L'Iliade à l'Opéra
Toute l'histoire commence avec Hélène de Sparte, la plus belle femme du monde, l'équivalent humain de la Déesse de l'amour Aphrodite. Son enlèvement par Pâris déclenche la guerre de Troie et toute une série d'adaptation en tout genre. Preuve en est : si le contexte de toute cette histoire est tragique, traitant de conflit politico-amoureux, nous commençons par le spécialiste de l'opéra bouffe : Jacques Offenbach. Ce compositeur du XIXe siècle a en effet donné un caractère mémorable à La Belle Hélène et aux protagonistes de L'Iliade, sachant faire rire et montrant aussi, via la dérision, combien ces histoires résonnent encore avec des enjeux bien actuels et quotidiens.
La mezzo-soprano Gaëlle Arquez incarne ici Hélène et chante "Amours divins ! Ardentes flammes !" (dirigée par le jeune chef suisse Lorenzo Viotti, mise en scène par Giorgio Barberio Corsetti et Pierrick Sorin au Théâtre du Châtelet en 2015). Cet air parle des doutes qu'une jeune femme peut avoir, des nuits passée à penser à l'amour et à la mort : anticipation de tous les tourments qui l'attendent ainsi que Les Troyens et les Grecs. Elle s'adresse à la déesse romaine de l'amour Vénus et à son amant Adonis, dans un appel à l'amour, "Il nous faut de l'amour, nous voulons de l'amour !".
L'Iliade d'Homère continue d'inspirer l'opéra et l'humanité et l'art à travers les siècles, comme en témoigne l'opéra King Priam composé entre 1958 et 1961 par le britannique Michael Tippett sur son propre livret. L'histoire suit bien entendu celle de la mythologie et s'intéresse à l'autre côté : si La Belle Hélène se situe côté Grecs, c'est du côté des Troyens (Priam étant leur roi) et dans un flash-back que se situe cet opéra. Le souverain de la cité (pas encore assiégée) prend en effet la décision radicale de mettre fin aux jours de son fils, en suivant aveuglément un songe de son épouse (Hécube, croyant que leur enfant mettra fin fin à leurs jours). Ce fils, c'est Pâris, mais Priam ne pouvant se résoudre à perpétrer lui-même cet infanticide, il "confie" son enfant au vieux prophète pour qu'il l'abandonne dans la montagne. Pâris en réchappera, et se rendra à Troie déclenchant la Guerre de Troie (dès le 2ème acte de cet opéra, Priam mourant à la toute fin de l'opéra au troisième acte, tué par le fils d'Achille).
Cet air qui se situe aux débuts de l'opéra s'intitule "The Queen is right" ("La Reine a raison"). Il est chanté par Priam (ici le baryton Norman Bailey avec le London Sinfonietta, direction David Atherton). C'est à ce moment terrible que Priam donne raison à son épouse pour le projet de tuer leur fils Pâris mais comme dans le mythe d'Œdipe et à travers la mythologie, nul n'échappe à son destin et aux prophéties (encore moins ceux qui tentent de les contre-carrer).
L'armée grecque est réunie et prête à embarquer depuis le port d'Aulide pour se rendre à Troie, mais les vents sont contraires. Le roi Agamemnon accepte alors le sacrifice ultime, celui d'immoler sa propre fille Iphigénie : un sujet terrible que reprend le compositeur Christoph Willibald Gluck sur un livret en français de François-Louis Gand Le Bland Du Roullet pour une tragédie lyrique en trois actes. Sacrifice, amour (Iphigénie est attiré en Aulide en raison de son amour pour Achille), Iphigénie en Aulide a tout pour plaire (à commencer par une ouverture très appréciée de Wagner) et pourtant l'œuvre reste éclipsée par Iphigénie en Tauride jusque tard au XXe siècle. Son regain de popularité est en partie dû à la version dont est extrait cet air, avec l'Orchestre de l'Opéra de Lyon sous la baguette de John Eliot Gardiner.
La mezzo-soprano Anne Sofie von Otter chante ici la mère d'Iphigénie, Clytemnestre, qui, après avoir appris pourquoi Iphigénie est de retour au camp, et donc la volonté d'Agamemnon (« Par un père cruel ») de sacrifier Iphigénie à Diane, implore Achille de protéger sa fille. Dans cet opéra (les mythologies ayant certes de nombreuses variantes et versions différentes), la force d'Achille et le dévouement d'Iphigénie finissent par attendrir Diane qui réunit les amants. Dans d'autres versions, Iphigénie est transformée in extremis en animal (ou remplacée par quelqu'un d'autre) et se retrouve en Tauride. Quelles que soient les versions, cet épisode sonne le départ de la flotte armée grecque pour les rives de Troie : L'Iliade continue...
Iphigénie devait être sacrifiée en Aulide pour Diane afin de rendre les vents favorables et permettre à l'armée grecque de partir à Troie, mais elle est finalement épargnée par la déesse dont elle devient prêtresse sur l'ile de Tauride. Cinq années après Iphigénie en Aulide, Christoph Willibald Gluck compose Iphigénie en Tauride, où l'héroïne retrouve son frère Oreste et son ami Pylade. C'est désormais Iphigénie qui doit commettre un sacrifice et c'est elle qui épargnera, Diane pardonnant Oreste d'avoir tué sa mère Clytemnestre et son amant Égisthe qui avaient tué Agamemnon à son retour de Troie parce que celui-ci avait voulu sacrifier Iphigénie : cette boucle est bouclée mais L'Iliade continue en musique.
Dans cet air, la mythique soprano française Régine Crespin incarne Iphigénie et chante l'air "Ô toi qui prolongeas mes jours" : ayant fait un rêve macabre mais clairvoyant où elle voit son père Agamemnon assassiné par sa mère Clytemnestre, ayant perdu l'espoir de voir revenir son frère Oreste, Iphigénie attend la mort.
Nouvelle étape musicale narrant la Guerre de Troie vue des deux côtés du conflit, avec l'opéra créé le 3 décembre 1954 au Covent Garden à Londres, par le compositeur William Walton, sur un livret de Christopher Hassall : Troïlus et Cressida (qui est également le nom d'une pièce de Shakespeare mais qui s'inspire ici d'un poème éponyme de Geoffrey Chaucer). Cette autre histoire d'amour tragique se noue entre Troïlus, l'autre fils de Priam et la fille du devin Calchas, Cressida qui renonce à s'engager dans la voie pieuse et chaste de prêtresse Troyenne, pour pouvoir rester auprès de Troilus, encouragée par son oncle Pandarus.
Dans ce long échange empli de passions entre les deux amants et sous la direction du compositeur en personne, Troïlus (incarné par le ténor Richard Lewis) parle de la guerre qui fait rage et de son désir de détruire l'ennemi Grec tandis que Cressida (incarnée par la soprano Elisabeth Schwarzkopf) tente de le rassurer sur les événements qui vont advenir. Ensemble ils prient Aphrodite pour leur idylle impossible.
Les Troyens de Berlioz est un Grand Opéra, si grand qu'il en réunit deux : La Prise de Troie d'après L'Iliade d'Homère et Les Troyens à Carthage d'après la suite qu'est L’Énéide de Virgile. D'ailleurs, seule cette seconde partie (actes III, IV et V de l'opus entier) est d'abord créée, le 4 novembre 1863 au Théâtre lyrique à Paris et il faudra ensuite attendre le 6 février 1920 pour que l'intégralité de l'œuvre soit enfin représentée en une seule soirée, au Théâtre des Arts de Rouen.
La Prise de Troie est dédiée à la figure féminine de Cassandre (dont les terribles prophéties ne sont pas crues), tandis que Les Troyens à Carthage est consacré à Didon (que vous retrouvez dans notre dossier sur L'Enéide, après ceux sur L'Illiade et L'Odyssée).
L'air « Non, je ne verrai pas la déplorable fête » se situe à la fin du 1er acte de l'opéra. La soprano Anna Caterina Antonacci incarne ici Cassandre, accompagnée par l'Orchestre Révolutionnaire et Romantique de Sir John Eliot Gardiner. L'air sonne comme un appel à l'aide, rempli d'angoisse, il est une vaine exhortation au courage et à la lucidité des Troyens. Cassandre se révolte contre son peuple qui "s'envire, en espoir d'un brillant avenir, ce peuple condamné, que rien, hélas, n'arrête !". Elle raconte la tristesse, le désespoir de voir ses prédictions se réaliser, et l'immense désolation que de voir son peuple disparaître.
Nous voici désormais rendus en La Cité légendaire de Troie, objet de conquête et de L'Iliade, qui se situe en Asie Mineure dans ce qui est aujourd'hui la Turquie. Précisément, et prouvant la dimension universelle de ce mythe à travers les continents, les siècles et les opéras, cet extrait est tiré d'un opéra turc de nos jours, La Légende de Troie composé par Tevfik Akbasli sur un livret d'Işık Noyan, en l'honneur de "l'Année de Troie" en 2018 (marquant le 30ème anniversaire de l'inscription sur la liste du patrimoine mondial de l'UNESCO du site archéologique).
Cet air réunit de fameux personnages de l'Iliade : Hector, incarné ici par le ténor Bülent Külekçi et Andromaque chantée par la soprano Otilia Maria İpek, le tout sous la baguette de Murat Cem Orhan. L'air est l'un des premiers de l'opéra, racontant les doutes d'Andromakhe quant au conflit qui va empirer et l'anticipation évidente de la mort d'Hector le tout dans un déploiement de grandeur aux couleurs de comédie musicale et d'Orient.
La Grande Guerre de Troie est enfin terminée, elle a été remportée par les Grecs grâce au stratagème du Cheval de Troie leur permettant d'infiltrer la cité et de la mettre à sac. Les vainqueurs commencent à reprendre leurs embarcations pour rentrer chez eux (même si le chemin sera très compliqué pour certains : comme nous le verrons dans notre prochain dossier).
Le bateau qui ramène Ménélas et son épouse Hélène passe non loin des côtes Egyptiennes, où la magicienne Aithra interroge son coquillage omniscient et découvre les intentions meurtrières du roi qui projette de tuer sa femme, la jugeant responsable de tous ces tourments.
Le fameux duo de librettiste et compositeur formé par Hugo von Hofmannsthal et Richard Strauss s'inspire de cette histoire Homérique (et plus particulièrement d'une tragédie d'Euripide) pour créer cet opéra Hélène d'Egypte à Dresde en 1928 sous la direction de Fritz Busch.
Cet air, l'un des derniers de cet opéra, est un appel à l'aide d'Hélène (qui a découvert les plans de son époux) à la magicienne Aithra. "Bei jener Nacht" ("Cette nuit"), Hélène ici interprétée par la soprano hongroise Rose Pauly est persuadée qu'elle va perdre la vie, des mains de celui à qui elle rappelle les moments de leur rencontre, le désir qu'il éprouvait et éprouve encore pour elle, afin de le persuader de lui laisser la vie sauve.
Mettre en musique non seulement L'Iliade d'Homère mais telle que reprise dans une fameuse tragédie de Racine est un défi de taille pour le compositeur André Grétry. Principalement connu pour Richard Cœur-de-Lion (qui deviendra un cri de ralliement pour l'Ancien Régime durant la Révolution), il s'était essayé quatre ans avant cet opéra-comique, en 1780, à la tragédie lyrique avec Andromaque. La pièce de Racine, aux 1.648 alexandrins, est une ode et incantation à l'épouse et à la mère modèle : Andromaque, veuve du regretté Hector mort au combat pendant la guerre de Troie, qui doit convaincre Pyrrhus (fils d'Achille) de ne pas livrer son fils Astyanax aux Grecs : elle ira jusqu'à s'offrir à Pyrrhus pour sauver la vie de son fils.
Dans cet extrait, Pyrrhus, interprété par le ténor Sébastien Guèze, chante le phœnix, emblème de l'âge d'or et de la félicité qui renaît de ses cendres (donc pourquoi pas des ruines fumantes de Troie vaincue). Mais cette renaissance est ici sacrificielle car il s'agit de livrer Astyanax aux Grecs pour expier les meurtres commis par Hector. Andromaque, ici chantée par la mezzo-soprano Karine Deshayes, supplie Pyrrhus de constater son désespoir et d'arrêter, Pyrrhus réplicant que rien ne pourra empêcher la tragédie de s'accomplir.
L'Iliade d'Homère (VIIIe siècle av. J.-C) et la Guerre de Troie qu'elle retrace (conflit qui, s'il a vraiment eu lieu, se serait déroulé durant une décennie entre 1344 et 1150) continuent d'inspirer à travers les siècles et les millénaires. La compositrice contemporaine franco-américaine Betsy Jolas (née en 1926) crée ainsi en 1995 à Lyon l'opéra Schliemann, du nom d'Heinrich Schliemann (archéologue du XIXe siècle qui a trouvé les ruines de Troie). En 2013, la compositrice en fait un opéra de chambre, Iliade l'amour en dix tableaux créé en 2016 au Conservatoire de Paris par ses élèves.
Le milliardaire aventureux Heinrich Schliemann (1822-1890) ici incarné par le baryton Julien Clément, utilise sa fortune pour se lancer dans l’archéologie, à la recherche de la cité de Troie. L'extrait chanté, sur le bateau, montre son obsession, telle qu'elle est ici métaphoriquement incarnée par Eva Zaïcik, au point qu'il en vient à prendre sa femme pour Hélène.
Retrouvez la suite du poème homérique dans notre dossier sur L'Odyssée, puis plongez dans L'Énéide pour continuer d'explorer les mythes grecs et latins avec l'opéra.