Cavalleria Rusticana et Pagliacci à Strasbourg : les labours de la souffrance
Partie I
L'opéra s'ouvre avec une vue sur un "bidonville", vers 1950. D'emblée, le spectateur observe quatre actions distinctes, dans une atmosphère d'oppression sociale et de souffrance. Une femme complètement nue chevauche son partenaire sans érotisme aucun. Un couple se dispute, non loin d'une prostituée avec son client et d'un trio d'hommes, l'un d'eux passablement éméché. La scène est à moitié éclairée, les ombres ne révèlent aucune beauté, il faudra la chercher entièrement dans l'orchestre qui imprègne lentement la salle de son réconfort et offre même l'assurance d'une belle soirée. Le chef d'orchestre Daniele Callegari dirige avec calme et pathos une interprétation bien pensée. Grâce à son langage corporel et ses mouvements clairs, il guide chaque geste orchestral.
© Alain Kaiser
L'air d'ouverture de Turiddu est chanté avec un beau timbre latin complet par Stefano La Colla. Sa voix semble se déployer sans effort, très nuancée avec une présence solide dans la salle.
Le chœur féminin fait entendre un assez beau son, raffiné et bien équilibré. Les hommes suivent avec la même richesse de couleurs très nuancées et homogènes. Le chef du chœur, Sandrine Abello a vraiment fait une excellente préparation.
La scène se poursuit alors que les villageois commencent à mettre en place une Madone géante, qui finit par ressembler à une immense marionnette, étrangement belle dans cette lumière et cette atmosphère de pénombre. L'ensemble est en fait sur un grand plateau tournant qui change l'angle de vue en quelques instants.
© Alain Kaiser
Dans la première scène avec Santuzza et Mamma Lucia, deux voix vives et chaleureuses se font entendre. Comme Santuzza, Géraldine Chauvet possède un beau médium riche qui est aisément projeté dans la salle. Comme Mamma Lucia, Stefania Toczyska est un exemple de maîtrise complète de la présence scénique. Elle écoute toujours les autres artistes et est toujours un élément complémentaire de ce qui se passe autour d'elle. Sa voix est toujours présente, claire et pleine d'émotion. Elle se met au service du rôle, en admirable et grande artiste.
Stefania Toczyska et Géraldine Chauvet (© Alain Kaiser)
Le plateau tournant présente une scène d'église et l'aria introductive d'Alfio. Elia Fabbian assure sa qualité lyrique complète et sa voix sonore de baryton. Chacun entend et ressent sa puissance.
Le chœur de Pâques et "Inneggiamo" forment un moment très étrange mais magnifique dans cette production avec un Jésus recouvert de sang portant la croix dans une procession à l'intérieur de l'église. La scène est très belle car le chœur commence doucement et monte jusqu'au climax. Pendant ce moment, Géraldine Chauvet choisit de ne pas chanter quand sa voix est doublée par les sopranos dans le chœur, un choix judicieux car son assise est davantage au centre de la tessiture qu'aiguë. Lorsque la scène se termine, vient l'épisode très intime entre Santuzza et Mamma Lucia. Le célèbre "Voi lo sapete" est interprété comme un moment inconfortable mais intime avec une belle-mère. Les moments les plus passionnants ont tendance à monter dans le haut de la tessiture où Géraldine Chauvet semble moins confortable, mais elle offre au rôle un engagement émouvant de bon goût.
Dans le duo "Tu qui Santuzza", la relation entre Turiddu et Santuzza est claire, ils ont tant de troubles qu'ils ne pourront pas trouver le bonheur ensemble. Sa voix à lui semble calme et décidée, sa voix à elle est pleine de regrets et de souffrance. Interprétant Lola, la mezzo-soprano Lamia Beuque a une belle silhouette et une séduisante présence vocale avec beaucoup d'énergie exubérante. Sa voix est sur un versant plus léger mais elle est capable de dépeindre son personnage avec conviction. La seconde partie du duo Turiddu / Santuzza devient de plus en plus violente et intense. Les acteurs ne tiennent pas toujours l'accord entre les tensions musicales et physiques : lorsque le drame s'intensifie, le chant prend le pas sur le jeu.
(© Alain Kaiser)
Plus tard, Alfio et Santuzza se rencontrent alors qu'il recherche sa femme, Lola. Par frustration et rage, Santuzza parle d'une tromperie entre la femme et son propre mari. Alfio est déterminé à faire payer à Turiddu cet adultère. Dans le célèbre "Intermezzo", Daniele Callegari semble avoir choisi de magnifier l'intense expression intime de toute la douceur et la nuance dont manquent les personnages. Une fois encore, comme dans l'ouverture de l'opéra, une belle femme nue séduit un homme dans une tour. Dans la chanson à boire de Turiddu, Stefano La Colla chante avec facilité, comme s'il s'agissait d'une petite chanson populaire napolitaine pleine de vie et d'énergie. Vers la fin de la scène, le Chœur de l’Opéra national du Rhin montre à nouveau un impressionnant moment lyrique. La scène finale présente la confrontation entre Alfio et Turiddu. C'est un moment intense, à la fois physique, émotionnel et vocal. Les deux hommes sont extrêmement à l'aise dans leurs déplacements sur scène et pour intégrer le langage corporel aux expressions émotionnelles. Les mains de Stefano La Colla tremblent de peur et de frustration dans un effet crédible. La scène de la mort est parfaitement horrible et sanglante avec Alfio tranchant la gorge de Turiddu. Le sang gicle, et il tombe au sol en convulsions. Santuzza s'avance avec horreur et empoigne ce corps sanglant, à mesure que sa vie expire. Rideau.
Partie II
Avant l'ouverture de Pagliacci, sont diffusées des interviews et des émissions de radio sur haut-parleurs avec plusieurs images sur un canevas presque transparent : d'abord une scène d'amours lesbiennes entre deux jeunes femmes très belles. La tête la plus foncée semble conduire une femme blonde à découvrir les plaisirs sexuels. Contrairement aux autres scènes sexuelles vues précédemment, celle-ci est plus séduisante et érotique. Une autre image est celle d'un jeune homme habillé, à moitié affalé et tenant une bouteille d'alcool entre ses jambes. Tonio (Taddeo), interprété par le baryton Elia Fabbian, surgit de l'obscurité en deux images : l'une en taille réelle sur scène, l'autre plus grande que nature projetée sur l'écran. Le chanteur démontre une fois de plus l'étendue de sa voix lyrique barytonnante avec ses notes et harmoniques aiguës qui sonnent sans effort. L'homme est grand, mais il se déplace très bien sur scène. Alors qu'il conclut son aria, sa prestation rappelle au public que les acteurs ont également des sentiments et que chaque spectacle concerne des êtres bien réels.
À mesure que le premier acte avance, le plateau se remet à tourner et le bidonville de Cavalleria est devenu, vingt-huit ans plus tard, un HLM. Devant, une troupe de comédiens installe son matériel pour le prochain spectacle. Le chœur est de nouveau déployé, tout aussi nuancé que pour Cavalleria, mais il donne l'impression d'une présence plus forte. Cela est peut-être dû à la différence dans l'écriture chorale entre les deux compositeurs. Dans le rôle de Canio (Pagliaccio), Stefano La Colla semble avoir glissé à l'intérieur des complexités psychologiques du rôle car il a changé le timbre de sa voix pour une qualité plus métallique avec un vibrato plus rapide et plus intense. Son chant est tout aussi nuancé qu'auparavant mais avec du tranchant. Sa relation avec sa femme est troublée. Incarnant Nedda (Colombina), la soprano Brigitta Kele est une belle femme aux cheveux longs. Sa voix est celle d'une soprano lyrique légère, chaleureuse et bien projetée, audible dans toute sa gamme. Son grand air est bien exécuté avec des trilles et un aigu faciles.
(© Alain Kaiser)
Silvio, interprété par le baryton Vito Priante, semble être la personne qui réunit ces deux opéras : après la mort de Turiddu, Santuzza a donné naissance à un fils, Silvio, qui, vingt-huit ans plus tard, a rejoint une troupe de comédiens itinérants. Il est tombé amoureux de Nedda, une femme mariée à Canio, perpétuant ainsi "les péchés du père". Silvo et Nedda échangent un beau duo qui fait sentir non seulement la passion, mais l'amour. Ils sont dénoncés par Tonio à Canio qui les attrape presque en flagrant délit. Canio menace Nedda d'un couteau et exige le nom de son amant. Elle se refuse à le révéler et, alors qu'ils commencent à se battre, Beppe (Arlecchino), chanté par Enrico Casari, annonce que le public arrive et qu'ils doivent se préparer pour le spectacle. La célèbre aria "Vesti la Giubba" où Canio avec son costume et son maquillage se transforme en Pagliaccio est un moment très intime qui est parfaitement joué par Stefano La Colla. Son utilisation de nuances subtiles et de couleurs vocales mélangées à une intensité incroyable fait de ce moment le point culminant de la soirée. Le public ne peut plus résister et éclate en applaudissements et bravi, pour la première et unique fois des deux opéras.
Brigitta Kele et Stefano La Colla (© Alain Kaiser)
L'Intermezzo est joué merveilleusement par l'Orchestre Philharmonique de Strasbourg. La pièce continue alors que Colombina prépare le dîner. Tous les acteurs sont excellents dans leurs rôles. Colombina flirte avec Arlecchino qui s'échappe par la fenêtre quand s'installe Pagliaccio. Canio est tellement obsédé par le besoin d'identifier l'amant de Nedda qu'il en oublie de jouer le rôle de Pagliaccio et confond fiction et réalité : dans une rage jalouse, Canio frappe et tue Nedda. Mourante, elle appelle à l'aide Silvio et Canio sait alors le nom de son amant. Il le poignarde à mort. Le public est horrifié, alors que Tonio crie « La commedia è finita » ! Rideau.