Avec Ulysse, le mythe est de retour au Festival de Pâques d’Aix-en-Provence
Sir John Eliot Gardiner dirige le Monteverdi Choir et les English Baroque Soloists, ensemble d’instruments anciens, au Festival de Pâques avec Le Retour d'Ulysse dans sa patrie (Il Ritorno d'Ulisse in patria). Il s’agit de l'opéra le moins connu de Claudio Monteverdi, dont est fêté cette année le 450e anniversaire de la naissance. Après de nombreuses polémiques, y compris sur la paternité de l’œuvre, il est désormais admis que l'opus a été créé au tournant des années 1640 et 1641 à Venise, soit deux ans avant la mort du compositeur. Le livret de Giacomo Badoaro (1602-1654) retient la dernière partie de l’Odyssée d’Homère, intitulée « La Vengeance d’Ulysse ». Écrit en versi sciolti (poésie pour le drame), il donne une occasion éclairante d’observer les conceptions de Monteverdi en matière de poesia per musica. D’une durée de trois heures trente, l’œuvre semble atteindre le point de basculement de la renaissance polyphonique au baroque monodique, du récitatif à l'aria et du divin à l’humain.
La distribution vocale opulente, nécessaire au dédale de l’intrigue baroque, est ramenée à 15 chanteurs. Les chœurs qui les réunissent ont une belle énergie d’ensemble, une déclamation musclée ou retenue. L’interprétation emprunte au style du madrigal, cher à Monteverdi, entre fête païenne et recueillement céleste.
Le Retour d'Ulysse dans sa patrie par John Eliot Gardiner & Elsa Rooke (© Caroline Doutre)
Le prologue réunit les voix très caractérisées de la Fragilité humaine, interprétée d’une manière doucement rayonnante par le contre-ténor Carlo Vistoli, tandis que la soprano Silvia Frigato prête ses vocalises pétillantes et colorées à l'Amour. La Fortune est interprétée avec souplesse et finesse par Hana Blažíková qui s’épanouit également en Minerve. Le Temps est habité de part en part par la basse omnipotente Gianluca Buratto, qui n’assure pas moins de trois rôles. Il impressionne par la présence verticale de sa voix et l’aisance charismatique de son maintien.
Le quatuor divin nous permet de retrouver Gianluca Burrato en Neptune, dont la voix, encore plus sombre et tonnante, a l’ampleur cuivrée de l’appel à la vengeance. Hana Blažíková, longue, mince, apte à toutes les transformations physiques devient une Minerve à l’énergie solaire. Ses gestes de déesse de la sagesse, sculptés dans la statuaire antique, effectuent les opérations divines, du bout de sa voix droite et affûtée. Elle effectue sans difficulté les traits virtuoses que Monteverdi sait placer dans la bouche des divinités. Le Jupiter du baryton John Taylor Ward, fin et élancé, maîtrise et apaise les tensions grâce à une voix d’une belle fluidité et homogénéité. La soprano Francesca Boncompagni est une Junon au timbre élégamment perlé.
Le Retour d'Ulysse dans sa patrie par John Eliot Gardiner & Elsa Rooke (© Caroline Doutre)
Le trio des prétendants aligne trois tessitures, du grave à l’aigu, tel un éventail de masculinités disponibles. Gianluca Buratto sait maintenant devenir pressant, arrogant en Antinoüs, tandis que Amphinome, interprété par le ténor Gareth Treseder, se plie avec délice et finesse au style outré et ampoulé du personnage. Le Pisandre du contre-ténor Michal Czerniawski sait être à son tour mielleux et hypnotique.
Du côté des serviteurs du couple principal, apparaît très vite Mélantho, incarnée par la soprano Anna Dennis. Elle est bien cette tentatrice dévergondée à l’organe déployé, parfois triviale. Mais elle sait devenir noble quand elle énonce les lois cosmiques, pour ensuite mieux chuter dans une matière vocale d’assouvissement de ses désirs sensuels. La nourrice d’Ulysse, l’Euryclée de la soprano Francesca Biliotti, a le timbre clair d’une « vieille » femme idéale, proche de la nature, parfois légèrement grinçante ou plus charnue quand elle est aux prises avec sa conscience. Autre personnage idéal, le berger d’Ulysse, Eumée, est assuré par le ténor Francisco Fernandez-Rueda qui s’épanouit dans ce rôle tendrement solaire et bucolique d’annonciateur. Il a la voix pure et posée, les gestes francs et simples de celui qui interprète le chant de la terre. À l’opposé est Eurymaque, amant de Mélantho et prétendant fantôme. Zachary Wilder étant souffrant, il déploie une danse sensuelle mais forcément un peu édulcorée avec Mélantho, tandis que Francisco Fernandez-Rueda interprète au pied levé, près de l’orchestre avec sa partition, la partie vocale en sage récitant.
Lucile Richardot dans Le Retour d'Ulysse dans sa patrie par John Eliot Gardiner & Elsa Rooke
Irus, le mendiant boulimique et bègue, est admirablement campé par le ténor Robert Burt. Il surgit de la « basse-fosse » d’une sortie de secours pour y retourner à la fin. Il est cet individu hors cadre, qui bouscule sans précaution les limites habituelles du spectacle. Il va jusqu’à solliciter physiquement les musiciens et pleurer sur l’épaule du chef d’orchestre. Il ne chante que la bouche pleine. Il semble, en fait, manger jusqu’au chant lui-même, un chant de l’estomac, fait de borborygmes, de « sons du ventre », littéralement.
Télémaque, fils d’Ulysse et de Pénélope, dont le retour annonce celui du père, est interprété avec prestance et vigueur juvénile par le ténor Krystian Adam. Sa voix souple, aux articulations véhémentes, sait se fondre intelligemment dans celle de ses interlocuteurs et se faire tour à tour solaire, simple ou filiale.
Le Retour d'Ulysse dans sa patrie par John Eliot Gardiner & Elsa Rooke (© Caroline Doutre)
Le ténor Furio Zanasi accomplit un Ulysse constamment chantant et en mouvement, porteur de lumière et de joie. Il fait sentir le chant derrière la parole et la parole derrière le chant, grâce à son phrasé et à sa prononciation naturels. Tout à la pureté de sa jubilation, il fait oublier parfois la noblesse du personnage, qu’il retrouve dans les contrastes puissants de ses colères. Enfin, Pénélope est la soprano Lucile Richardot. Son récit psalmodique entraîne jusqu’à elle les sons graves du continuo et "prend aux tripes", de manière noble cette fois. Son timbre charnel ou gravé dans le marbre se tient à la lisière du personnage, figé à l’extérieur et vivant à l’intérieur. Elle devient, elle-même, l’arc qui va assurer la vengeance d’Ulysse, selon un code gestuel qui rappelle la double leçon d’Aristote et de Platon dans L’école d’Athènes de Raphaël, reliant le monde d’en haut et le monde d’en bas. Elle ne s’assouplit et ne refermera ses bras sur son cœur que par Ulysse et pour Ulysse. Elle se met finalement à chanter, mais à l’invitation d’Ulysse (« délie ta langue »), chant de renaissance, comme si elle était finalement un protagoniste du mythe aussi central qu’Ulysse.
L'École d'Athènes de Raphaël (1509-1510)
La conception scénique d’Elsa Rooke est envisagée en une collaboration symbiotique avec la direction musicale de Sir John Eliot Gardiner. Il s’agit d’exploiter les moindres espaces d’une scène structurée par une vaste estrade en U, à la manière des grands tableaux panoramiques d’un Véronèse, chantre chromatique de Venise. Elle cadre et crée une deuxième scène, espace d’exposition et de déplacement supplémentaire, propice aux jeux polychoraux. Pas de fosse, donc, mais un orchestre divisé en deux, à la main droite et gauche du chef, selon ses couleurs dominantes. Il assure continuo et ritournelles avec le renfort d’un instrumentarium diversifié : harpe, luth, clavecin et autres flûtes à bec. L’orchestre est ainsi théâtralisé et constitue l’unique, et ô combien authentique, dimension historique du décor. Il assure l’authenticité même de la musique, le « contrat » de reconstitution qui s’attache à l’exhumation des œuvres de musique ancienne. Il sécrète un espace-temps, sorte de milieu amniotique, dans lequel coexistent le sacré et le profane, la représentation et la réalité. Toute relation frontale avec les chanteurs a disparu. Le chef cale, à l’oreille, les rendez-vous du continuo sur les lignes vocales, depuis la seule nécessité interne du phrasé. De même, il ne semble pas diriger les musiciens, mais modeler directement la matière sonore et visuelle. Elle est alors infiniment ductile et précise, comme les glissandi dignes d’un Xenakis qui accompagnent les prodiges.
Le Retour d'Ulysse dans sa patrie par John Eliot Gardiner & Elsa Rooke (© Caroline Doutre)
La précision de son tactus (battue de la mesure) retient et fait avancer les excroissances instrumentales selon la mesure intérieure du chant et de ses nécessités expressives. Le choix de la continuité se retrouve à tous les niveaux, pour une œuvre qui ne peut supporter l’absence de représentation puisqu’elle tire sa raison d’être du stile rappresentativo. Se tenant au centre exact de la scène, le chef est à la fois le nombril et le cœur imperturbablement vivant de ce cosmos, Deus ex machina qui entre et sort de scène entre les actes, selon les codes du concert habituel. Les chanteurs surgissent et disparaissent à la faveur d’un jeu d’ombre et de lumière efficace, fixant les scènes comme des instantanés. Ils sont la part ambulatoire des musiciens et jouent avec eux, y compris tactilement, au sein d’un même espace vibratoire.
Les costumes s’attachent aux corps selon un double registre : celui des Anciens et des Modernes. Les dieux sont en tenue de cocktail, costumes trois pièces et robes en satin. Les hommes revêtent les habits traditionnels d’une antiquité rêvée. Les drapés de statuaire des unes, les livrées de berger des autres, la suggèrent à la manière douce d’un Nicolas Poussin (Et ego in Arcadia) ou plus sensuellement colorée des peintres vénitiens du seicento (1600).
Poussin Et in Arcadia ego - Les Bergers d'Arcadie
Retrouvez notre compte-rendu du Retour d'Ulysse dans sa patrie, avec Villazon et Kožená au TCE.