Nicola Berloffa, metteur en scène de Carmen à Rennes : « Un vrai cadeau que d'avoir un casting français et de comédiens »
Nicola Berloffa, comment met-on en scène une figure aussi célèbre et représentée que Carmen ?
C'était le défi. J'ai eu la chance de disposer de huit semaines de répétitions pour créer cette production à Saint-Gall en Suisse. D'autant que le directeur m'avait demandé de faire une mise en scène sans les clichés. Heureusement.
Comment adapte-t-on un opéra, d'une salle de théâtre à l'autre ?
En réduisant le décor : de Saint-Gall à Rennes, l'ouverture du plateau passe de 14 mètres à 9,50 mètres (à Tenerife c'était 18 mètres, à peu près comme Bastille). C'est presque une nouvelle production avec des changements dans les décors et tout un nouveau travail avec les solistes, tellement différents.
Vous travaillez en détail la direction d'acteurs ?
Oui. Absolument. Le théâtre est dans les gènes de l'opéra. C'est fondamental, surtout de nos jours, pour rattraper le public : il est indispensable de jouer en plus de bien chanter.
Norma de Bellini par Nicola Berloffa à Saint-Gall en 2016
Vous saviez que cette reprise à Rennes serait diffusée sur grand écran ?
Oui, cette production est parfaite pour une telle diffusion. Lorsqu'elle est née à Saint-Gall, elle s'est révélée très cinématographique.
Trouvez-vous que l'opéra passe bien à l'écran ?
Oui, si c'est bien fait, bien joué avec des solistes expressifs, même en gros plan. Nos chanteurs sont aussi comédiens.
Reviendrez-vous pour voir la vidéo sur grand écran ?
Oui, et pour la générale le 7 juin en vue de la diffusion le lendemain.
Avez-vous déjà vu une de vos mises en scène diffusée ainsi ?
Madame Butterfly à Palerme, devant le Teatro Massimo et sur la Rai 5. Tout s'est très bien passé et j'ai reçu de beaux témoignages.
Allez-vous changer des éléments entre la générale et la première ?
J'ai quelques petites notes, surtout pour valoriser des petites choses que j'ai vues, très bien faites.
Comment prépare-t-on une mise en scène ?
Je commence par la musique (j'ai étudié le violoncelle), avant même de prendre le livret et d'étudier le texte. Je cherche la dramaturgie musicale, écrite dans l'orchestre, le chant, les chœurs. Là sont les nuances, la dramaturgie cachée, les couleurs qui permettent de construire la psychologie des personnages. La commande pour cette Carmen à Saint-Gall permettait justement d'enlever tous les clichés sédimentés, notamment l'idée d'un grand opéra comme Aïda. Alors que Carmen est un opéra-comique avec des dialogues parlés. L'enjeu est aussi de trouver de nouvelles faces aux personnages. Pas simplement Carmen, la bombe sexy : elle sort juste du travail, tout le monde la connaît. Tout le monde se retrouve pour la pause de midi. Elle joue avec beaucoup d'ironie face à l'admiration qu'elle suscite. C'est aussi pour cela que la mise en scène n'est pas exactement en Espagne mais dans la totalité de la Méditerranéenne. Partir du cinéma italien des années 50 m'a aussi beaucoup aidé, notamment la grande comédienne et tragédienne Anna Magnani. Nous avons cherché la même puissance physique pour Carmen.
Micaëla est presque totalement changée : c'est une femme puissante, du début à la fin. Elle est déterminée du premier au troisième acte. Elle s'est mise d'accord avec la mère de Don José : elle veut son homme. De fait, face à elles, la part de faiblesse chez Don José est évidente dès le début et il sombre dans la folie au fil du drame. Ce travail psychologique et d'émotions repose beaucoup sur la subtilité vocale de l'interprète.
C'est ce qui m'intéresse dans le travail sur l'opéra : faire presque redécouvrir un ouvrage, de nouveaux personnages grâce à tout ce que permet la musique de Bizet, ses qualités cachées, soufflées par les instruments et nuances de l'orchestre. Le livret est bien gentil au regard de la violence et de l'érotisme de la musique. Il y a aussi une ambiguïté dans les personnages masculins : Don José est presque plus féminin dans les nuances que Carmen et même Micaëla.
Et le torero Escamillo ?
C'est un personnage "de caractère", une star à la Michael Jackson dans la taverne de Lillas Pastia. Il joue de son succès.
Frasquita et Mercédès sont aussi des personnages très intéressants.
Oui, nous en avons fait des femmes viles, méchantes. Elles ne préviennent pas Carmen par compassion à la fin, mais se moquent, presque contentes de sa déchéance.
Tout cela doit vous demander énormément de travail sur le jeu d'acteur.
Oui, à Saint-Gall, j'ai eu la chance de participer au casting et de faire le travail au long de huit semaines. Pour Rennes, c'était un vrai cadeau que d'avoir un casting français et de comédiens, maîtrisant bien le texte. Certains ouvrages survivent sans un jeu de comédien époustouflant, pas Carmen. Surtout pas avec les dialogues parlés. Ce n'était pas simple pour les solistes de réapprendre l'œuvre avec le texte parlé et de faire des transitions éloquentes entre chanté et joué, mais le travail et l'implication payent.
Est-ce que la réaction du public est importante pour vous ?
Très importante. À la générale, le public était réjoui, certains pleuraient à la fin. Toute cette tension, ce lien avec la salle donne l'énergie aux interprètes.
Que faites-vous un jour de première ?
Je me détends, je reviens au théâtre deux heures avant pour être avec les artistes, dès le maquillage.
Le reste de l'année, avez-vous le temps d'aller voir d'autres opéras ?
Je manque tellement de choses. En venant à Rennes, j'ai regardé la programmation de Paris et j'ai réussi à voir Eugène Onéguine avec Netrebko (notre compte-rendu est ici) et Rigoletto par Claus Guth (notre compte-rendu est là). Lorsque je travaille sur une œuvre, je cherche à voir plusieurs productions scéniques pour saisir les enjeux dramaturgiques, les faiblesses. J'ai dû voir huit ou neuf Carmen pour celle-ci.
Combien de temps doit vivre une mise en scène ?
C'est le public qui décide. Tant que ça fonctionne. Certaines mises en scène d'il y a 30 ans marchent encore très bien. J'ai vu la mise en scène de La Bohème par Zeffirelli au Met, c'était la dernière et c'est bien dommage car elle fonctionne encore tellement bien avec ses détails et costumes d'époque. Pour d'autres mises en scène, une seule fois suffit, il faudrait immédiatement brûler les décors et les costumes (rires). Certains anciens spectacles ont beaucoup vieilli, ils font très années 1980. Mais un spectacle bien né vieillit bien. L'esprit des décors et des costumes doit dépasser l'époque pour toucher à une contemporanéité.
Pouvez-vous nous parler de vos productions futures, la prochaine étant Madame Butterfly au Macerata Opera Festival cet été ?
Oui, une Butterfly assez impressionnante pour moi, en plein air avec une ouverture de 100 mètres dans cette arène du XIXe siècle qui abrite le deuxième Festival en Italie après Vérone. Le décor était compliqué à trouver pour ce drame intime, nous avons fait une route, à Nagasaki en 1945 après la Bombe atomique.
La Flûte enchantée au Festival de Tenerife (avril 2018) sera aussi une nouvelle production, car nous allons changer les décors et costumes par rapport à la première version, faite très rapidement. J'ai aussi une Lucia di Lammermoor programmée au Théâtre Colón de Buenos Aires, à l'Auditorium de Tenerife et à Oviedo. J'ai aussi Don Carlo à Saint-Gall. Enfin, Andrea Chénier en Italie. J'étudie en ce moment la manière de représenter la Révolution française pour le public italien, sans déplacer l'intrigue, avec des tableaux de cinéma muet.
Le cinéma semble occuper une grande place dans votre travail.
C'est ma deuxième passion avec l'opéra. Le cinéma néo-réaliste italien, les films de Dreyer, Murnau ou Lang et les grands mélodrames américains des années 1940, également les films de Kirk Douglas des années 1950.