques, rythmiques, mélodiques) qui alimentent l'action et participent au récit de l'histoire.
Vers un style propre
Affirmer que Les Pêcheurs de perles n'est qu'un « pot pourri » opératique serait réducteur, car en y regardant de plus près, les prémisses de Carmen, et donc du style de Bizet, sont déjà là. Car cet opéra permet à Bizet de se faire les armes dans l'écriture d’œuvre scénique et il démontre d'ailleurs dès cette œuvre sa grande connaissance du répertoire, mais aussi des obligations du genre. Et si le style global de son œuvre n'est pas encore unifié ni singulier, Bizet fait preuve d'une grande sûreté d'écriture à tous les niveaux. En effet, à seulement vingt-cinq ans le compositeur a déjà assimilé les systèmes dramatiques des opérettes, de l'opéra comique et de l'opéra bouffe, mais aussi du drame musical wagnérien. De toutes ses expériences, il retient une chose qui deviendra essentielle dans son théâtre : la nécessité de construire le drame par la musique.
Par ailleurs, Bizet commence sa carrière à un moment où les grands genres opératiques français sont sclérosés. Autant le grand opéra historique que l'opéra comique semblent avoir atteints leurs limites, poussant la nouvelle génération à chercher de nouvelles manières de dire le drame. Comme beaucoup de ses contemporains, Bizet fait le choix de l'orientalisme pour élargir sa palette sonore. Il campe ainsi mieux l'atmosphère de l'œuvre et cerne plus finement les personnages. Il a par exemple recours à des rythmes, des tournures harmoniques et des inflexions mélodiques orientaux comme dans le chœur de la scène finale « Dès que le soleil ». Dans cette même optique, Bizet fait l'usage d'un certain folklorisme comme dans la chanson de Leïla à l'acte II où l'influence des traditions des troubadours se manifeste tant dans la construction du chant que dans l'orchestration.
L'œuvre a été conçue comme un opéra à numéros, c'est-à-dire où les airs des personnages fonctionnent en forme close et par conséquent peuvent être facilement extraits et chantés en concert. Mais si Bizet a fait le choix de cette structure, ce n'est pas pour l'utiliser comme telle. En effet, tout au long de l'œuvre il cherche à établir des liens musicaux (c'est-à-dire des transitions musicales) entre les différentes scènes notamment par la reprise de musiques par le chœur, qui structure le discours et qui garantit l'unité musicale de l'œuvre. Il utilise aussi le procédé des motifs récurrents comme celui du prélude qui ouvre l'œuvre ou du thème de la déesse (entendu dans le duo entre Zurga et Nadir) et dont les apparitions successives permettent d'éclairer de nouveaux aspects de la psychologie des personnages ou de l'ambiance générale de l'œuvre.
Enfin, les prémisses du style de Bizet se font déjà sentir notamment dans les interventions de Zurga comme dans son arioso « Une femme inconnue » à l'acte I. L'orchestre se fait évocateur dès les premiers instants avec la tenue de cor et le trait charmant de la clarinette qui symbolise musicalement la beauté du visage de la femme voilée. L'excitation du personnage est évoquée par des pizzicati des basses qui évoquent la palpitation du chœur. Ainsi, chez Bizet ce n'est pas tant la ligne vocale qui élabore l'atmosphère, ni le texte qui informe le spectateur sur les rapports de force de l'histoire, mais bien l'orchestre à travers lequel Bizet démontre toute sa maîtrise musicodramaturgique.
Une musique suggestive
La grande force dramaturgique de la musique de Bizet est de faire entrevoir ce qui n'est pas dit explicitement, c'est-à-dire d'exprimer musicalement les sous-entendus du texte. Dès Les Pêcheurs de perles, la musique de Bizet se veut suggestive et évocatrice, d'où le grand soin apporté par le compositeur à son écriture orchestrale. Ainsi, dans le duo entre les deux amis Nadir et Zurga, les inflexions douloureuses de la musique de Nadir informent le spectateur de sa duplicité, car il ment à Zurga en lui cachant sa trahison.
Chacun des personnages de l'ouvrage est dépeint musicalement et la musique qui accompagne leurs apparitions en dit parfois plus long sur leur psychologie que le texte qu'ils prononcent. Ainsi, l'entrée de Zurga au début de l'acte I est précédée d'un motif puissant et autoritaire qui informe l'auditeur de son importance dans la communauté. À ce stade de l'ouvrage, rien ne semble l'ébranler. Mais lorsqu'il apparaît à l'acte III (air « Ô Nadir, tendre ami ») après qu'il ait découvert la liaison entre son meilleur ami, Nadir, et la femme qui l'aime, Leïla, la musique devient tourmentée et pathétique.
Une autre fonction de cette musique suggestive est d'accompagner l'action qui se déroule. Ainsi, à mesure que l'émotion monte, comme dans la scène du duo entre Zurga et Leïla, la tension musicale s'accroît par une densification des effectifs orchestraux, c'est-à-dire par le rajout progressif d'instruments. Bizet emploie également une autre manière de renforcer la tension d'une scène par la superposition de plusieurs musiques. Par exemple, dans le finale de l'acte II, à la barcarolle fantastique et irréelle du chœur (Ô nuit d'épouvante) s'ajoute la litanie menaçante et inhumaine de Nourabad, le motif de la déesse à l'orchestre et les chants désespérés des deux amants.