En Bref

Création de l'opéra
Ariodante, un opéra de la dernière chance
Ariodante est un dramma per musica en trois actes de Georg Friedrich Haendel (1685-1759) sur un livret d'Antonio Salvi intitulé Ginevra, Pincipessa di Scozia (1708) et inspiré des chants quatre à six de l'Orlando Furioso de l'Arioste. Le poème épique écrit au début du XVIe siècle met en scène en trame de fond des héros de chansons de geste comme Renaud ou Roland à l'époque de la guerre entre Charlemagne et les Sarrasins. Cette œuvre a inspiré durant trois siècles de nombreuses adaptations autant au théâtre qu'à l'opéra ou en peinture et Haendel lui-même en a tiré trois de ses plus grands opéras : Orlando (1733), Alcina (1735) et Ariodante (1735), sans pour autant en reprendre ces trames de fond.
Haendel s'installe à Londres aux alentours de 1710 et obtient la naturalisation anglaise en 1727, quelques années après avoir obtenu la charge du Royal Academy of Music. En 1735, Haendel, en difficulté depuis la création d'un théâtre concurrent (Opera of the Nobility) défendu par le Prince de Galles, se tourne une nouvelle fois vers l'Orlando Furioso comme source d'inspiration d'un nouvel opéra dans l'espoir que la célébrité de cette œuvre lui promette un succès indispensable à la survie de son théâtre. Pour espérer asseoir définitivement son pouvoir à Londres, le compositeur ne lésine pas sur les moyens en intégrant des numéros dansés (rare pour les théâtres hors de France), donne une importance relativement grande au chœur pour un opera seria et recrute des stars de l'époque (les rôles d'Ariodante et de Ginevra ont été spécialement écrits pour le castrat Giovanni Carestini et la soprano Anna Maria Strada del Po).
La composition de cette œuvre connaît de nombreux rebondissements qui ont entraîné quelques modifications par rapport à la forme initialement imaginée par Haendel. Ainsi, des danses supplémentaires sont ajoutés à la demande de l'imprésario du Covent Garden (John Rich). De même, des parties vocales sont transformées à cause de la démission de deux chanteurs avant le début des répétitions. Ariodante est créé le 8 janvier 1735 au Covent Garden à Londres et reçut un accueil chaleureux. L'opéra est ensuite repris onze fois durant la saison de son lancement, puis deux fois en 1736 dans une version où les danses et quelques airs sont supprimés. Puis il tombe dans l'oubli durant plus de deux siècles. Finalement, avec le renouveau de la musique baroque et l'intérêt particulier donné aux œuvres d'Haendel, l'œuvre est reprise en 1970 et dès lors acquiert la notoriété due à l'un des plus beaux opéras du compositeur.
La transformation du livret
On ignore à qui Haendel a confié l'adaptation du livret originellement écrit par Antonio Salvi pour l'opéra du compositeur Giacomo Antonio Perti. Les transformations faites d'abord par Salvi lui-même puis par le librettiste de Haendel ont toutes pour but de rendre l'histoire de l'Arioste plus opératique et de permettre le déploiement musical du drame.
Pour des soucis de cohérence dramaturgique, le nombre de personnages a été réduit au minimum (sept) et l'histoire a été volontairement recentrée autour du drame entre Ginevra et Ariodante, deux figures moins importantes dans l'œuvre originelle. Le récit de Dalinda, au cours duquel elle raconte comment elle s'est faite manipuler par Polinesso, est transformé en action directe, quant au dénouement du drame (elle révèle la fourberie de Polinesso et prouve l'innocence de Ginevra). Ce récit est confié à Ariodante et non à Renaud, personnage absent du drame de Haendel. Bien qu'elle soit nécessaire dans un opéra, la réduction du nombre de personnages dans le drame de Haendel entraîne un appauvrissement de la psychologie des personnages : par exemple, les remords de Dalinda semble quelque peu surprenants du fait de leur apparition subite.
Afin de renforcer l'unité dramatique, et par là-même d'amplifier la puissance du drame, les personnages principaux sont reliés entre eux par une chaîne amoureuse : Lurcanio aime Dalinda qui aime Polinesso qui aime Ginevra qui aime et est aimée en retour par Ariodante. Ainsi, la décision de l'un des membres (Polinesso) de rompre cette chaîne entraîne le déploiement de passions violentes (quoiqu’atténuées par rapport à l'œuvre originelle). Par rapport aux histoires de Salvi et de l'Arioste, le livret de Haendel propose une nouvelle hiérarchie des rôles qui met en valeur des personnages restés dans l'ombre comme Ariodante, Ginevra ou le Roi d'Écosse.
Du dramma per musica à l'opera seria
Haendel a écrit Ariodante selon les conventions de l'opera seria, un genre opératique de langue et de traditions italiennes pratiqué au XVIIIe siècle. Forme évoluée du dramma per musica, ce genre noble et sérieux a été conçu d'après les conventions de l'aria da capo qui consiste à chanter une première partie d'un air dans un caractère, puis une seconde (plus courte) dans un caractère contrastant, puis de reprendre la première partie en improvisant des variations à partir de la ligne vocale écrite. Le nombre d'airs par personnage dépend de leur importance dans l'histoire.
À part le rôle central de l'aria da capo, l'opera seria se caractérise par l'utilisation de recitativo secco (c'est à dire accompagné uniquement par les instruments de la basse continue, le plus souvent le clavecin et le violoncelle) pendant lesquels l'action progresse (à la différence des airs qui ont plutôt pour fonction d'exprimer un sentiment), l'opéra débute généralement par une ouverture « à l'italienne » (succession de mouvements rapide, lent, rapide) qui précède trois actes répartis en scènes et contient très peu d'ensembles (duo ou trio) et de chœurs (à part pour le dernier numéro où la morale de l'histoire est chantée à l'unisson par un chœur et/ou des solistes).
Les livrets sont issus de plusieurs sources d'inspiration comme la mythologie ou les légendes gréco-romaines, l'histoire de Rome et du Moyen-Age, les épopées de la Renaissance ou encore les romands de chevalerie, et les intrigues se lient souvent autour d'amours contrariés qui finissent par triompher lors du dénouement. Les histoires sont transformées (nombre de personnages, trame, intrigue, etc.) pour correspondre aux règles de l'opera seria. Les fins tragiques sont souvent évitées, car dans l'imaginaire baroque, la fin heureuse exalte la vertu. Quant à la structure globale de l'intrigue, elle suit toujours la règle classique des trois unités : de temps, de lieu et d'action.
Clés d'écoute de l'opéra
Un opera seria particulier
Haendel est un compositeur un peu en marge de son époque, car il prend quelques libertés avec les conventions. Ses « écarts » s'expliquent notamment par le public pour lequel Haendel écrit. En effet, l'opera seria est plutôt un genre lyrique destiné à la cour, pour la monarchie ou pour la noblesse, alors que celui de Covent Garden est plus populaire et par là même moins conservateur : il accepte beaucoup plus facilement les évolutions proposées par le compositeur.
Ainsi, dans ses opera seria, Haendel se conforme aux règles contraignantes (comme celles de l'aria da capo) voulues par le genre, tout en ne reniant pas son instinct théâtral et musical. Par exemple, il écrit un retard du drame au tout début de l'opéra en commençant non pas par un récitatif, mais par une cavatine chantée par Ginevra. De même, il interrompt le duo d'amour entre Ariodante et Ginevra à l'acte I par l'arrivée du Roi qui vient bénir leur union. Cependant, Haendel ne se débarrasse pas de toutes les tradition : dans l'opera seria, le drame doit se nouer au cours d'un récitatif. C'est ici au cours d'un récitatif de quatre mots que la situation se renverse : (Polinesso) « Ginevra ? » (Dalinda déguisée en Ginevra) « O mon Seigneur ! ». Ces quelques sont toutefois suffisant pour que le spectateur comprenne la perfidie de Polinesso.
L'action d'Ariodante ne comporte ni sortilège ni événement surnaturel et le deus ex machina est porté par le personnage principal : Ariodante. Les ballets sont insérés à l'action aux moments les plus pertinents, comme lors des pastorales (I), des rêves (II) ou des réjouissances (III), toujours à la fin des actes. Dans cette même optique, une plus grande importance est accordée au chœur (par rapport aux canons de l'opera seria), qui tient un rôle de commentateur de l'action et est souvent associé aux moments dansés. De fait, Ariodante a une forte filiation avec la tragédie lyrique française. Mais les références aux traditions françaises ne s'arrêtent pas là puisque Haendel opte pour une ouverture dite « à la française » (lent, vif, lent) plutôt qu'à l'italienne (vif, lent, vif), et la structure du ballet qui accompagne le songe de Ginevra à l'acte II reprend la structure des ballets français.
La structure de l'œuvre
La structure de l'œuvre suit la progression subtile des émotions des personnages : le premier acte est festif, le second nocturne et tragique, le troisième lumineux. Haendel utilise largement la forme aria da capo dans ses airs (25 sur 28) comme dans celui d'Ariodante à l'acte II « tu, preparati a morire » où les deux parties du morceau évoquent deux sentiments contrastants : la colère envers Polinesso pour la première et le chagrin provoqué par Ginevra pour le second.
Afin de briser la monotonie du rythme dramatique créée par l'alternance de récitatifs avec des arie da capo, Haendel utilise des formes alternatives comme celle de la cavatine (trois pour Ginevra et deux pour Ariodante). Aux moments clefs du drame, Haendel utilise également de nouveaux procédés musicaux pour rendre son histoire encore plus poignante comme l'usage du parlando quand Ginevra croit Ariodante mort. L'écriture vocale de Haendel dénote de son souci de développer la sensibilité et la musicalité de ses interprètes plutôt que la virtuosité pure.
Fidèle à la tradition de l'opera seria, Haendel instaure une hiérarchie entre les personnages, rendue visible par leur présence sur scène. Les deux personnages principaux, Ginevra et Ariodante, ont respectivement 5 airs, 3 cavatines et 3 duos, et 5 airs, 2 cavatines et 3 duos. Les personnages secondaires de Dalinda et de Polinesso ont respectivement 4 airs et 1 duo, et 4 airs. Quant à Lurcanio et le Roi, ils ont hérité de 3 airs chacun.
Une orchestration ingénieuse
Dans Ariodante, l'orchestration, particulièrement soignée, donne à cet opéra toute sa splendeur : les flûtes à bec évoquent la tendresse et les hautbois la passion amoureuse dans l'acte I, alors que les cordes et les bassons accompagnent la désolation d'Ariodante. Le retour de la couleur lumineuse des vents intervient après la mort du « méchant » Polinesso. Haendel confie également à l'orchestre le soin de dire la vérité, comme dans le second air de Polinesso à l'acte I, où l'accompagnement orchestral est volontairement dissonant pour informer l'auditeur que sa déclaration d'amour à Dalinda est feinte.
Au moment du centre géométrique de l'œuvre (l'air d'Ariodante, « Scherza Infida », acte II), c'est l'orchestre qui comble les silences de la voix et qui, de ce fait, se retrouve propulsé au premier plan du drame en évoquant la douleur profonde d'Ariodante, qui l'empêche de parler. Haendel confie également à l'orchestre l'évocation de mots comme dans l'air du Roi de l'acte I où le mot « tromba » est accompagné par deux cors, ou encore l'univers pastoral qui accompagne toutes les apparitions d'Ariodante, qui indique son appartenance au monde de l'extérieur et de la nature plutôt qu'à celui de l'intérieur et des palais.
Haendel utilise de nombreux figuralismes (évocations musicales d'un mot) comme les staccatos (notes piquées) dans l'air de Polinesso à l'acte II, qui nous révèlent la perfidie de ce personnage. Par ailleurs, l'isolement de ce personnage (seul méchant de l'histoire) est accentué par la mise en scène : il se retrouve seul lorsqu'il chante les airs qui révèlent sa psychologie.