En Bref
Création de l'opéra
Genèse
Rinaldo est le premier opera seria en italien écrit par Georg Friedrich Haendel (1685-1759) pour les scènes anglaises. C'est avec cette œuvre que le compositeur lance véritablement sa carrière de compositeur lyrique, faisant de l'opéra italien l'instrument de sa victoire sociale : celle de s'imposer sur une scène étrangère dans un style appris dans un autre pays.
Le 16 juin 1710, Haendel devient le maître de chapelle de l’Électeur d'Hanovre. À la fin de cette même année, il suit son employeur (futur roi d'Angleterre George 1er) à Londres afin qu'il impose son art de l'opéra italien sur les scènes anglaises. C'est au directeur du théâtre Aaron Hill, par ailleurs écrivain et auteur dramatique, que revient la charge de sélectionner le sujet de cette future œuvre. Il choisit La Jérusalem délivrée de Tasse, écrit un scénario en anglais à partir de sa propre traduction et demande à Giacomo Rossi d'en rédiger le livret italien. Ce double mouvement linguistique (de l'italien à l'anglais, puis de l'anglais à l'italien) explique en partie l'inégalité du livret, ainsi que ses nombreuses longueurs.
Le 24 février 1711, l'opéra est créé au Queen's Theatre (qui deviendra le Kind's Theatre sous le règne de George 1er puis Her Majesty Theatre) de Londres. Il obtient un grand succès auprès du public londonien et l'œuvre sera reprise 15 fois en 1711, 9 fois l'année suivante, puis chaque année jusqu'en 1717. A chaque reprise, Haendel effectue de légères modifications, en grande partie pour s'adapter aux changements de distribution.
Après plusieurs années d'oubli, Haendel propose une nouvelle version de son opéra le 6 avril 1731. Elle contient de nombreux changements de tessitures par rapport à la version initiale, ainsi que la suppression du rôle d'Eustazio. Mais les modifications majeures concernent le troisième acte avec la transformation du dénouement (Armide et Argante sont finalement voués aux enfers) qui entraîne une réécriture quasi complète de tout ce dernier acte. De nos jours, c'est plutôt la version d'origine qui est montée.
La Gerusalemme liberata du Tasse et Rinaldo de Hill
Jérusalem délivrée (La Gerusalemme liberata) est un poème épique écrit par le poète italien Le Tasse (1544-1595) vers 1580 et qui retrace le récit, durant la Première Croisade (1096-1099), des chevaliers chrétiens menés par Godefroy de Bouillon pour lever le siège des Sarrasins sur Jérusalem. Ce récit fictionnel s'inscrit dans la tradition du roman de chevalerie de la Renaissance et emprunte des éléments d'intrigue et des personnages-types à l'Orlando furioso de l'Arioste, ainsi que le style des contes épiques d'Homère et de Virgile. L'arrière-plan historique permet à l'auteur d'établir un cadre temporel et spatial clair et défini dans lequel il développe les tourments endurés par des personnages déchirés entre leurs devoirs et leurs sentiments. Pour renforcer la passion des dilemmes auxquels les personnages font face, le Tasse conçoit tous ses personnages principaux dans une structure symétrique (Godefroy est l'antithèse d'Aladin, Renaud et Tancrède sont les généraux de l'armée du premier et Argant et Clorinde ceux du second) qui est troublée par des distorsions dramaturgiques : Armide ensorcelle Renaud, Tancrède aime Clorinde, etc.
Afin d'établir un équilibre amoureux entre les personnages principaux, Hill invente dans son adaptation une nouvelle héroïne, Almirena, ainsi qu'une relation amoureuse entre Argante et Armide. Ainsi, son scénario n'est pas un simple décalque lyrico-dramatique, mais plutôt une interprétation lyrique de l'épopée. Ce qui l'intéresse ce n'est pas tant le texte (il part d'ailleurs de sa propre traduction anglaise), mais la collection de personnages, les relations qui les unissent et les événements auxquels ils doivent faire face. Cette réécriture de l'histoire s'accompagne d'une réduction de la matière héroïque, ainsi que de quelques ajouts innovateurs. La fusion des rôles d'Argante et d'Aladin dans un seul et même rôle (celui d'Argante), conjuguée à la compression des lieux et des aventures permet à Hill de se focaliser sur le couple Almirena et Rinaldo. En plus de la création du rôle féminin d'Alminera, l'auteur modifie les rapports de force entre Rinaldo et Armide, puisque cette dernière échoue totalement à se faire aimer du héros.
Clés d'écoute de l'opéra
Un opera seria
Autant dans l'esprit que dans la forme, Rinaldo est un opera seria construit autour de l'alternance d'air de caractère (de bravoure, de lamentation, etc.) avec des récitatifs le plus souvent secco (c'est-à-dire accompagnés uniquement par la basse continue : clavecin et violoncelle le plus souvent) sans grande marge expressive, mais dont la fonction consiste à faire avancer l'action. C'est pourquoi le drame se noue en seulement sept mesures durant le récitatif qui suit le duo d'amour entre Almirena et Rinaldo à la fin de l'acte I : Armide vient d'enlever Almirena et Rinaldo chante son désespoir de ne jamais la retrouver. À part deux ou trois exceptions, les airs suivent la forme reine de l'opera seria, celle de l'aria da capo qui consiste à chanter une première partie d'un air dans un caractère, puis une seconde (plus courte) dans un caractère contrastant, puis de reprendre la première partie en improvisant d'après la partie de chant écrite. Enfin, comme dans toutes les œuvres de ce genre, la morale de l'histoire est chantée à la fin par tous les protagonistes sous forme de chœur (bien qu'ils chantent à l'unisson).
Haendel réserve pour les moments clefs du drame et pour exprimer de manière plus juste et plus « réaliste » la psychologie de ses personnages des formes contrastantes. Par exemple, dans l'air d'Armide à l'acte I « Furie Terribili », il traduit l'implacabilité du personnage par un chant en deux parties distinctes (A et B) séparées par une mesure de silence. Ici, c'est la non-utilisation d'un chant répétitif qui évoque l'état d'esprit d'Armide à ce moment-là de l'histoire. Suivant cette idée de mise en valeur musicale par un usage exceptionnel, Haendel attire notre attention sur la douleur d'Armide (qui constitue la raison du drame) à l'acte II par un récitatif accompagné (« Dunque i lacci d'un volto »). Enfin, pour évoquer musicalement la fureur de Rinaldo lorsqu'il comprend qu'Armide s'est faite passer pour Almirena auprès de lui (« Abbruggio, avvampo, e fremo », acte II), le compositeur utilise une forme alors encore peu utilisée : celle de l'arioso où l'orchestre prend en charge la conduite musicale (et donc l'émotion) et la ligne de chant équilibrée privilégie l'intelligibilité du discours.
Un esprit baroque
Comme souvent à l'époque baroque et pour répondre aux délais imposés par les commanditaires des œuvres, les compositeurs n'hésitaient pas à réutiliser leurs propres musiques et parfois même à citer celle des autres. Pour un opéra écrit en seulement deux semaines par Haendel, Rinaldo n'échappe évidemment pas à cette réalité puisqu'un tiers de ses airs ont tantôt été repris comme tels, et ont tantôt subis des modifications plus ou moins importantes. Ainsi, le célébrissime « Lascia ch'io pianga » chanté par Almirena à l'acte II s'inspire largement de l'air « Lascia la spina » de l'oratorio Il Trionfo der Tiempo (1707). Le grand air d'Argante à l'acte I « Sibilar gli angui d'aletto » est directement issu (texte et musique) de la cantate profane Aci, Galatea e Polifermo (1708). L'air d'Almirena « Bel piacere e godere » à l'acte III et celui d'Argante « Basta che sol tu chieda » à l'acte II sont tous deux issus de l'opéra Agrippina (1709-1710). Quant au duo entre Armide et Rinaldo « Fermati ! No, crudel ! » à l'acte II, il constitue une reprise presque exacte de celui de Clori et Tirsi dans sa cantate comique intitulée Clori, Tirsi e Fileno (1707).
Plusieurs airs dans Rinaldo témoignent du profond esprit baroque du compositeur. Dans le récitatif et l'air d'Armide à l'acte II (« Ah ! Crudel ! »), Haendel a apporté un soin particulier à la construction mélodique, à son homogénéité, ainsi qu'au choix des timbres accompagnant la voix. La cantilène (mélodie issue des chansons de geste) est confiée à deux instruments particulièrement expressifs, le basson et le hautbois, qui soutiennent la partie vocale élégiaque. Haendel fait également appel à une autre tendance de la musique de cette époque : celle la splendeur auditive ou scénique. Ainsi, lors de la première production, au moment de l'air « Augeletti » d'Almirena à l'acte I (appelé également scène du bocage), des oiseaux ont été lâchés. De même, lors de l'air de présentation du seul méchant de l'histoire (Argante), Haendel écrit une musique dans la rayonnante tonalité de ré majeur (beaucoup utilisé dans les musiques dites de cour) avec une instrumentation chatoyante des trompettes et timbales, ainsi que des vocalises généreuses.
L'opera seria handélien
Gardant toujours à l'esprit la nécessité dramatique, Haendel utilise des genres musicaux inhabituels pour la scène lyrique. Il emprunte le style religieux de la déploration (réservé plutôt aux musiques des Passions) dans l'air de Rinaldo « Cara sposa » (acte I) où les complaintes du héros et son profond désarroi sont évoqués musicalement par des notes liées par deux dans un mouvement mélodique descendant. Pour les besoins du drame, il détourne également un autre genre musical : celui du concerto. En effet, la première partie de l'air d'Armide « Vo' far guerra » (acte II), où elle chante sa fureur vindicative et son esprit belliqueux, est précédée et suivie d'un solo de clavecin. Cette virtuosité instrumentale (au départ improvisée par Haendel et écrite par la suite) remplace la virtuosité vocale et permet au compositeur de véhiculer d'une manière nouvelle l'énergie musicale et donc l'émotion. Dans la scène du bocage d'Almirena (acte I, « Augelletti »), il écrit une très longue page orchestrale qui a pour fonction d'évoquer l'environnement, mais aussi l'état d'esprit dans lequel se trouve le personnage. Cette incursion dans l'univers pastoral lui permet d'évoquer les chants des oiseaux à la fois à travers une instrumentation (la flûte à bec et le flageolet) et des jeux caractéristiques (notes piquées et répétées, harpégiations, etc.).
Enfin, afin de rendre son drame plus prégnant, Haendel fusionne plusieurs genres. Par exemple dans son ouverture à la « française » (c'est-à-dire qui alterne des mouvements lent, rapide, lent), il rajoute dans la section centrale une partie de violon solo ainsi qu'un genre de gigue (danse) conclusive dans un style fugué allemand (c'est-à-dire où toutes les parties instrumentales jouent une même musique, mais en décalé) après le mouvement lent « final ». Dans l'air de Rinaldo « Ogni, indugio d'un amante », Haendel propose un traitement des violons similaire au traitement vocal, en les faisant jouer à l'unisson et dialoguer d'égal à égal avec la voix soliste. Enfin, Haendel évoque les chants de l'Antiquité dans l'air de Rinaldo « Il Tricerbero humiliato » (acte II) à travers un unisson généralisé (basses, voix et violons) et un modalisme de la mélodie (c'est-à-dire qui n'a pas de sensible, c'est-à-dire, dans le système tonal, la note rehaussée afin d'avoir une attraction inexorable vers la note conclusive, appelée tonique).