En Bref
Création de l'opéra
Création de l'opéra
Francis Poulenc reçoit en mars 1953 une commande de Guido Valcaranghi, directeur des éditions Ricordi, pour un ballet destiné à la Scala de Milan. Le compositeur ayant décliné cette proposition et préférant composer un opéra plutôt qu'un ballet, Valcaranghi lui soumet l'idée d'un livret sur la pièce Les Dialogues des Carmélites de Georges Bernanos, publiée à titre posthume en 1949. Poulenc avait vu celle-ci à deux reprises et dès le mois de juin 1953, et travaille sur le découpage de la pièce avant de s'atteler à la composition entre le mois d'août de la même année et septembre 1955. L'orchestration est achevée en juin 1956.
Il s'agit du deuxième opéra de Francis Poulenc après Les Mamelles de Tirésias (1947), composé sur un texte de Guillaume Apollinaire. Loin de la légèreté de ce premier opéra-bouffe, le sujet ainsi que le cadre de la communauté religieuse des Carmélites n'ont rien d'étonnant au vu de la place de la musique spirituelle dans l'œuvre de Poulenc. Il dit lui-même être en adéquation complète avec la conception spirituelle de Bernanos. Phénomène plus flagrant encore, le compositeur n'a cessé de s'identifier à l'héroïne Blanche de la Force, en proie à la peur de la mort, alors même qu'il traverse une période particulièrement difficile de sa vie (problèmes de santé et mort de son compagnon Lucien Roubet).
Après de longues négociations pour obtenir les droits sur la pièce de Bernanos, la création des Dialogues des Carmélites est programmée en italien à la Scala de Milan le 26 janvier 1957. L'opéra est bien accueilli mais les décors ne conviennent pas à Poulenc, qui préfère un style plus dépouillé pour laisser primer la musique. La première représentation en français, donnée le 21 juin 1957 à l'Opéra de Paris, est sous le contrôle du compositeur pour la mise en scène : c'est un véritable triomphe. C'est notamment pour cette production que Poulenc composa les interludes orchestraux pour des raisons scéniques. Les Dialogues des Carmélites figurent à présent parmi les opéras du XXe siècle les plus populaires.
Les Carmélites : mémoires de Mère Marie de l'Incarnation
L'histoire des Carmélites de Compiègne est avant tout un fait historique : l'exécution de seize nones du couvent remonte au 17 juillet 1794, à dix jours de celle de Robespierre marquant la fin de la Grande Terreur. L'événement a été relaté par une des nones rescapées, Mère Marie de l'Incarnation. Puis ce fait historique est devenu une fiction sous la plume de Gertrud von Lefort, dans une nouvelle publiée en allemand en 1931 (« Die Letzte am Schafott », littéralement « La Dernière à l'échafaud »). C'est précisément dans cette version romancée qu'apparaît l'héroïne Blanche de la Force, dont le nom résonne étrangement avec celui de l'auteure. Puis en 1947, le Révérend-Père Brückberger et Philippe Agostini demandent à Georges Bernanos d'adapter la nouvelle de Lefort pour le cinéma. Bien que le scénario prévu pour le film n'ait pas immédiatement vu le jour, les Dialogues des Carmélites de Bernanos sont publiés à titre posthume et sont mis en scène au théâtre par Jacques Hébertot en 1952. C'est ainsi que le directeur des éditions Ricordi, Guido Valcaranghi, ainsi que sa femme, Margarete Wallman, découvrent les Dialogues. Quant à Poulenc, il avait assisté à deux représentations de la pièce et connaissait l'œuvre de Bernanos.
Clés d'écoute de l'opéra
Adaptation de la pièce de Bernanos
Même si c'est Poulenc qui a constitué le livret de l'opéra, le compositeur a respecté le style littéraire et la force expressive de la pièce de Bernanos et a essentiellement redécoupé le texte des Dialogues des Carmélites pour qu'il puisse être représenté à l'opéra. Bernanos met autant en avant les questionnements les plus intimes des personnages face à la mort (Blanche, mais aussi la Première Prieure qui agonise et meurt au quatrième tableau de l'acte I) que leur comportement en société : Blanche doit gérer ses peurs et sa fragilité dans une société dans laquelle elle ne trouve pas sa place, et qu'elle trouve au Carmel. C'est pourquoi le bref retour de Blanche dans la demeure du Marquis de la Force à la fin de l'opéra est si difficile, en plus du renversement de situation entre domestiques et aristocrates depuis la Révolution, la jeune fille étant à présent au service d'une famille de révolutionnaires.
Comment situer cet opéra, et surtout son intrigue, qui ne traite pas tant du contexte historique révolutionnaire que des questions existentielles autour de la mort ? Poulenc lui-même était conscient de l'enjeu qui reposait sur le choix du sujet : si l'univers des religieuses avait déjà été transposé de nombreuses fois à l'opéra aux XIXe et XXe siècles, les Dialogues de Poulenc sont tout à fait exceptionnels en ce qu'ils dépeignent de façon réaliste la vie religieuse, mais également les questions fondamentales. Poulenc donne lui-même une clef pour mieux appréhender son opéra dans ses Entretiens avec Claude Rostand, publiés en 1954, alors qu'il travaille à la composition des Dialogues : « Si c'est une pièce sur la peur, c'est également et surtout, à mon avis, une pièce sur la grâce et le transfert de la grâce. C'est pourquoi mes carmélites monteront à l'échafaud avec un calme et une confiance extraordinaires. La confiance et le calme ne sont-ils pas à la base de toute expérience mystique ? »
Les Dialogues des Carmélites, un univers musical exceptionnel à l'opéra
La partition des Dialogues des Carmélites porte une dédicace remarquable aux grands compositeurs : ceux qui ont « servi ici de modèles » à Poulenc – Monteverdi, Verdi et Moussorgski – mais également à Claude Debussy, qui « lui a donné le goût d'écrire ». Ce respect de la tradition est d'autant plus étonnant dans la décennie 1950 qui voit l'avènement du sérialisme intégral (technique permettant de composer des œuvres atonales) de Boulez ou de Stockhausen, technique de composition à laquelle Poulenc ne s'adonnera pas mais dont il aura connaissance. Ainsi, la musique de Poulenc est encore inscrite dans le cadre de la tonalité, mais celle-ci n'est plus régie par les enchaînements caractéristiques des degrés : l'écriture repose davantage sur des couleurs harmoniques, tantôt proche de la modernité de Moussorgsky, tantôt teintées de modalité et pouvant faire référence au plain-chant (chant grégorien). Pour autant, la démarche de Poulenc dans cet opéra se distingue encore du courant néo-classique, et en particulier en regard de l'opéra The Rake's Progress d'Igor Stravinsky (1951), qui rend également hommage aux compositeurs de l'ère baroque à l'ère romantique. Poulenc s'inspire librement des styles musicaux « anciens » pouvant connoter la musique religieuse (du chant grégorien à Bach) sans pour autant citer textuellement ses prédécesseurs, comme le montrent les scènes de prière des Dialogues – acte II : premier tableau « Lazarum resuscitasti » ; « Ave Maria » du deuxième tableau ; « Ave verum » du quatrième tableau ; et enfin le « Salve Regina » de la scène finale de l'opéra.
Il ne s'agit pas pour Poulenc d'illustrer de façon figurative l'action, mais de mettre en relief de façon épurée le texte littéraire de Bernanos. Ainsi, plusieurs styles vocaux sont adoptés tout au long de l'opéra : de la sévérité de Mère Marie à la peur de Blanche en passant par la légèreté de Sœur Constance, Poulenc attribue à chaque personnage des caractéristiques vocales spécifiques, en partant toujours de la prosodie du texte, dans le sillage de Debussy dont l'écriture repose sur la compréhension du texte français. Cette volonté de mettre au centre le texte de Bernanos explique le style vocal situé entre le récitatif et l'arioso ainsi que l'orchestration raffinée pour ne pas couvrir la voix. L'art de Poulenc réside en outre dans le lyrisme particulièrement expressif de la ligne vocale tout en maintenant la primauté du texte et la compréhension de celui-ci comme la base de son écriture.
Si l'écriture vocale porte essentiellement le texte de Bernanos, c'est à l'orchestre que Poulenc confie l'action, essentiellement intérieure, à travers plusieurs motifs : les principaux sont ceux de Blanche, de Mère Marie et de la Mort. Ces motifs rythment le cheminement psychologique et spirituel de l'héroïne et servent parfois à expliciter la pièce de Bernanos : le motif de Blanche survient lorsque Constance affirme que « ça devait être la mort d'une autre » en parlant de celle de la Prieure (premier tableau de l'acte II), sous-entendant là qu'il devait s'agir de Blanche, rappelant la prémonition de Constance de l'acte I. Enfin, tous ces éléments dramatiques et musicaux convergent lorsque le destin du Carmel est scellé lors de la scène finale de l'opéra : l'orchestre figure à lui seul la procession et la condamnation implacable dès l'interlude orchestral et il devient moteur de l'action avec le motif de la mort en ostinato et les couperets irréguliers de la guillotine. Véritable aboutissement de l'opéra, d'une grande intensité dramatique, la scène devient transfiguration de la Grâce lorsque Blanche rejoint le cortège des religieuses (son motif surgit lorsque Constance l'aperçoit), et se conclut sur les motifs de l'Espoir et de l'Apaisement.